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Former les sourds au travail social : une gageure

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Le travail social reste largement réfractaire à l’embauche de professionnels sourds. Non seulement les formations qui leur sont ouvertes sont très peu nombreuses mais les travailleurs sociaux envisagent traditionnellement le handicap du côté de l’usager. Avec son rapport intitulé « Ouvrir le travail social aux professionnels sourds », l’EFPP veut faire évoluer les mentalités.

En septembre 1981, lorsque l’Ecole de formation psychopédagogique (EFPP) ouvre pour la première fois sa formation d’éducateur spécialisé aux sourds (voir encadré, page 31), elle fait figure de pionnière. « Le dispositif est novateur car il accueille des sourds en tant que groupe avec une reconnaissance de leur statut et des moyens spécifiques, et pas en tant qu’individus qui doivent s’adapter seuls », explique Laurent Ott, formateur chargé de la coordination de la recherche à l’EFPP. « Ce choix permet l’identification aux pairs et consolide la motivation nécessaire pour faire face, dans la durée, aux difficultés rencontrées », note Ghislaine Seiliez, également formatrice.

A l’époque, les réticences sont pourtant nombreuses. Sont évoquées, entre autres, la question des débouchés (est-on sûr qu’ils trouveront du travail ?), la question de la responsabilité (n’est-ce pas dangereux de confier des enfants inadaptés à des personnes elles-mêmes handicapées ?) et celle de la ségrégation (former des éducateurs sourds pour aider des enfants sourds ne va-t-il pas accentuer le repli sur soi ?).

Malgré les doutes et les obstacles, la première promotion est constituée. Pour les professionnels, l’aventure n’est pas sans difficultés : « Contradictions, chocs, interrogations. Il nous faut d’emblée laisser tomber les a priori », note Marie-Hélène Gréco-Ughetto, ancienne formatrice, qui se souvient des débuts du dispositif (1).

Près de 30 ans plus tard, l’EFPP poursuit « son projet technique, politique et éthique », comme le définit Marie-Christine David, sa directrice générale, avec, toujours, deux objectifs principaux : d’une part, répondre aux besoins de qualification et d’accès à l’emploi des sourds et, d’autre part, favoriser l’ouverture des métiers du social au handicap. La formation de l’école répond clairement au premier enjeu puisque plus de 90 % des étudiants qui ont répondu à l’enquête menée par l’EFPP (voir encadré, page 33) ont trouvé un travail facilement à l’issue de leur formation d’éducateur spécialisé. Petit bémol : bien que le diplôme soit généraliste, les sourds restent largement spécialisés dans le handicap, notamment dans la surdité. « Au moment de la recherche, près de 70 % d’entre eux travaillaient auprès d’un public sourd », affirme le rapport de l’EFPP. Cette hyper-spécialisation n’est pas un choix pour plus de la moitié des anciens étudiants. Au contraire, elle résulte largement des difficultés rencontrées à l’embauche du fait de leur surdité. Un quart n’exercent d’ailleurs plus dans le secteur de l’éducation spécialisée, mais principalement dans le milieu de la surdité – comme interprète et professeur de langue des signes française (LSF) par exemple. « Ce carcan est encore très fort et démontre que, si employabilité pour tous il y a, elle est limitée dans le champ des possibles », avance le rapport. Plus précisément, les secteurs de l’insertion et du travail en milieu ouvert sont sous-représentés ; les étudiants se tournent majoritairement vers ceux de l’enfance et de l’adolescence porteuses de handicap – surtout de surdité et de handicaps associés. « Cantonnés à la partie la plus ancienne de l’éducation spécialisée, ils sont exclus des lieux où s’invente le travail social de demain et ne participent pas aux évolutions du métier d’éducateur, qui est pourtant en pleine mutation », déplore Laurent Ott. Il y voit d’ailleurs une explication à la frustration et au découragement que connaissent certains éducateurs sourds.

