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Où sont les filles ?

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Née au tournant de la Seconde Guerre mondiale, la prévention spécialisée s’est structurée autour du travail de rue. Les filles qui sont moins visibles que les garçons dans les espaces publics n’ont, longtemps, pas vraiment attiré l’attention. Un faisceau d’évolutions contribue à modifier la donne. Les équipes éducatives s’efforcent donc d’adapter leurs pratiques pour rencontrer le public féminin et, si possible, aider les jeunes des deux sexes à sortir des visions stéréotypées des rapports de genre.

Pendant presque un siècle, l’expression « suffrage universel » a escamoté le fait que les femmes étaient exclues du droit de vote (1). Parler de fa­çon indifférenciée « des jeunes » pour évoquer le public de la prévention spécialisée entretient le même type d’occultation : en réalité, les jeunes en question sont très majoritairement des garçons. Ces derniers représentent dans la capitale les deux tiers des effectifs accompagnés par l’ensemble des 16 organisations membres de l’Union parisienne de la prévention spécialisée (UPPS), signalait Rachida Azougue, sa vice-présidente, lors des journées d’étude organisées en novembre par la Convention nationale des associations de protection de l’enfant (CNAPE) (2). Dans la Seine-Saint-Denis, Josette Magne, chef de service éducatif qui a réalisé une recher­che approfondie sur la place des filles en prévention spécialisée, pointe la même disproportion (3). Celle-ci n’est pas interrogée par les textes de référence du secteur, qui parlent abondamment des « jeunes » et des « groupes de jeunes », mais ne font quasiment jamais allusion aux filles, ni aux problématiques de mixité. Un silence qui laisse entendre que le travail à mener avec les filles et sur les rapports de genre reste de l’ordre de l’impensé.

L’intérêt porté au public féminin par la prévention spécialisée a cependant crû au cours des dernières décennies, souligne le sociologue Patrick Dubéchot, responsable du centre de recherches et d’études en action sociale de l’Ecole supérieure de ­travail social de Paris (ETSUP). Au vu d’une quinzaine de rapports d’activité d’associations de prévention échelonnés dans le temps, il constate une absence presque totale du mot « filles » à la fin des années 1970 et au début des années 1980 (4). Au plan quantitatif, la présence des intéressées dans les effectifs pris en charge tournait alors autour de 10-15 %. « Les filles, en tant que catégorie spécifique et groupe, apparaissent dans les écrits à la fin des années 1980 », note le sociologue, précisant qu’au cours de la décennie suivante, les adolescentes constituent, pour certaines équipes, une part « non négligeable » des accompagnements éducatifs. Dans les années 2000, la proportion de filles, qui se dégage du petit échantillon de documents consultés, va de 25 à 39 %. De manière concomitante, la démographie de l’emploi en prévention spécialisée s’est beaucoup modifiée, précise Patrick Dubéchot. Dans les années 1970, les hommes étaient largement majoritaires dans ce champ d’intervention, alors que, depuis une dizaine d’années, la parité est de mise (5). Or cette présence plus importante des éducatrices n’est pas sans incidence sur l’orientation des actions en direction des filles.

Le contact avec celles-ci est également favorisé par le fait de s’adresser désormais à des préadolescent(e)s. « Depuis le début des années 1990, les équipes de prévention spécialisée alertent sur un rajeunissement de la délinquance. Ce constat s’est répandu dans d’autres sphères qui observent la jeunesse et nombre de conseils généraux incitent, voire orientent l’action de la prévention spécialisée vers un public plus jeune », explique Patrick Dubéchot. C’est par exemple le cas dans la Seine-Saint-Denis où, entre 2002 et 2006, les 10-16 ans étaient définis comme une priorité. Or, selon les moyennes établies par Josette Magne sur les neuf associations de prévention du département, les adolescentes se sont avérées proportionnellement les plus nombreuses parmi les plus jeunes de cette tranche d’âge : elles re­présentaient 40 % des accompagnements chez les 10-11 ans, 37 % chez les 12-13 ans, et 36 % chez les 14-15 ans. Les écarts entre les filles et les garçons se creusaient ensuite progressivement, pour atteindre le taux de féminisation le plus bas chez les 19-21 ans (22,5 % de filles), avant de remonter sensiblement chez les plus de 22 ans (26 % de filles).

