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Un bus pour la confiance

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Deux nuits par semaine, le Funambus sillonne les rues de Nantes pour établir le contact avec les femmes qui s’y prostituent. Cette mission nocturne de Médecins du monde, qui vise l’accès aux soins et aux droits des femmes, se prolonge par un accueil de jour.

Dans la nuit pluvieuse, les réverbères forment des halos lumineux. D’une main, Cécile Condominas, éducatrice spécialisée, rabat sa capuche ; de l’autre, elle ouvre la porte du minibus blanc au logo bleu « Médecins du monde » pour y déposer les six Thermos de café qu’elle a préparés. Il est 22 heures et le Funambus commence sa tournée. Ce soir, comme deux nuits chaque semaine, l’éducatrice accompagnée d’une bénévole vont, en une dizaine de sauts de puce, rencontrer environ 30 femmes qui se prostituent dans les rues nantaises.

Le Funambus a commencé ses tournées en 2000. Aux manettes, aujourd’hui, une équipe de deux salariées – une coordinatrice et une éducatrice spécialisée – et d’une quinzaine de bénévoles, dont beaucoup de médecins et d’infirmières qui n’interviennent que le soir. « La mission est née en 1999, alors que nous travaillions auprès d’usagers de drogues via un bus d’échange de seringues, raconte Paul Bolo, médecin généraliste bénévole à Médecins du monde et fondateur du Funambus. Des femmes se prostituant venaient nous demander des préservatifs. Par binôme et à pied, nous sommes donc allés à leur rencontre, pour comprendre leurs besoins. » Ils sont clairs : prévention santé par rapport à leur pratique prostitutionnelle et écoute face à leur isolement et à leur souffrance morale. Quand Paul Bolo propose à son association l’idée d’une mission « prostitution », cela coince : « Notre volonté était simplement de favoriser l’accès aux droits et aux soins de ces femmes. Mais beaucoup pensaient plutôt la prostitution comme une pratique à prohiber, abolir ou réglementer. Nous avons beaucoup débattu. »

Un positionnement neutre

Lorsque le Funambus prend la route, il se positionne donc différemment d’associations intervenant déjà auprès de femmes se prostituant, comme le Mouvement du Nid, qui milite pour une société sans prostitution. « Nous agissons sur un volet santé et social, mais sans vouloir quoi que ce soit pour les femmes. Qu’elles désirent arrêter ou continuer, on les accompagne », explique Cécile Condominas, éducatrice spécialisée diplômée depuis 1994, qui a travaillé comme éducatrice de rue, déléguée à la tutelle puis dans un CHRS, avant de rejoindre le Funambus en 2004. « Notre positionnement est neutre », renchérit Irène Aboudaram, coordinatrice de la mission, après avoir chapeauté plusieurs projets de Médecins du monde, en France et à l’étranger, sur des problématiques santé et sida. En cela, la particularité de l’unité mobile – qui « va vers », de façon proche et régulière – est capitale. « Aller à la rencontre des gens sur leur lieu de travail est naturel, poursuit-elle. On veut briser la logique “tu as besoin d’aide, tu te déplaces.” » Surtout que, comme le note l’équipe, le public auquel elle s’adresse n’a ni la connaissance, ni la patience, ni la santé, ni le désir de se rendre dans les lieux de prise en charge ordinaires.

Minuit. Trois jeunes femmes, tenues ajustées et talons hauts, prennent place sur les banquettes du bus pour une dizaine de minutes, la mine fatiguée, mais la voix haute et le rire facile. En 2009, l’équipe a comptabilisé 1 500 rencontres avec des femmes. Elles ont entre 20 et 40 ans et viennent majoritairement du Nigeria, mais aussi du Cameroun, de Roumanie, d’Equateur. « En 2001, à nos débuts, le paysage de la prostitution a été bouleversé. Avant, on croisait dans les rues une trentaine de femmes majoritairement françaises, se souvient Paul Bolo. Brusquement, elles étaient 130, et migrantes pour les trois quarts. Il nous a fallu réévaluer leurs attentes et renouveler notre équipe, qui devait désormais être anglophone. » Tout en préparant les sachets de 24 préservatifs et gels lubrifiants qu’elle distribue à chacune, Cécile Condominas lance, dans la langue de Shakespeare : « Si un préservatif craque, tu sais que tu peux aller à l’hôpital pour un traitement VIH d’urgence ? » Dans le bus, il ne s’agit pas de proposer des consultations médicales, mais de mettre du matériel à disposition, d’améliorer les connaissances des femmes sur la trithérapie, l’hygiène féminine, les vaccins, les dépistages. Et d’expliquer aux travailleuses le système de soins français.

