Moins deux degrés au thermomètre à 17 heures. Ce mercredi soir de décembre, sur la région lilloise, le niveau 2 du plan grand froid a été déclenché. Au pavillon n° 5 de l’établissement public de santé mentale (EPSM) d’Armentières, Johann Taczynski, moniteuréducateur, décroche le téléphone et prévient le 115 qu’il dispose de deux places dans son accueil d’urgence, géré depuis 2002 par l’Armée du salut. Ici, les 40 places de niveau 1, réservées aux hommes seuls, sont ouvertes dès que les températures sont négatives la nuit, c’est-à-dire du 3 novembre jusqu’à la fin de la saison hivernale, le 30 mars. L’atout de cet hébergement est sa stabilité. Il ne connaît pas les ruptures des accueils de niveau 2 ou 3, qui ferment trois ou quatre jours, parfois plus, lorsque le temps se radoucit et que les températures négatives ne sont plus atteintes en journée. Ce qui veut dire qu’un suivi social peut se mettre en place au pavillon n° 5, même si le but premier de la structure est la mise à l’abri des personnes en situation de précarité.
En 2009, le pavillon n° 5 a accueilli un total de 274 personnes. Pour ce faire, l’équipe éducative réunit cinq professionnels (trois éducateurs spécialisés, un moniteur-éducateur et un auxiliaire socio-éducatif non diplômé), dirigés par Elias Tabachery, éducateur spécialisé, qui prépare son certificat d’aptitude aux fonctions d’encadrement et de responsable d’unité d’intervention sociale (Caferuis). Tous travaillent de 16 heures à 22 heures et, une semaine sur quatre, de 7 heures à 10 heures, puis de 16 heures à 19 heures. Ils interviennent aussi le week-end une semaine sur deux, avec deux jours de repos hebdomadaires. Au total, chacun d’eux assure 30 heures par semaine. La structure est ouverte tous les jours de la semaine, de 17 heures à 9 heures du matin. « Nous arrêtons l’accueil à 20 heures. Et le week-end, nous accueillons du vendredi 17 heures au lundi 9 heures », précise le chef de service.
« La porte d’entrée de la structure, c’est le 115, explique Elias Tabachery, détaillant les modalités d’accueil. Quand un nouvel arrivant nous est envoyé, nous lui proposons un contrat de quinze jours renouvelable et nous lui ouvrons un dossier. » Une action qui ne peut être proposée par tous les accueils d’urgence. « Nous déblayons le terrain pour ceux qui arrivent sans papiers administratifs. Nous nous occupons de l’ouverture de leurs droits, tels que la CMU. Beaucoup ne l’ont pas », souligne Cécilia Anceau, éducatrice spécialisée. S’il n’est pas possible de réorienter la personne aidée vers une structure d’accueil plus pérenne, tel un accueil d’urgence stabilisé ou un centre d’hébergement et de réinsertion sociale (CHRS), celle-ci peut rester jusqu’au 30 mars. Mais pas à n’importe quelles conditions. « Au bout de deux nuits d’absence sans justification, on redonne la place au 115, précise Elias Tabachery. Nous avons un turn-over de deux ou trois personnes par jour, ce qui est peu. » Certains sont même des habitués, que le chef de service voit revenir chaque année depuis la création de la structure, voilà huit ans. Comme cet homme à qui il demande de ses nouvelles et qui sort son téléphone portable pour montrer une photo de sa fille âgée de 10 ans, avec laquelle il a renoué contact. « Quand je suis parti de la maison, elle n’avait pas 18 mois. »
La sonnette résonne. Johann Taczynski va ouvrir. Les entrées sont contrôlées pour éviter les va-et-vient et limiter les nuisances pour les malades et les soignants de l’hôpital psychiatrique. Ce qui n’empêche pas les problèmes de voisinage, notamment à la cafétéria, avec ceux qui fument et laissent traîner leurs mégots. La propreté du lieu est irréprochable, même si les papiers peints ne sont pas dans le meilleur état et que le mobilier paraît sommaire. « Il est difficile de leur demander de travailler sur leur hygiène si le local n’est pas propre », glisse le chef de service. Une fois par semaine, les personnes hébergées doivent descendre draps et couvertures, pour les échanger contre du linge propre. Un lave-linge est à leur disposition, il suffit de s’inscrire sur le planning.