Dans ces secteurs du handicap, le recrutement de personnels sourds répond à un besoin de technicité correspondant au public accueilli (pratique de la LSF, connaissance des difficultés liées à la surdité…) et apporte une valeur ajoutée « au niveau des prestations et services éducatifs proposés ». La surdité des éducateurs est ainsi perçue par les établissements comme un « élément propice à enrichir le travail avec les usagers », notamment lorsque ces derniers sont eux-mêmes sourds.

« Une embauche comme une autre »

« Le danger d’une embauche qui repose principalement sur la maîtrise de la LSF, met toutefois en garde Laurent Ott, c’est que les employeurs peuvent suspecter les éducateurs d’incompétence dans d’autres domaines pour lesquels ils seraient perçus comme “naturellement” moins bons. » Cette méfiance et ce soupçon d’insuffisance qui rivalisent avec une expertise fantasmée en matière de surdité montrent combien le recrutement d’un éducateur sourd n’est que rarement réfléchi par l’institution. D’ailleurs, dans près des trois quarts des établissements qui ont répondu à l’enquête, aucun aménagement du poste de travail n’a été mis en œuvre à la suite de l’arrivée d’un éducateur sourd. Tout se passe comme si « l’embauche d’un éducateur sourd était une embauche comme une autre », écrivent les auteurs de la recherche.

Pourtant, en bousculant les habitudes de travail et d’organisation, ces professionnels questionnent la conception même du métier d’éducateur. Leur présence interroge notamment la communication avec les usagers et entre les professionnels. N’y a-t-il pas un paradoxe, en effet, à vouloir former des sourds à un métier, l’éducation spécialisée, dont deux des composantes majeures sont l’écoute et la relation ? Cette contradiction peut, au contraire, de l’avis des auteurs de la recherche, servir de levier à la construction d’une « éthique de la communication pour les travailleurs sociaux » dans laquelle « réapprendre à se voir, prendre le temps de se chercher mutuellement, créer du manque, permettre de distinguer petits et grands sujets d’échanges… » figureraient en bonne place. Illustration ? La présence de professionnels sourds est susceptible de mettre au jour, par exemple, un usage abusif du téléphone. « J’ai mis un coup de pied dans le tas. En disant : mais je ne comprends pas pourquoi vous téléphonez à des partenaires alors qu’ils sont à cinq minutes à pied du bureau. Vous, vous téléphonez, moi, je vais aller les voir. Et, finalement, j’ai développé mon réseau comme ça. On n’est pas moins opérationnel que par téléphone », affirme une des rares éducatrices sourdes à travailler dans le secteur de la prévention spécialisée (2).

Plus largement, en obligeant usagers et professionnels à parler plus lentement, la présence d’un professionnel sourd est une opportunité pour l’équipe de mieux réguler sa communication institutionnelle, de se recentrer plus rapidement sur l’essentiel en privilégiant l’écoute et l’observation du public, voire d’accéder à un mode de pensée plus synthétique. « Avoir un interprète pendant une réunion fournit des bornes : elle ne durera que le temps pour lequel l’interprète a été convié », observe Isabelle Hutmann, directrice de l’hôpital de jour Salneuve d’Aubervilliers (Seine-Saint-Denis), qui emploie une éducatrice sourde. « Ne pas pouvoir communiquer impulsivement permet de réintroduire de l’intentionnalité dans la communication », note l’EFPP.

« Une source d’enrichissement »

Mais la surdité ne fait pas qu’éprouver les habitudes de communication. Elle peut devenir un atout ponctuel dans la relation éducative, notamment lorsqu’elle permet au public entendant « d’accéder à une position de responsabilité ou d’autonomie qui constitue pour lui un progrès » – par exemple quand le professionnel sourd va demander à un usager de répéter lentement ce qu’a dit un autre bénéficiaire. Elle met également en évidence l’intérêt de développer d’autres compétences, comme la mémoire visuelle, plus développée chez les personnes sourdes, qui peut aider les éducateurs à affiner le suivi du public – à l’instar d’une éducatrice de rue sourde qui réactive aisément avec les jeunes du quartier des souvenirs partagés pour maintenir le lien. Aussi la présence d’un éducateur spécialisé sourd peut-elle avoir une influence positive sur la dynamique et les compétences des équipes de travailleurs sociaux. Elle peut « constituer une source d’enrichissement tant du fonctionnement des institutions que des pratiques des équipes, et une occasion de réajustement et de réinterrogation perpétuels », précise la recherche.