Cette démarche de réduction des risques s’appuie sur deux notions importantes : le non-jugement et le non-faire médical. « En tant que praticien, le non-faire, c’est accepter de ne pas se positionner en tant qu’expert et dire implicitement aux femmes : apprenez-nous à vous soigner, décode Paul Bolo. Au risque d’être plus lent qu’une médecine traditionnelle, on préfère les écouter et faire avec elles. » Dans le bus, les godemichés et le matériel de prévention servent à échanger autour des pratiques sexuelles des femmes. « Elles posent des questions, ajoute l’éducatrice spécialisée. La logique voudrait qu’on leur apporte des réponses Mais on leur retourne plutôt leurs interrogations : “Toi, qu’en penses-tu ?” Pour les amener à réfléchir à des conduites moins dangereuses pour elles, on part de leur pratique, de leur vécu, de leur réalité, sans les juger et en respectant leurs choix. »

Pour Irène Aboudaram, ce principe de non-jugement évite un accueil qui mettrait les femmes mal à l’aise et aide à nouer un lien de confiance entre elles et l’équipe : « On n’est pas misérabilistes, à les plaindre à longueur de temps. Elles doivent passer d’une position de victimes à celle d’actrices. » Elle admet que parfois, cette posture est compliquée. « On ne sait rien de la vie de ces femmes tant qu’elles ne nous disent pas comment elles vivent la prostitution. Comme on ne leur pose pas de questions… C’est difficile d’expliquer à une femme comment mettre correctement un préservatif quand on sent qu’elle n’a pas envie d’aller se prostituer. Notre défi est d’instaurer une bonne relation qui nous permettra de les accompagner dans la sortie de prostitution, si un jour elles le veulent. »

Tisser le lien par la convivialité

Pendues à leur téléphone portable, dialoguant parfois dans leur langue natale, on sent que les femmes, les mains serrées autour de leur tasse fumante, sont aussi là pour prendre une pause réconfortante. Au bus, équipe et femmes se font la bise, se tutoient. L’accueil a été pensé de façon très conviviale, là encore pour tisser un lien de confiance d’autant plus indispensable que certaines femmes souffrent d’un syndrome de stress post-traumatique, répandu chez les migrantes, et craignent les personnes qu’elles ne connaissent pas. L’atmosphère du bus est différente d’un soir à l’autre, témoigne Adeline Tréhudic, bénévole. « Parfois ça ne prend pas. Petit sourire maladroit, silence gênant, un thé rapide, et c’est fini. D’autres fois, les conversations s’enchaînent. Chaque bénévole a ses petits trucs pour être et mettre à l’aise. » De fait, ce soir, à chaque arrêt du Funambus, ses deux conductrices sont accueillies par des sourires et des exclamations. « C’est un public très facile d’accès, au contact agréable, relève Cécile Condominas. Dans ce poste, je n’ai jamais eu peur, ni connu de situation d’insultes ou de confrontation. » En revanche, l’éducatrice spécialisée, habituée à des usagers qui relatent librement leur histoire de vie, constate qu’elle ne peut pas parler de tout avec ces femmes. Pas de questions à propos d’argent, de proxénètes ou de vie au pays. « On sent un fort clivage entre leur pratique professionnelle et leur vie, que l’on doit respecter si l’on veut gagner leur confiance sans les pousser à mentir », résume-t-elle.