Peu à peu, en fin de journée, les résidents convergent. Les arrivées se font par vagues, au rythme des bus qui reviennent de Lille. Armentières est distant de 18 kilomètres du centre-ville lillois, là où la manche se montre la plus rentable et où sont centralisés les services administratifs. L’Armée du salut avait bien tenté, voici quelques années, de mettre en place une navette, mais l’expérimentation s’est révélée peu pratique : les gens à la rue avaient du mal à respecter la grille horaire et le chauffeur se voyait contraint à de nombreux allers-retours. L’heure limite de l’accueil, à 20 heures, correspond à l’horaire du dernier bus. Néanmoins, si la personne à la rue prévient les éducateurs de service d’une arrivée plus tardive par un appel gratuit au 115, la porte lui est ouverte et son repas mis de côté. La mise à l’abri, pour être efficace, doit rester souple.
La première chose que font les hommes en arrivant est de boire un café bien chaud. Une Thermos les attend dans le hall d’entrée. Puis ils défilent dans le bureau des éducateurs. Ceux-ci les vouvoient, en les appelant « monsieur » suivi de leur nom de famille. Une marque de respect et de reconnaissance importante. Les résidents viennent déposer leurs affaires dans une pièce fermée où ils ne peuvent accéder qu’avec un encadrant. C’est aussi le moment où ils échangent leurs tickets utilisés dans la journée dans les transports en commun contre un nouvel aller-retour, délivré gratuitement par l’Armée du salut. Tous ont des gants aux mains et des blousons chauds. Ils ont tous les âges, de 18 à 74 ans. Marcel Gautier, le doyen, est un habitué. Il apprécie le lieu car « ici, c’est gratuit, alors que dans d’autres structures, il faut payer selon les ressources ». Certains ont la démarche incertaine, ivresse ou médicaments, on ne sait pas. L’accueil s’effectue de façon inconditionnelle, sans critères de comportement. « C’est un accueil à bas seuil, sans obligation de suivi », rappelle Johann Taczynski. Même si le règlement doit être respecté : pas d’alcool ni de drogues à l’intérieur de l’établissement. « Les personnes aidées sont pour la plupart très alcoolisées, et c’est bien que l’équipe soit en nombre », précise le chef de service. Au moins jusqu’au repas, qui se tient entre 19 heures et 19 h 30, il fait en sorte que trois travailleurs sociaux au moins soient présents. « Ils doivent faire face à un grand nombre de demandes. A deux, il est difficile de gérer à la fois l’administratif et la distribution des plats réchauffés, et d’être présent dans les étages. » Toufik Lamri, auxiliaire socio-éducatif qui fait fonction de moniteur-éducateur, confirme : « Quand ils arrivent, ils ont besoin de parler avec quelqu’un. » L’accueil ne fait cependant pas le plein tous les soirs. En début de mois, il y a moins de monde car, quand les prestations sociales tombent, les gens hébergés s’offrent une ou deux nuits d’hôtel. C’est aussi la période où ils s’alcoolisent le plus.
Ce mercredi soir, tout le monde va se coucher dès 20 heures. Ereintées par une journée passée dans le froid vif, les personnes hébergées ont demandé pour la plupart l’extinction des feux. Après avoir mangé les repas livrés par la cuisine de l’EPSM, elles passent chercher leur lecteur de DVD portable. Les éducateurs les gardent sous clé, dans des casiers individuels. Tous, ou presque, en ont un et regardent un film, en individuel, au chaud sous leurs draps. Des films d’action ou des clips vidéo. La salle de télévision est désertée, sauf les soirs de match de football. Ils dorment dans l’une des huit chambres de deux, trois ou quatre lits, ou dans l’un des trois petits dortoirs de cinq ou six places. « On pourrait mettre plus de lits, mais 12 personnes dans un dortoir, avec deux qui ne dorment pas, cela peut devenir explosif, c’est une Cocotte-minute potentielle », confie Bruno Guibout, le directeur de la Fondation de l’Armée du salut à Lille (1). L’équipe éducative quitte la structure à 22 heures et un veilleur de nuit, salarié d’une société extérieure, prend le relais.