Les filles les plus jeunes subissent moins la pression culturelle des familles que leurs aînées, qui sont souvent en grande souffrance, commente Rachida Azougue. Même si ces dernières « semblent moins touchées que les garçons par les problèmes de déscolarisation, elles sont parfois en conflit avec leur famille, ce qui nécessite des périodes de rupture temporaire, parfois d’éloignement (en cas de tentatives de mariage forcé) », explique la vice-présidente de l’UPPS. Certaines jeunes majeures expriment leur mal-vivre sur le registre de la dépression. « Elles, qui sont si souvent mobilisées pour les accompagnements et démarches des plus petits aux plus grands membres de la famille, disent “avoir mal à la tête” qu’on ne parle que de leurs frères. » D’autres sont dans des conduites à risque. Addictions, pratiques sexuelles non maîtrisées, participation à des actes d’incivilité, ces jeunes femmes se révèlent « vulnérables et souvent à la merci des garçons qui les instrumentalisent dans leurs activités illicites », ajoute Rachida Azougue.

De fait, les jeunes filles qui sortent aujourd’hui de l’ombre sont à la fois « ces “crapuleuses” que l’on dit de plus en plus violentes » (voir encadré ci-dessous) et « les invisibles des quartiers populaires, reléguées au second plan cependant que les garçons investissent la rue », souligne Fabienne Quiriau, directrice générale de la CNAPE. Précisément, parce que la prévention spécialisée s’est construite sur le travail de rue et que les filles y sont moins présentes que les garçons, les équipes éducatives doivent trouver d’autres moyens de les rencontrer. Elles le font de différentes manières, explique Monique Leroux, sociologue qui a effectué en 2004-2005, pour le conseil général de Seine-Saint-Denis, une étude pionnière sur les conditions d’intervention de la prévention spécialisée auprès des publics féminins (6). Par exemple, en investissant les lieux de vie des intéressées – établissements scolaires, maisons de quartier, centres socio-culturels – et en initiant, à l’extérieur, le montage partenarial de manifestations ponctuelles, comme un défilé de mode, un spectacle hip-hop ou un rallye-sida. De tels événements constituent « un outil de médiatisation locale d’une équipe, tant en direction des jeunes du quartier que des partenaires », explique la sociologue. A ce titre, ils permettent « d’insister sur le fait, pas toujours évident, qu’une équipe de prévention spécialisée s’adresse tout autant aux filles qu’aux garçons ». Par ailleurs, si les adolescentes stationnent moins que les garçons dans les espaces publics, elles n’en sont pas totalement absentes et il ne s’agit pas d’abandonner le travail de rue qui reste très pertinent pour accéder aux filles en difficulté, précise Monique Leroux. En effet, ces espaces présentent l’avantage d’être détachés de tout cadre et ils offrent, de ce fait, l’opportunité de créer des relations inter-individuelles. En outre, les professionnels que Monique Leroux a rencontrés ne sont pas à court d’idées pour diversifier leurs stratégies d’approche. Ainsi, la voiture de fonction, clairement repérable et repérée, peut faire office de local ambulant. « Les éducateurs hommes limitent son usage pour ne pas avoir à faire le taxi et parce qu’avec les filles, la proximité corporelle est susceptible de poser problème », commente la sociologue. Cette question ne se pose pas à l’éducatrice de l’équipe concernée qui utilise le véhicule comme un lieu de rencontre apprécié des intéressées pour la confidentialité dont elles y bénéficient. Autre moyen de communication prisé par les jeunes : le téléphone portable. Il apparaît comme un nouvel espace relationnel avec les filles, explique Monique Leroux. Ces dernières « accèdent au numéro personnel des éducs par l’intermédiaire de professionnels et, surtout, par le bouche-à-oreille de la fratrie, des amies ou éventuellement des parents », et des entrées en relation ou des suivis de contacts ont lieu par ce « fil ».