Cette relation de confiance créée la nuit sert notamment à faire venir les femmes à la permanence de journée. En 2004, la mission s’est dotée d’un local autorisant un accueil en semaine, assuré par l’éducatrice spécialisée ou par la coordinatrice. La porte est ouverte, pas besoin de prendre de rendez-vous. « Tout ne peut pas se dire la nuit. De nombreuses questions ne se règlent pas entre deux clients », constate Irène Aboudaram. Le contexte du bus ne se prête pas aux conversations longues ou privées. Et les femmes ne souhaitent rien dire devant les autres qui pourrait leur porter préjudice. C’est un milieu concurrentiel. « La nuit, on ne pouvait pas appeler de partenaires, ajoute la coordinatrice. On travaille donc maintenant sur deux temporalités : la nuit, l’urgence et la construction du lien ; le jour, les questions d’accès aux droits. »

Surtout, le nouveau profil des femmes qui se prostituent a imposé la nécessité d’une permanence de jour, avec un volet social plus développé. « Auparavant, les femmes étaient plutôt bien intégrées. Maintenant, on est face à un public migrant qui ne connaît rien à la langue, aux infrastructures, au système de soin français », explique Cécile Condominas. La première fois qu’une femme monte dans le bus, l’équipe lui propose un entretien au local. D’abord pour préciser le positionnement de Médecins du monde : une organisation non gouvernementale intervenant indépendamment des services étatiques, de la police et de la préfecture. Et pour lui expliquer ce qu’elle peut faire pour elle. « Ce premier contact est important, précise Irène Aboudaram, et permet de contourner un écueil apparu peu à peu. Les proxénètes nigérianes sont parmi les femmes elles-mêmes. Des anciennes font venir leurs copines du pays pour les aider à payer la dette de leur passage en France, environ 35 000 €. Ainsi, on ne sait plus à qui l’on parle, femme ou proxénète. D’un côté, l’accès aux droits doit être le même pour tout le monde. De l’autre, si les jeunes voient qu’on est sympa avec leur proxénète pendant les maraudes, elles se tairont peut-être sur d’éventuels problèmes. »

La complémentarité entre les deux axes de la mission fonctionne bien. Ce soir, Joy demande à Cécile Condominas si elle peut passer dans la semaine, pour discuter carte Vitale et Pôle emploi. L’accompagnement réalisé en journée est pour moitié médical et pour moitié social et juridique : ouvertures de dossiers de couverture maladie universelle, de prestations familiales, de comptes en banque. Les salariées traduisent, décryptent et accompagnent physiquement, une première fois, les femmes chez le médecin, à l’hôpital, à la permanence d’accès aux soins de santé ou, parfois, pour porter plainte. « Trouver un médecin anglophone et tolérant, c’est déjà compliqué quand on ne parle pas français, remarque Cécile Condominas. Ces femmes n’ont pas de soucis d’argent ni de logement, mais elles se méfient de l’administration et ont surtout des problèmes de papiers. » Au local, l’équipe les assiste dans leurs démarches de demande d’asile politique ou de régularisation pour soins, ou bien les oriente vers la Cimade, le Gasprom ou la Ligue des droits de l’Homme.

Les limites du suivi

Avec l’augmentation du nombre de femmes dans la rue, il devient concrètement difficile de gérer en même temps des permanences d’accueil et des accompagnements physiques, très chronophages. « Nous nous interrogeons : comment déterminer les limites du suivi dans l’accès aux droits ? réfléchit Paul Bolo. Car, parallèlement, nous voudrions développer dans le local davantage d’ateliers santé, qui aiguisent les échanges entre les femmes et le sens collectif. Elles ont beaucoup de réponses à partager entre elles ! Mais c’est difficile. Parce que les migrantes se déplacent souvent et parce que les clivages entre origines, la solitude et l’individualisme sont forts chez ces femmes. » L’éducatrice spécialisée rêve, par ailleurs, d’instaurer des ateliers créatifs ou manuels, qui seraient autant des supports d’expression que des lieux d’apprentissage de compétences à valoriser dans le cas d’un retour au pays.