Il règne à l’accueil une certaine tranquillité, parmi ces hommes sortis de la nuit et du froid, qui apprécient de discuter à bâtons rompus avant d’aller chercher leur kit d’hygiène (shampooing, savon, dentifrice, mousse à raser). Mais l’ambiance peut se tendre à tout moment. Comme lorsque Julien (2) surgit, furieux, dans le bureau des éducateurs. Il a retrouvé un de ses copensionnaires en train de fouiller dans ses affaires. « Il cherchait mon traitement de Subutex, proteste-t-il, mais manque de bol, je l’ai toujours sur moi. » Il tapote son blouson, à l’emplacement de la poche intérieure. Son partenaire de chambrée compatit : « Moi, on m’a volé 14 paires de chaussettes. » Grâce à l’intervention des éducateurs, Julien se calme et part prendre une douche. L’incident est consigné dans le cahier de liaison – un outil important qui aide les membres de l’équipe à se tenir en permanence informés de l’évolution des situations.
Le vol représente une angoisse constante pour les sans-domicile-fixe. Souvent, ils préfèrent garder ce qui leur est précieux sur eux, dans leurs poches et dorment habillés. L’équipe tente de sécuriser l’accueil au maximum, ce qui explique les lieux de stockage protégés, mis à disposition dans le bureau des éducateurs. Même le local du lave-linge est fermé à clé, pour éviter que les vêtements ne soient dérobés à la fin du cycle de nettoyage. Un travailleur social accompagne la personne quand elle veut récupérer ses affaires. « Nous essayons de décoller l’étiquette qui veut qu’accueil d’urgence rime avec insécurité. Parmi les sans-abri, il y a des personnes très fragiles, qui ont vraiment besoin de se reposer. Si elles prennent peur, elles ne viennent plus », regrette Elias Tabachery. Mais rien n’y fait. « Nous sommes tout le temps sur le qui-vive », témoigne Adrien (2), âgé de 23 ans, qui a quitté le domicile familial depuis dix jours et s’est retrouvé dehors sans argent. Il n’a qu’une volonté, sortir de la rue et reconstruire une vie loin de chez lui.
Au pavillon n° 5, la moyenne d’âge des usagers reste basse (pour ce premier mois d’accueil, elle n’a pas dépassé 34 ans), mais le temps qu’ils ont passé à la rue est très variable. Car si l’on trouve ici une majorité de grands marginaux, on y rencontre aussi des jeunes errants, des Roumains qui vivotent de la vente de journaux de SDF ou des travailleurs saisonniers qui montent dans le Nord dans l’espoir de trouver un petit boulot. Ainsi, Franck (2), ce soir-là, sera le seul à utiliser l’ordinateur branché sur Internet à la disposition des pensionnaires : cet après-midi, il a repéré une offre d’emploi à laquelle il veut postuler. Quand des personnes aux profils différents, tels que le sien ou celui d’Adrien, viennent chercher un hébergement, l’équipe d’éducateurs essaie de faire en sorte qu’elles restent le moins longtemps possible dans l’accueil d’urgence, « afin qu’elles n’y prennent pas leurs habitudes, explique Elias Tabachery. Pour certains, il suffit qu’on leur tende la perche une fois et on ne les revoit plus. »
Ce n’est pas le cas de Frédéric Dubois, 23 ans, dont neuf années de foyers et de rue. Il dit simplement qu’il aimerait vivre dans un lieu qui lui appartienne, et lâche, sérieux : « Je me fais vieux. » Il affiche de bonnes résolutions pour la nouvelle année, et veut décrocher une chambre en CHRS. Sa référente, Cécilia Anceau, lui rappelle qu’il a déjà quitté une place qu’on lui avait trouvée. « Cette fois-ci, je ne repartirai pas », affirme-t-il. Elle insiste, en douceur : « Il vaut mieux prendre le temps, pour ne pas se casser la figure. » Nombre d’entre eux ont suivi plusieurs fois le parcours de l’insertion, certains jusqu’au logement autonome, pour retomber ensuite dans l’accueil d’urgence hivernal.