Encore faut-il, pour le professionnel sourd, arriver à prendre sa place. Cela peut passer par des « coups de gueule ». « Je me souviens de m’être levée de table plusieurs fois en réunion et d’être partie en disant : “Vous me fatiguez, vous ne faites pas attention ! Y’en a pas un qui est foutu de prendre des notes, y’en a pas un qui est foutu de me trouver un interprète, alors moi les réunions ça va.” Ça a été violent mais c’est cette violence-là qui leur a permis de faire attention par la suite », explique une éducatrice spécialisée (3).

De fait, malgré tout ce qu’ils peuvent apporter au travail social, les sourds sont sans cesse, dans le fonctionnement quotidien des institutions, confrontés à des injustices et des difficultés. Autre cas d’école : l’étiquette « adultes sourds » collée aux professionnels déficients auditifs dans une section d’éducation pour enfants avec handicaps associés (SEHA) : « Pour les professionnels entendants, on reste encore le sourd qu’il faut soigner, dont il faut s’occuper », relève une éducatrice spécialisée qui souhaiterait être reconnue comme une professionnelle à part entière (4).

Discriminations « ordinaires »

Bien que la présence d’un interprète à certains moments clé (réunions institutionnelles, entretiens avec les usagers ou la famille…) soit une pratique fréquente, il n’est pas rare non plus que des réunions d’équipe se déroulent sans lui et que l’information ne parvienne pas au salarié sourd. En plus de ces discriminations « ordinaires », l’éducateur spécialisé sourd doit parfois faire face aux négligences des collègues : « Au deuxième rendez-vous, ils m’ont appelée au téléphone et pas par SMS », raconte une éducatrice spécialisée (5). Cette tendance au déni de ce qui dérange semble d’autant plus profonde que la personne malentendante oralise bien. « Le professionnel sourd peut être parfois victime des efforts qu’il fait pour minimiser les effets de la situation du handicap […] Plus le handicap paraît invisible et plus il peut être nié », expliquent les auteurs de la recherche. Dans ces conditions, la présence de l’interprète apparaît comme un moyen de rendre symboliquement visible un handicap invisible. En se gardant de banaliser la différence, elle éviterait de mettre le professionnel sourd en difficulté.

Interprète ou pas, la difficulté persiste toutefois, en amont. Car malgré l’insertion professionnelle réussie des étudiants sourds de l’EFPP, largement liée à leur faible nombre, l’éducation spécialisée reste, dans son ensemble, très réticente à intégrer des travailleurs sociaux handicapés dans ses rangs, notamment lorsqu’il s’agit de s’adresser à des publics qui ne sont pas handicapés. Et ce secteur n’est malheureusement pas une exception dans le champ du travail social. Il existe une « réelle difficulté du secteur social, pourtant historiquement en charge de la question du handicap, à faire une place en son sein à des travailleurs en situation de handicap eux-mêmes », pointent les chercheurs. Et d’enfoncer le clou : « Il semble que ce secteur ait du mal à changer sa vision traditionnelle du handicap : vision doloriste, volontiers charitable, qui attribue à la personne handicapée uniquement une place de bénéficiaire, mais moins facilement celle de professionnel, et encore moins d’expert. » Comment expliquer cette résistance culturelle ? « S’adapter à la réalité de devoir travailler avec des collègues en situation de handicap pousse à modifier le regard que l’on porte sur la question de la norme et de la performance, argumentent les chercheurs. Ce qui en ressort peut être angoissant, inconfortable, pour un professionnel qui a pris pour habitude de se définir justement comme celui qui ne souffre d’aucun handicap. »

