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« Il ne peut y avoir de désobéissance sans collectif »

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Ils ne veulent pas faire le « sale boulot » que l’on attend d’eux. Ils, ce sont ces agents des services publics qui ont décidé de résister, de désobéir au rouleau compresseur de la réforme de l’Etat. La journaliste Elisabeth Weissman a enquêté sur eux dans son livre « La désobéissance éthique », préfacé par un certain Stéphane Hessel…

Comment vous êtes-vous intéressée aux « désobéisseurs »?

C’est venu d’un sujet à la radio sur un professeur des écoles qui avait écrit à son inspecteur d’académie. Il lui signalait que, en conscience, il n’appliquerait pas des réformes qui, selon lui, entraînaient une déconstruction de l’école publique républicaine. Cet acte de désobéissance ouvertement proclamé m’a beaucoup intéressée. Il y a eu aussi l’Appel des appels, dans le lancement duquel j’étais impliquée, qui a constitué une caisse de résonance des désespérances sociales constatées par les agents des services publics. Il m’a semblé qu’il y avait là quelque chose en train d’émerger en opposition au néolibéralisme actuel et à ses effets désastreux, notamment au travers de la révision générale des politiques publiques.

A-t-on une idée de l’ampleur du mouvement ?

Chez les enseignants, environ 3 000 désobéisseurs se sont déclarés en tant que tels. Au-delà, le phénomène est très difficile à évaluer car, à côté des actes répondant aux critères objectifs de la désobéissance civile, il existe une nébuleuse de microrésistances (contournement de règles, subversions du système) qui ne s’affichent pas et sont impossibles à comptabiliser. Une conseillère de Pôle emploi me racontait ainsi qu’elle trichait pour éviter de devoir radier des demandeurs d’emploi. Elle en était très culpabi­lisée, se sentant en porte à faux par rapport à l’institu­tion. Cela n’était pas de sa part un acte de résistance, mais simplement humain. Toutes ces microrésistances ne peuvent être recensées, mais révèlent un refus profond de ce qu’on est en train d’imposer aux agents des services publics. Evidemment, ce démantèlement de l’Etat n’est pas né avec Nicolas Sarkozy, mais c’est la décision de ne pas remplacer un fonctionnaire sur deux partant à la retraite qui, avec le nouveau management public, est à l’origine de l’essentiel de la souffrance exprimée par les agents des services publics.

Quelle est la démarche des désobéisseurs ?

Elle est politique, au sens noble du terme, leur objectif étant de faire connaître publiquement leurs désaccords. Quitte à s’exposer à des sanctions, qui constituent d’ailleurs, lorsqu’elles surviennent, une reconnaissance de leur acte. Les enseignants désobéisseurs, pour prendre leur exemple, expliquent qu’ils refusent de faire passer les évaluations aux élèves, de renseigner le système informatique « base-élèves » et de mettre en œuvre l’aide personnalisée dans les conditions imposées par leur hiérarchie. Ils contestent la norme pour pouvoir obtenir son abrogation. La nouveauté, par rapport aux mouvements de désobéissance civile classiques, est que cela se passe dans le champ professionnel. Les désobéisseurs s’adressent à l’Etat employeur pour lui dire : « Nous n’appliquerons pas vos lois et vos directives parce qu’elles sont iniques et injustes. »

Dans quels autres secteurs se manifestent-ils ?

On les trouve à EDF, avec les Robins des bois qui, depuis 2004, rétablissent le courant de foyers coupés pour raison d’impayés. Ces actions sont collectives, décidées en assemblées générales et signées au nom de la CGT-EDF, afin d’éviter que les abonnés concernés soient poursuivis pour fraude. L’Office national des forêts a lui aussi ses désobéisseurs, même s’ils ne sont pas connus du grand public. Ils pratiquent la grève du zèle, refusant de marquer les arbres destinés à la coupe. En raison de l’important désengagement de l’Etat du budget de l’ONF, on leur demande de surexploiter la forêt en coupant des arbres pas encore arrivés à maturité. Dans des administrations comme la police, en revanche, il est impossible de s’afficher désobéisseur, mais j’ai eu connaissance, chez certains policiers, d’une opposition déguisée de la politique du chiffre, avec le refus de coller des PV à tout va ou de mettre les gens en garde à vue au moindre prétexte. De même, des gardiens de la paix et des officiers de police judiciaire commettent sciemment des erreurs de procédures afin d’empêcher que des gens soient expulsés. Mais ils se gardent bien de le revendiquer.

Le phénomène existe-t-il dans le travail social ?