La diversité des personnes accueillies constitue un handicap pour l’équipe : impossible de monter un projet socio-éducatif global, il faut travailler au cas par cas. Il est de même difficile de faire face aux pathologies mentales de certaines personnes hébergées. « C’est dur, car nous ne pouvons pas répondre avec nos outils à leurs demandes, et la psychiatrie ne les veut plus dans ses murs », constate Cécilia Anceau. Une autre situation douloureuse est celle des personnes à la rue en fin de vie, qui nécessiteraient un suivi médical. Des lits d’accueil médicalisé existent sur la métropole, mais comment faire pour les maladies chroniques qui n’ont pas non plus leur place aux urgences ? Tous les mercredis après-midi, une réunion de service se tient avant l’ouverture au public, afin de de partager les questions, les conseils, les points de vue, et d’anticiper les problèmes organisationnels. « Quand une personne aidée arrive en CHRS, un travail a déjà été fait : elle est moins marquée. Mais l’urgence, telle que nous la gérons aujourd’hui, ce sont des gens qui viennent tout droit de la rue, fortement désocialisés, avec des gros problèmes d’hygiène. C’est beaucoup plus difficile », remarque Elias Tabachery, qui travaille également en accueil de jour à Dunkerque. « La plupart d’entre eux n’attendent plus rien des travailleurs sociaux. On les voit seulement parce qu’il fait froid. Sinon, ils vivent dans des squats. » Ce qu’il faut respecter, selon l’équipe. « Ils ont le droit de dire : “Je n’ai pas envie qu’on m’embête avec des démarches administratives, je veux juste un endroit chaud.” Si la personne n’a pas cette envie, les démarches ne vont pas aboutir. Est-ce le moment de lui ajouter à nouveau un échec ? », interroge le chef de service.
Mais le principal écueil du dispositif d’urgence demeure son manque de pérennité. Bruno Guibout, le directeur de la Fondation, sait qu’il repart chaque année pour un round de négociations. D’abord pour la convention de financement de la nouvelle campagne hivernale qu’il doit signer avec l’Etat. Les cinq mois d’ouverture du pavillon n° 5 représentent un budget global de 303 000 €, salaires inclus. Il lui faut ensuite signer avec l’EPSM d’Armentières la convention de mise à disposition des locaux et des prestations de nettoyage et de livraison des repas. Une collaboration à préserver, ce qui implique de limiter les nuisances pour les patients et les personnels soignants. Un lieu a ainsi été défini pour la pause cigarette, dans une cour à l’arrière de la structure, afin d’éviter les éclats de voix sous les fenêtres de l’hôpital. Cependant, rien n’est jamais acquis, surtout en période de restrictions budgétaires. La préfecture du Nord finance aujourd’hui 812 places de mise à l’abri, dans le cadre du dispositif hivernal d’hébergement d’urgence. Mais qu’en sera-t-il l’année prochaine ?
Les travailleurs sociaux sont eux-mêmes en situation de précarité, avec un contrat de travail de cinq mois. Elias Tabachery soupire : « Chaque campagne hivernale, c’est une équipe à retrouver. » Et une adaptation au règlement et à la structure à prévoir, avant l’ouverture. Cette année, il a eu de la chance, tous les anciens de l’année dernière, disponibles, ont accepté de renouveler l’expérience. Pour certains, ce sont de jeunes éducateurs qui n’ont pas encore trouvé de postes stables ou qui se contentent de ce mi-temps. Bruno Clément, éducateur spécialisé, a été, quant à lui, directeur d’un centre social, puis chef d’entreprise, avant de revenir au travail social. C’est pour lui le complément d’un autre temps partiel, qu’il espère voir se transformer en CDI à temps plein. Pour Elias Tabachery, l’ouverture de l’accueil d’urgence signifie une surcharge de travail, puisqu’il continue à tenir son poste à l’accueil de jour de Dunkerque. « La période hivernale est plus tendue, reconnaît Bruno Guibout. Des lieux ouvrent en plus, et nous avons aussi la distribution de 50 repas chauds par jour qui s’ajoute sur notre centre de Lille. » Ce qui complique la gestion des ressources humaines.
Chaque 30 mars, le couperet tombe, le pavillon n° 5 clôt ses portes : « C’est une déchirure », confie l’un des travailleurs sociaux. « L’accueil est trop ponctuel, analyse pour sa part Bruno Clément. On arrive à élaborer une démarche, car la période de froid est favorable, les personnes à la rue sont en demande. Mais dès qu’il fait beau, tout le monde s’éparpille, les sans-domicile-fixe comme les salariés. Il est difficile de passer le relais. Un sans-abri avait, par exemple, commencé une progression, on avait un espoir, puis on le retrouve encore cette année. » Dans le dispositif d’urgence, estime-t-il, il manque un palier : « On ne peut traiter que le haut du panier. Pour ceux dont les problématiques sont les moins lourdes, on peut trouver des solutions. Pour les autres, même la stabilisation est déjà trop contraignante, ils ne tiennent que quelques jours. Il faudrait pérenniser l’accueil d’urgence et le mettre en cohérence avec les autres modes d’accueil. »
(1) Fondation Armée du salut : 48, rue de Valenciennes – 59000 Lille – Tél. 03 20 52 69 95.
(2) Le prénom de l’usager a été modifié.