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Handicap : « Passer outre les normes sociales et esthétiques »

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Théâtre, danse, photo, cinéma… Les personnes handicapées, physiques ou intellectuelles, sont de plus en plus présentes et nombreuses dans l’espace artistique. Elles s’exposent ainsi aux yeux du grand public. Quel est le sens de cette exposition de corps différents ? L’analyse du philosophe Pierre Ancet.

Les mises en scène, et parfois les mises à nu, de personnes handicapées se multiplient au théâtre, sur les photos, au cinéma ou dans la danse… Est-ce le signe d’une transformation de notre regard ?

Cette transformation du regard, qui a déjà eu lieu dans les pays scandinaves et en Amérique du Nord, commence à s’esquisser dans les pays latins, en lien avec une meilleure intégration des personnes handicapées. Il faut, bien sûr, rester prudent à l’égard de ce type de monstration car l’histoire de l’exhibition des corps des handicapés n’est pas simple. Si l’on remonte à la fin du XIXe siècle, on pratiquait pour de l’argent l’exhibition de corps jugés monstrueux et difformes. C’est l’histoire racontée par David Lynch dans le film Elephant Man. En même temps, il ne faut pas être réducteur. Certes, le regard des spectateurs était déshumanisant, mais il serait un peu facile d’opposer un XIXe siècle exhibitionniste à notre période moderne forcément angélique. Aujourd’hui, les émissions télévisées consacrées aux personnes handicapées ne comportent-elles pas une part de voyeurisme ? Les exhibitions, autrefois, pouvaient aussi être valorisantes. Lorsqu’on s’extasiait devant un homme sans bras ni jambes capable de soulever des poids et de se déplacer avec agilité, c’était également une manière de valoriser ses talents et de montrer qu’il était possible de dépasser sa condition d’origine.

En s’exposant ainsi au regard des autres, que veulent montrer les personnes handicapées ?

Il s’agit en général d’une démarche à la fois militante et esthétique. Je pense au projet Cal’handis lancé en 2009 par des personnes handicapées. Elles ont réalisé, en lien très étroit avec un photographe, un calendrier pour lequel elles ont posé nues. Parmi elles, il y avait un couple, lui souffrant d’une dystrophie musculaire et elle étant valide. Ils avaient choisi de se mettre en scène de cette façon pour revendiquer une image différente du couple valide-handicapé. Ils voulaient de plus bousculer l’image du corps handicapé et montrer qu’il était possible que celui-ci exprime une forme de séduction, en passant outre les normes sociales et esthétiques habituelles. Il faut toutefois se méfier du phénomène de survalorisation compensatoire que l’on observe souvent concernant les artistes handicapés. Un ami, membre d’un groupe de rock, me racontait que, parce qu’il est en fauteuil, certaines personnes trouvent qu’il est un musicien extraordinaire, alors que lui-même se juge honnête, voire médiocre. Il faut juger les artistes sur leurs qualités réelles. Avec cette difficulté supplémentaire qu’un acteur valide peut se mettre dans la peau d’une personne en fauteuil, alors que l’inverse n’est pas possible.

Pour une personne handicapée, mettre son propre corps en scène est-il aussi une façon de s’accepter tel que l’on est ?

Montrer ses capacités est en effet une démarche qui peut être très positive. Dans le cas du théâtre ou de la danse, la technicité fait passer le handicap au second plan. C’est aussi une manière de montrer à d’autres personnes handicapées que c’est possible. Il y a là quelque chose qui peut constituer un formidable moteur pour ces personnes. Ainsi, The Cost of Living, le film de Lloyd Newson, est une œuvre remarquable sur le handicap et la danse, avec la présence de David Toole, un formidable danseur cul-de-jatte, également chorégraphe. Il se sert de sa particularité anatomique pour créer des chorégraphies originales. Ce sont des créations visuellement très frappantes et novatrices. Cette monstration du corps jugé difforme peut ouvrir des perspectives scéniques et esthétiques originales et, pour les artistes handicapés, c’est une manière d’être mieux reconnus et d’exister socialement, à condition toutefois que l’accessibilité de l’environnement soit effective. Si vous êtes en fauteuil et que vous ne pouvez pas monter sur scène, votre talent restera ignoré.

La vue des corps différents réveille en nous des peurs. Pour quelles raisons ?