«  Rien n’est jamais acquis »

On pourrait multiplier les exemples témoignant de l’inventivité déployée par les équipes éducatives pour s’adapter aux problématiques des filles. Les professionnels savent aussi se montrer vigilants à l’égard des réactions des grands frères. Il faut souvent s’efforcer de les convaincre que leurs sœurs peuvent participer à une fête de quartier ou à un séjour « sans perdre leur réputation », explique Rachida Azougue, précisant que ces négociations ne débouchent pas toujours sur un résultat positif. Un patient travail de mise en confiance des parents est également nécessaire, qui se construit dans la durée. « Cependant, rien n’est jamais acquis », constate Rachida Azougue, qui note une crispation accrue des familles depuis quelques années. « Il y a quinze ans, on ne nous aurait jamais dit : pas de camp mixte pour des adolescentes de 11-13 ans », affirme-t-elle. A Nancy, Monique Perrin, responsable de l’équipe de prévention spécialisée Jeunes et Cité, se dit également « affolée devant la régression actuelle ». Dans le même quartier de la ville, où vit une importante population d’origine immigrée, Monique Perrin avait facilement pu travailler avec les filles, il y a trente ans. Aujourd’hui, les adolescentes n’ont plus le droit de passer une nuit en dehors du foyer familial.

Tâches ménagères, surveillance des petits frères et sœurs et, plus largement, contrôle de leur autonomie : dans l’ensemble, les filles des milieux populaires sont soumises à des contraintes familiales fortes et elles doivent se montrer rusées pour conquérir des espaces de liberté en dehors du quartier. Comment ? Par exemple, en se trouvant un lycée professionnel à l’autre bout de Paris, répond la vice-présidente de l’UPPS. De leur côté, les équipes ont une carte maîtresse à jouer pour travailler avec ces jeunes : celle de la mixité professionnelle. La présence d’éducatrices permet de rassurer les parents, de tenir compte des logiques électives qui conduisent les filles – comme les garçons – à préférer engager la relation avec des intervenants de leur sexe et, partant, d’initier des actions en direction des adolescentes auxquelles celles-ci ont quelque chance de par­ticiper. « Je ne voulais pas avoir cette étiquette “femme”, donc éduc pour filles », explique Valérie Cailleteau, jeune professionnelle de la Sauvegarde qui exerce à Autun (Saône-et-Loire). « Et en même temps, ça aide », reconnaît-elle, tout en précisant qu’elle ne travaille pas uniquement avec des filles. D’ailleurs, « certains garçons me parlent aujourd’hui de leurs relations amoureuses, ce qu’ils n’auraient pas fait quand je suis arrivée il y a deux ans ». Symétriquement, des filles peuvent évoquer leurs relations aux garçons avec un éducateur. « C’est d’ailleurs parfois mieux d’entendre d’un homme qu’il faut prendre soin de soi – et c’est important, aussi, que les filles voient des hommes faire la vaisselle », ajoute l’éducatrice. Intervenir en binôme mixte permet, en effet, de proposer aux filles – et aux garçons – des représentations moins stéréotypées de l’autre sexe et des rapports de genre, renchérit Michel Littoz, éducateur à Montceau-les-Mines dans une autre équipe de la Sauvegarde de Saône-et-Loire. Avant l’été, lors de la préparation d’un camp – non mixte –, Michel Littoz et « sa » binôme sont allés plusieurs fois rencontrer les mères de trois jeunes filles, qui vivent toutes trois dans un foyer monoparental sans aucune communication avec les pères. « Dans ces familles, où les femmes ont été très durement malmenées, il n’y a pas de place pour les hommes et les enfants en ont une image complètement dévalorisée », explique Michel Littoz, signalant que même lorsque c’est lui qui parlait, ses interlocutrices ne l’ont jamais regardé. Elles ont néanmoins autorisé leurs filles à participer au séjour et Michel Littoz se félicite que ces dernières aient pu sortir du quartier, s’ouvrir sur l’extérieur et découvrir d’autres représentations du masculin et du féminin.

Proposer des activités mixtes ?

Travailler les relations entre filles et garçons en leur proposant des activités mixtes constitue la préoccupation de certaines équipes. « De tels projets sortent de la logique de la demande propre à la prévention spécialisée, où dominent les groupes naturels non mixtes, et ils re­quièrent une volonté et un investissement importants des équipes », analyse Monique Leroux. Outre le travail de négociation à conduire avec les familles des filles, les activités mixtes sont émaillées de conflits entre filles et garçons, qui obligent les éducateurs et éducatrices à un recadrage permanent et peuvent les détourner de semblables tentatives. « D’autant plus que ce sont les filles qui sont pointées comme étant le plus souvent à l’origine de ces conflits… », note la sociologue.