Trois heures du matin. Dernier arrêt avant que le bus rentre au bercail. Les tasses vidées d’un trait, deux femmes parlent, comme si de rien n’était, d’une agression dont elles ont été victimes la veille. « L’article de loi pour la sécurité intérieure de mars 2003 qui condamne le racolage passif a détérioré les relations entre les femmes et la police, déplore Paul Bolo. Délinquantes, elles n’osent plus l’appeler, même en cas d’agressions, qui, du coup, se multiplient. Le travail sur le terrain est aussi devenu plus difficile. Elles se cachent davantage, s’attardent moins au bus. » Médecins du monde, comme les autres associations du secteur, demande l’abrogation de cet article. Pour l’équipe du Funambus, l’autre effet de la loi est l’émergence d’une prostitution indoor, hors voie publique. La mission craignait de voir ce public isolé lui échapper. « On ne sait pas exactement combien de femmes sont concernées car elles ne se montrent pas, avoue Irène Aboudaram. En 2007, on a décidé de leur téléphoner, via les coordonnées trouvées sur Internet, avec l’idée de leur demander si elles n’avaient besoin de rien. Nous avons eu 500 contacts, mais un quart seulement d’échanges directs. » Difficile de trouver le bon moment et le bon mode de communication. « C’est une déclinaison du concept d’“aller vers”, et c’est riche intellectuellement, pour une structure, de toujours penser à la manière de mieux s’adapter à son public, et non pas l’inverse. Mais, là, nous avons senti les limites : étions-nous dérangeants ? Intrusifs ? Nous avons arrêté les appels. »

La réussite du Funambus, c’est sa lisibilité, sa capacité à avoir sorti la prostitution de l’ombre, pensent ses protagonistes. Mais l’avenir de la mission les inquiète. « Les actions de Médecins du monde doivent répondre à des besoins de la population non couverts, rappelle Irène Aboudaram. Dix ans que le Funambus tourne : c’est déjà trop ! Mais on ne voit personne à qui passer le relais. » D’abord, parce que peu d’associations disposent d’un tel budget à investir dans une seule mission : 125 700 € en 2009, financés principalement par la Commission européenne, le Groupement régional de santé public, le Sidaction, la mairie de Nantes, le conseil général et des fonds propres. Ensuite, parce que la mission fonctionne avec beaucoup de bénévoles. « C’est un avantage, car ils sont disponibles de nuit, et apportent énergie positive et démocratie, assure Cécile Condominas. Mais par rapport à une équipe de salariés, tout prend plus de temps. »

A qui passer le relais ?

Il faudrait pouvoir passer la main aux structures sanitaires et sociales de droit commun. « Mais les femmes se prostituant y sont encore trop stigmatisées, assure Irène Aboudaram. On les accompagne soit côté santé-sida, soit comme des migrantes sans papiers. Personne ne cerne l’ensemble de leur problématique. Notre idée n’est pas de créer quelque chose de spécifique pour les personnes qui se prostituent. C’est une fonction, pas une identité. » Plusieurs fois par an, l’association organise des tournées avec le centre de dépistage anonyme et gratuit ou celui de lutte antituberculeuse, et projette de le faire avec Aides et les urgences du CHU. Car elle entend convaincre davantage ses partenaires de collaborer. Notamment les assistantes sociales de secteur, avec lesquelles elle travaille peu pour le moment. « A cause d’une gêne légitime éprouvée par les assistantes sociales, de la barrière de la langue, de l’habitude de ces femmes à toujours trouver notre porte ouverte et de leur crainte que les AS ne placent leurs enfants, énumère Cécile Condominas. Entre la victimisation par les travailleurs sociaux et le mépris du corps médical, elles ne sont à l’aise nulle part. » Sans compter que la régularisation des papiers, très difficile à obtenir, est une condition sine qua non pour passer le relais à d’autres.

La solution serait davantage, aux yeux de Médecins du monde, la reprise de la mission par une association de femmes prostituées. « Elles connaîtraient les codes, seraient pertinentes, partiraient vraiment de la réalité », considère Paul Bolo. Sans souffrir, d’après lui, du décalage inévitable – alimenté par les représentations et les fantasmes sur la prostitution – dans lequel se trouve, malgré lui, tout intervenant extérieur.

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