Cette réserve explique sans doute largement le faible nombre de formations au travail social ouvertes aux groupes d’étudiants sourds. D’après nos informations, outre l’EFPP, seul l’IRTS (Institut régional du travail social) Languedoc-Roussillon à Montpellier propose, depuis 1987, une formation d’éducateur spécialisé à destination des déficients auditifs. Trois centres de formation – le CFPMEA (Centre de formation aux métiers de l’éducation et de l’animation) de Languedoc-Roussillon à Montpellier, l’IFTS (Institut de formation de travailleurs sociaux) d’Echirolles (Isère) et l’IRTS de Languedoc-Roussillon – organisent, quant à eux, une formation de moniteur-éducateur. Et, à Paris, le GRETA des métiers de la santé et du social met en place une formation d’assistant de vie aux familles pour dix professionnels sourds en contrat de professionnalisation, qui devrait commencer en janvier 2011. C’est dire combien se comptent sur les doigts de la main les voies d’insertion professionnelle à destination des sourds dans le champ social…

Forte de ce constat, la recherche a pour ambition d’« engager un débat à l’échelle du travail social » pour valoriser le dispositif et l’élargir à d’autres qualifications. L’EFPP prévoit ainsi d’ouvrir prochainement aux étudiants sourds une formation d’éducateurs de jeunes enfants. Des formations de niveau V ou IV (aide médico-psychologique et moniteur-éducateur notamment) devraient également voir le jour. L’école accueillera également, dès septembre 2011, une promotion de professionnels sourds pour une qualification au Caferuis (certificat d’aptitude aux fonctions d’encadrement et de responsable d’unité d’intervention sociale). De quoi permettre une évolution professionnelle et casser le « plafond de verre » qui limite les travailleurs sociaux sourds dans leur progression de carrière. Extrêmement rares sont ceux, en effet, qui ont accès à la formation continue – il arrive qu’ils soient tout bonnement « oubliés » – et aux postes d’encadrement, « ce qui génère une forme d’usure et de démotivation », comme l’observe Laurent Ott. « Il est absolument nécessaire à terme d’amener le secteur à compter en son sein des directeurs, des chefs de service, des formateurs et des chercheurs en situation de handicap », affirme le rapport de l’EFPP. Cette dernière a d’ores et déjà entamé une réflexion sur l’ouverture de ses formations à d’autres types de handicaps – notamment cognitifs. « La surdité n’est pas notre limite », assure Laurent Ott.

Demeure une inconnue, d’ordre financier. « Cette formation entraîne une adaptation pédagogique avec un surcoût d’environ 50 % par rapport à une formation classique. Or, si tout le monde s’accorde à dire qu’elle est intéressante, dès qu’il s’agit de mettre la main à la poche, on se refile la patate chaude », se désespère Marie-Christine David. De fait, l’Agefiph (Fonds pour l’insertion professionnelle des personnes handicapées), qui finançait le surcoût pour l’EFPP depuis 1991, estime désormais que la région doit le prendre en charge. Après avoir argué que c’était à l’Etat d’assurer ce type de financement, le conseil régional d’Ile-de-France a finalement accepté de prendre le relais pour 2011. Une bonne nouvelle pour l’EFPP d’autant que le surcoût de la formation – en grande partie lié aux frais d’interprétariat (90 % des cours ont lieu avec un interprète) – a connu une inflation importante depuis que l’AFILS (Association française des interprètes en langue des signes) a renforcé ses exigences professionnelles en 2009 : elle préconise désormais la présence de deux interprètes par session d’interprétation de trois heures et une augmentation de leur rémunération. La manne du conseil régional, si elle est pérennisée, devrait permettre à l’école de réfléchir plus sereinement à l’opportunité de s’équiper en matériel informatique permettant la saisie orale et la transcription écrite des cours en direct et de se doter d’une signalétique adaptée.