Vrai ou faux ? Ce qui est exact, en tout cas, c’est que les stéréotypes de genre ne sont pas l’apanage des jeunes – filles et garçons. « Ils sont peut-être encore plus vivaces dans la tête des professionnel(le)s que des adolescent(e)s », avance Christine Guillemaut, chef de projet à l’Observatoire de l’égalité femmes-hommes de la ville de Paris. Tel est le principal enseignement d’une étude réalisée en 2008 pour cette instance par des étudiants de l’ETSUP qui préparaient un diplôme d’Etat d’ingénierie sociale (7). Ces stagiaires – un homme et quatre femmes – ont mené l’enquête dans quatre structures parisiennes qui travaillent auprès de jeunes (8). Ils s’y sont entretenus avec 22 professionnels (douze hommes et dix femmes). Les étudiants ont observé, chez ces derniers, un paradoxe entre l’affichage d’ambitions universalistes et la réalité d’un différentialisme qui s’inscrit dans leurs pratiques. Ainsi, les éducateurs et éducatrices se montrent attachés à la notion d’égalité entre les sexes, qui doit conduire à une égalité dans les prises en charge des jeunes gens et jeunes filles comme dans la répartition du travail entre professionnels hommes et femmes. Mais cette approche universaliste reste abstraite, comme un idéal à atteindre. Sa concrétisation semble se heurter à la conviction qu’il existe des aptitudes différentes entre les filles/femmes et les garçons/hommes, chacun(e) étant porteur de spécificités propres à son sexe. Par exemple, les professionnel(le)s ont maintes fois affirmé qu’autour des projets collectifs, une certaine complémentarité existerait entre les talents de « concepteurs » des garçons et les capacités « organisatrices » des filles. « Ce discours, si l’on n’y prend garde, paraît intégrer comme un fait accompli et accepté les relations de domination et la supériorité de com­pétence des garçons sur les filles », souligne Christine Guillemaut. De la même manière, les qualificatifs accolés aux unes et aux autres – fleur bleue, sensibles, émotives d’un côté, violents, démonstratifs, risque-tout, de l’autre – ont été jugés surprenants par les étudiants. En effet, expliquent-ils, « lors de l’observation directe, nous avons pu constater que certaines filles étaient également dans la confrontation et que certains garçons expriment parfois une part sensible de leur personnalité ». Au vu de ce type de recherches, il semble indispensable de sensibiliser tous les professionnels qui interviennent auprès de la jeunesse (9) à la question des rapports sociaux de sexe, affirme Christine Guillemaut. Les relations entre les filles et les garçons, dont nombre d’équipes dénoncent la violence croissante, ne pourront que mieux s’en porter.

DES JEUNES FILLES INQUIÉTANTES ?

La délinquance « juvénile » – celle des garçons – fait régulièrement la une des médias. Aujourd’hui, ce sont apparemment les jeunes filles qui inquiètent. Selon l’Observatoire national de la délinquance et des réponses pénales, le nombre de mineures mises en cause pour crimes et délits non routiers n’en finit pas d’augmenter depuis plusieurs années (10). Fruit des procès-verbaux dressés par les services de police et de gendarmerie – et non pas d’enquêtes réalisées sur des échantillons représentatifs de la population –, les chiffres de l’observatoire font état d’un accroissement de 133 % du nombre d’adolescentes concernées entre 1996 et 2009 – contre une augmentation de 40 % chez les garçons. En 1996, 14 251 filles et 129 573 garçons étaient mis en cause ; en 2009, c’était le cas de 33 316 filles et 181 296 garçons – soit moins de deux filles pour dix garçons (15,5 %).

Si ces statistiques révèlent une hausse de la délinquance des mineurs en général et de celle des filles en particulier, il convient de relativiser l’une et l’autre, estime Fabienne Quiriau, directrice générale de la Convention nationale des associations de protection de l’enfant (CNAPE). En effet, par rapport à l’ensemble des personnes de tous âges mises en cause pour crimes et délits non routiers en 2009 – 1 175 000 –, il apparaît que seules 2 sur 11 ont moins de 18 ans. Quant aux filles, elles représentent moins de 3 % du total général. Comme pour les garçons, ce sont majoritairement des atteintes aux biens qui sont reprochées aux adolescentes – dans leur cas, essentiellement des vols sans violence –, puis des atteintes volontaires à l’intégrité physique hors vol violent.