Je n’ai pas enquêté dans ce secteur, mais j’ai rencontré des professionnels de la protection judiciaire de la jeunesse qui me disaient à quel point ils se sentaient frustrés de ne pouvoir développer le côté préventif de leur action. Car on voit bien que le fil conducteur des réformes actuelles, c’est la systématisation de la répression. Les infirmiers psychiatres, par exemple, se sentent pris au piège d’une politique sécuritaire qui les empêche d’assurer leur fonction de soignants. Leur mode de résistance consiste à revendiquer du temps pour accompagner les patients. Dans le nouveau management néolibéral, où tout doit être comptabilisé, il est en effet hautement subversif de revendiquer du temps. Surtout dans un contexte de réduction des effectifs. Ces infirmiers psychiatriques sont, bien sûr, considérés comme des rebelles. A l’image de cette jeune infirmière en psychiatrie convoquée par son cadre de santé, qui lui reprochait de passer trop de temps avec les patients. Face à son refus d’obtempérer, elle a été mutée.

Pourquoi les syndicats ont-ils autant de mal à relayer cette forme de résistance ?

Plusieurs hypothèses peuvent expliquer cette frilosité. D’abord, le fait que la désobéissance est éminemment politique, alors que les syndicats sont, actuellement, absents du débat politique. Ils sont, me semble-t-il, dans un syndicalisme d’accompagnement de la crise plutôt que de lutte. La deuxième raison est qu’ils ont peur de l’illégalité que suppose la désobéissance. Enfin, ils marquent à tort ce type d’action du sceau de l’individualisme. Or la désobéissance a, au contraire, pour vocation d’être collective. Il s’agit de créer du rapport de force, et désobéir seul dans son coin ne suffit pas. C’est même risqué, compte tenu des sanctions possibles. Je pense aussi que les syndicats tombent dans le piège de l’individualisation tendu par le nouveau management. On rend chacun responsable de son destin professionnel, on produit du malaise, puis on signe avec les syndicats des accords de gestion des risques psychosociaux. Mais la souffrance, si elle ne s’incarne pas dans une lutte, finit par se retourner contre l’individu. La désobéissance est, de ce point de vue, une réaction plutôt saine. A condition d’être dans une situation de relative sécurité de l’emploi. Une femme seule avec des enfants et en contrat précaire va y réfléchir à deux fois avant de désobéir.

La désobéissance a-t-elle des bases juridiques ?

Aucune. Elle a été théorisée par des philosophes, comme David Thoreau, au XIXe siècle, auteur de La désobéissance civile, qui avait refusé de payer ses impôts afin de protester contre le maintien du système esclavagiste aux Etats-Unis. Mais le droit à la désobéissance n’a jamais été inscrit dans les textes, même si certains se réfèrent à l’article 2 de la déclaration des droits de l’Homme, qui reconnaît le droit à la résistance à l’oppression. Le problème est que tout cela reste très subjectif. Peut-on considérer que nous vivons dans un régime d’oppression ? Serge Portelli, vice-président du tribunal de grande instance de Paris, estime que si nous ne vivons pas dans un régime fasciste, nous flirtons néanmoins avec la limite en raison d’atteintes avérées aux droits de l’Homme. Mais ce n’est qu’un point de vue.

Justement, ne court-on pas le risque de voir chacun définir ses propres règles dans son coin ?

C’est l’un des arguments que l’on peut retenir contre la désobéissance. Et c’est aussi pour cette raison que les désobéisseurs se réfèrent à différents textes, tels que la déclaration des droits de l’Homme ou celle des droits de l’Enfant. Ils ne prétendent pas détenir la vérité, mais estiment agir au nom de la justice. Il n’en demeure pas moins que leur démarche renvoie à leur conscience, par définition très subjective, et ils prennent forcément le risque de se tromper. Toutefois, et c’est un garde-fou, ils s’exposent à des sanctions pour défendre l’intérêt général.

La désobéissance est-elle vouée à rester une forme de lutte marginale ?

En tout cas, elle rencontre un large écho chez les gens. Car il y a une très grande souffrance en ce moment dans les services publics, et cela ne va pas s’arranger. Mais pour que la désobéissance s’étende, il faut des leaders, à l’image d’Alain Refalo, le premier enseignant à déclarer publiquement sa désobéissance. Il faut des gens dont l’action a valeur d’exemplarité. Et il faut absolument que les syndicats s’emparent de cette forme de lutte. Il ne peut pas y avoir de désobéissance sans collectif.

REPÈRES

Journaliste et essayiste, Elisabeth Weissman publie La désobéissance éthique (Ed. Stock, 2010). Elle est également l’auteur de La nouvelle guerre du sexe (Ed. Stock, 2008).

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