Ce qui nous fait peur, c’est de voir la forme humaine malmenée, alors que nous sommes convaincus qu’elle ne peut supporter que de très faibles variations physiologiques. Lorsque nous voyons des personnes lourdement handicapées, nous découvrons que ces variations peuvent en réalité être très importantes et qu’elles auraient pu nous atteindre, soit directement, soit en tant que parent. En outre, nous sommes convaincus que la qualité de vie de ces personnes ne peut être que très faible, alors qu’elles peuvent avoir, au contraire, un appétit vital intact et une qualité de vie qui est loin de celle que nous projetons spontanément sur elles. Mais on n’est jamais à la place d’autrui. Une fois que l’on a commencé à dépasser cette proximité difficile à accepter, on peut entrer dans une autre forme de relation. Les médias artistiques permettent justement de franchir ce pas plus facilement. Lorsqu’on regarde un spectacle de théâtre ou de danse, on participe à ce qui se produit sur scène. On se projette sur les acteurs et les danseurs, on emprunte leurs mouvements, et si l’on accepte de se laisser emporter par le piège sensible que constitue l’œuvre d’art, on se rapproche du ressenti supposé de l’artiste.

Dans une société où l’image du corps est lissée et modélisée, sommes-nous prêts à accepter l’image de ces autres non conformes avec nos canons esthétiques ?

Je crois que nous sommes de plus en plus enclins à le faire. Je pense au travail du photographe Joël Peter Witkin, qui réalise des œuvres très fortes avec des personnes handicapées. Il a ainsi conçu une Vénus de Milo avec comme modèle Anne-Cécile Lequien, une nageuse olympique française à qui il manque trois membres. Il a créé une œuvre originale à partir de son corps. J’insiste sur le fait qu’il existe une différence entre rechercher un effet sensationnel en montrant un corps difforme et rechercher une sensation esthétique. Dans la démarche esthétique, on utilise le corps comme un matériau plastique qui va permettre de créer une œuvre d’art. Mais il est vrai qu’il est difficile de renoncer aux normes d’évaluation du corps ordinaire, du moins telles que les véhiculent les médias. Il faut concevoir de nouvelles normes esthétiques pour montrer les parties du corps qu’on ne veut pas voir, au lieu d’essayer de les cacher. Autrement, on passe à côté d’une réflexion sur les normes de la séduction et de la beauté.

Une personne handicapée a cependant le droit de montrer ce qu’elle a de commun avec les autres, et non ce qu’elle a de différent…

Tout à fait, c’est d’ailleurs la démarche de beaucoup de personnes. Mais, à mon sens, si l’on essaie de cacher ce qui est pénible à voir en allant vers le joli et en le valorisant, on risque d’être déçu. D’autant qu’il y a beaucoup de choses qu’on ne peut pas maîtriser dans sa propre image, surtout lorsqu’on souffre d’un handicap lourd. Essayer de rejoindre une vision ordinaire de la beauté n’est pas à la portée de tout le monde et une démarche esthétique ne va pas forcément dans le sens du beau, du joli, de l’agréable, tel qu’il est valorisé socialement, mais dans un sens qui peut nous surprendre, d’une beauté dont on n’arrive pas réellement à cerner les ressorts.

Pour les artistes handicapés, il n’est sans doute pas facile de s’exposer ainsi…

C’est une dimension qu’il faut évidemment prendre en compte chaque fois que l’on projette une activité théâtrale ou filmique avec des personnes handicapées. Il faut leur donner confiance dans leur capacité à s’exposer au regard des autres. Les accompagnants ont conscience de la difficulté que cela représente et, bien souvent, ils disent qu’eux-mêmes auraient du mal à s’exposer de cette façon. Dans des champs esthétiques tels que la musique ou la peinture, cela pose moins de problème. Mais avec le théâtre ou la danse, le corps se montre forcément. Il ne vient plus en tant que corps handicapé et extraordinaire. Il est un moyen d’expression artistique, le support d’une technique. Encore une fois, la démarche n’est pas celle d’une exhibition.

Cette production artistique va-t-elle dans le sens d’une non-discrimination des personnes handicapées ?

Je suis confiant à cet égard car il y a une sensibilisation de plus en plus grande, même si tous les handicaps ne sont pas visibles de la même façon. Par exemple, les personnes polyhandicapées ou handicapées intellectuelles sont beaucoup plus difficiles à accepter que les autres. On a tendance à valoriser davantage les personnes qui produisent des mouvements fluides et efficaces par rapport à celles qui ont une gestuelle qui ressemble davantage à une gesticulation, comme les personnes infirmes moteur cérébrales ou polyhandicapées. Leurs mouvements sont plus pénibles à voir pour les spectateurs. La notion du beau geste compte toujours.

REPÈRES

Pierre Ancet est maître de conférences en philosophie des sciences à l’université de Bourgogne (centre Georges-Chevrier).

Il dirige aussi l’Université pour tous de Bourgogne (UTB) et est l’auteur de Le corps vécu chez la personne âgée et la personne handicapée (Ed. Dunod, 2010) et de Phénoménologie des corps monstrueux (Ed. PUF, 2006).

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