« Le fait que rien ne distingue particulièrement la délinquance des filles (à part le recours moins fréquent à la violence physique) amène à faire l’hypothèse que ce sont les mêmes processus que chez les garçons » qui contribuent à l’augmentation de leur participation à la délinquance, estime le sociologue Laurent Mucchielli (11). « Il n’y a donc pas lieu de rechercher des facteurs particuliers pour expliquer une évolution du comportement des filles », ajoute-t-il. Mais de pointer, en revanche, un affaissement de « nos seuils de tolérance » (12). Ainsi, souligne le chercheur, « nous dénonçons aujourd’hui ce que jadis nous tolérions davantage et ce que nous considérions comme des affaires privées et non publiques. Cela concerne peut-être tout particulièrement les filles, dont les actes délinquants et violents sont beaucoup moins nombreux, mais aussi moins graves que ceux des garçons et, surtout, qui ne sont pas “attendus” de la part des filles. »

ENFANTS EN DANGER : DES PRISES EN CHARGE DIFFÉRENCIÉES

La prévention spécialisée n’est pas le seul secteur de la protection de l’enfance où la question du genre commence à être interrogée. Entre 2006 et 2008, une équipe dirigée par Isabelle Fréchon, chargée de recherches à l’Institut national d’études démographiques (INED), a réalisé un travail de grande envergure sur les prises en charge d’une cohorte d’enfants placés (13). L’objectif de cette enquête était de reconstituer les parcours de jeunes de plus de 21 ans, qui étaient tous nés la même année (au milieu des années 1980), avaient tous connu un placement au cours de leur jeunesse – quelle qu’en soit la durée – et étaient sortis du système de protection de l’enfance après l’âge de 10 ans.

Cette étude exhaustive, menée à partir d’archives de l’aide sociale à l’enfance et de tribunaux pour enfants, a été effectuée dans deux départements (14). Les trajectoires de 809 jeunes, de leur naissance à 21 ans, ont ainsi pu être retracées.

D’emblée, Isabelle Fréchon note que les garçons sont un peu plus nombreux que les filles à être protégés : 45 % de filles pour 55 % de garçons – proportion qui est la même dans les deux départements. Qu’il s’agisse de filles ou de garçons, les familles de ces enfants présentent sensiblement les mêmes caractéristiques socio-démographiques : il s’agit de familles nombreuses, très souvent séparées et recomposées. Bon nombre de parents ont eux-mêmes connu une enfance difficile : 13 % des enfants ont un père et/ou une mère qui ont été maltraités et/ou placés. Par ailleurs, près d’un jeune sur cinq est orphelin d’au moins l’un de ses deux parents (15) et 8 % n’ont pas été reconnus par leur père. Enfin, un jeune sur cinq est né à l’étranger : parmi ces enfants d’origine étrangère, les filles sont arrivées en France plus tôt que les garçons ; ces derniers ont souvent été pris en charge comme mineurs étrangers isolés à l’aube de leur majorité.

Filles et garçons n’entrent pas en protection de l’enfance aux mêmes âges. Qu’il s’agisse d’une mesure de milieu ouvert ou d’un placement, l’âge moyen de la première prise en charge est de 10,4 ans pour les garçons et de 11,2 ans pour les filles. La plupart des parcours débutent par un placement, sans être précédés par une mesure administrative ou judiciaire d’aide en milieu ouvert, surtout dans le cas des filles : 65 % d’entre elles n’ont pas bénéficié d’une mesure antérieure au placement, contre 57 % des garçons (16). Ceci pouvant contribuer à expliquer cela : le danger encouru par les filles conduirait à les séparer plus rapidement de leur famille. En effet, le premier placement des filles est beaucoup plus souvent que celui des garçons motivé par la maltraitance – quelle que soit la forme de celle-ci (violences physiques, sexuelles, psychologiques et/ou négligences lourdes): 27 % des filles contre 19 % des garçons sont placées la première fois pour cette raison, différence qui ira en s’accentuant au fil des prises en charge (17). Un autre motif de placement, dans la petite enfance et l’enfance, apparaît proportionnellement autant chez les filles que chez les garçons : l’état de leur situation familiale (conditions d’éducation défaillantes, violences conjugales, précarité résidentielle, etc.). A partir de la pré-adolescence, c’est le comportement des jeunes qui va motiver leur placement. Il y a alors à peu près autant de filles que de garçons pris en charge pour cette raison (plus de deux jeunes sur cinq), mais les faits qui les conduisent à être placés sont nettement différenciés : pour les adolescentes, il s’agit de conflits avec leur famille, fugues, tentatives de suicide, grossesses et/ou problèmes alimentaires ; les garçons sont davantage pris en charge pour des problèmes scolaires (notamment une importante déscolarisation) et de délinquance.

De manière générale, les placements familiaux prédominent au cours de l’enfance. Puis, à partir de l’âge de 12 ans pour les garçons, de 16 ans pour les filles, les accueils en milieu collectif deviennent majoritaires. Officiellement, peu de ces accueils sont non mixtes, mais dans les faits, « la plupart des foyers ont opté pour une prise en charge de type non mixte pour réguler le contrôle des relations sexuelles et notamment les maternités précoces », note Isabelle Fréchon. « Derrière ce contrôle, il y a aussi la crainte partagée par l’ensemble des intervenants sociaux de la reproduction intergénérationnelle de la maltraitance ou du placement », ajoute-t-elle. Certes, mais en choisissant une organisation non mixte de l’accueil, « les professionnels ne privent-ils pas les jeunes d’un lieu d’échanges et de sociabilités amicales servant à l’apprentissage encadré des relations entre les sexes qui, de toute façon, seront vécues ailleurs ? », interroge la chercheuse.

Notes

(1) Le suffrage universel masculin a été instauré en mars 1848, les femmes ont obtenu le droit de vote en avril 1944.

(2) Ces journées sur « La prévention spécialisée face aux problématiques des filles » se sont déroulées les 23 et 24 novembre 2010 à Paris – CNAPE : 118, rue du Château-des-Rentiers – 75013 Paris – Tél.01 45 83 50 60 – contact@cnape.fr.

(3) Quelle place pour les filles en prévention spécialisée ? – Ed. L’Harmattan, 2010 – Voir ASH n° 2661 du 28-05-10, p. 38.

(4) « La prévention spécialisée et les filles », article de Patrick Dubéchot – VST n° 103 – Octobre 2009 – Ed. érès.

(5) Sur l’ensemble des secteurs de l’éducation spécialisée, le taux de féminisation est d’environ 66 %.

(6) Réalisée auprès de quatre équipes, cette recherche-action intitulée « Quand les filles ruent dans les brancards » a été effectuée à la demande de la mission départementale de prévention des conduites à risque du conseil général de Seine-Saint-Denis.

(7) Christine Guillemaut rend compte de cette recherche dans Sexe, genre et travail social, ouvrage collectif publié sous la direction d’Anne Olivier – Ed. L’Harmattan, 2010.

(8) Il s’agissait d’un club de prévention spécialisée, d’un centre de loisirs destiné à des collégiens, d’un dispositif de prévention du décrochage scolaire et d’un centre d’accueil pour jeunes en rupture familiale.

(9) Une telle formation sera proposée, courant 2011, aux agents de la ville de Paris.

(10) ONDRP – Repères n° 13 – Septembre 2010 -Disponible sur www.inhesj.frVoir ASH n° 2677 du 8-10-10, p. 13.

(11) Cf. « L’évolution de la délinquance juvénile en France » sur www.europarl.europa.eu/ hearings/20070320/femm/ mucchielli_fr.pdf.

(12) Cf. « Les filles sont plus violentes qu’avant ! (et autres fantasmes) » sur http ://rue89.com/print/169664.

(13) Cette recherche sur « Les politiques sociales à l’égard des enfants en danger » a fait l’objet d’une présentation publique le 6 novembre lors d’une journée d’étude co-organisée par la DREES et l’ETSUP sur « L’impensé du genre » – www.etsup.com.

(14) L’un en Ile-de-France, l’autre en province.

(15) Contre 7 % des moins de 20 ans en population générale.

(16) De ce fait, l’âge moyen au premier placement se resserre : 11,5 ans pour les garçons, 11,2 ans pour les filles.

(17) Toutes mesures confondues (placement et milieu ouvert), à la fin de leur trajectoire en protection de l’enfance – qui est en moyenne à l’âge de 18,2 ans pour les filles, 17,7 ans pour les garçons –, 44 % des premières et 27 % des seconds auront eu une protection motivée par la maltraitance.

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