UNE FORMATION ADAPTÉE

La formation d’éducateur spécialisé dispensée par l’Ecole de formation psycho-pédagogique (EFPP) (6) est ouverte, une année sur deux, aux personnes déficientes auditives reconnues travailleurs handicapés qui ont un niveau bac ou équivalent – une condition identique aux entendants. Depuis 1981, environ 80 étudiants sourds ou malentendants ont été diplômés. D’après l’enquête réalisée par l’EFPP, la grande majorité d’entre eux présente une surdité profonde de naissance et la LSF (langue des signes française) est leur mode de communication privilégié, même s’ils utilisent presque tous la lecture labiale et le français parlé.

A la différence de leurs camarades, les candidats sourds – entre six et dix par promotion de 55 étudiants – suivent une année préparatoire qui permet de tester leur motivation et de leur faire prendre conscience des difficultés auxquelles ils seront confrontés. Avec l’évolution du profil des candidats malentendants, dont le niveau scolaire augmente, l’EFPP réfléchit à réserver cette année de préformation aux seuls déficients auditifs qui en auraient besoin tout en l’ouvrant aux étudiants entendants souffrant, par exemple, de troubles cognitifs ou dyslexiques.

Au cours de la formation, les étudiants sourds bénéficient d’un parcours pédagogique adapté avec traduction simultanée des cours en LSF, entraide pour la prise de notes, séquences spécifiques pour soutenir les apprentissages les plus difficiles et perfectionner la langue française et accompagnement pédagogique sous l’égide de Ghislaine Seiliez, formatrice spécialisée dans la surdité. « Non seulement cet accompagnement favorise l’expression de leur rapport singulier à la surdité, observe-t-elle, mais il permet de distinguer les difficultés liées à la surdité des difficultés personnelles, de faire office de soupape quand les stages font surgir des résistances ou encore d’affirmer des revendications… »

Plus de 80 % jugent leur formation adéquate. Ils sont en outre très attachés à la formation pratique, et notamment aux stages – il existait six terrains de stage en 1981, il en existe aujourd’hui 186 ! –, qui leur permet d’« explorer les modalités d’un travail dans une équipe en général largement constituée de professionnels entendants ».

Malgré des caractéristiques sociologiques proches de celles des éducateurs entendants, les relations individualisées entre les uns et les autres se construisent lentement : il faut souvent attendre la fin de la formation pour que les étudiants sourds ne soient plus perçus comme un groupe indifférencié et qu’eux-mêmes se perçoivent davantage comme des professionnels que comme des personnes déficientes auditives. L’expérience humaine de la confrontation à la surdité se révèle alors très riche : « Le fonctionnement du groupe ainsi constitué développe notre tolérance et le respect des différences que nous serons amenés à rencontrer dans notre futur métier », explique un étudiant entendant (7).

LA SURDITÉ : UN FACTEUR DE DISCRIMINATION PROFESSIONNELLE

En France, 8,7 % de la population est atteinte de déficience auditive, dont 5,8 % de déficience profonde. Parmi les personnes en âge de travailler, seulement 67 % ont un emploi contre 74 % pour la population générale. En outre, 15 % des personnes sourdes ou malentendantes actives ont renoncé à l’emploi, contre 3 % pour le reste de la population. Malgré les obligations législatives (8), ces chiffres, cités dans la recherche de l’Ecole de formation psychopédagogique (EFPP) (voir encadré, page 31), s’expliquent de différentes façons : insuffisante adaptation du milieu professionnel, suspicion des collègues non sourds, isolement, manque de reconnaissance professionnelle… Une des principales difficultés pour l’insertion professionnelle des sourds réside toutefois dans la résolution des problèmes relationnels avec les entendants. Ces derniers « n’ont pas la conviction que leurs collègues sourds puissent prendre en charge des postes dits à responsabilités, partant du principe que leur capacité à participer à la sphère relationnelle sera toujours limitée. Aussi sont-ils orientés vers la mise en œuvre de tâches techniques qu’ils ont démontré pouvoir réaliser », expliquent Jean-Luc Metzger et Claudia Barril (9). Les sourds sont ainsi traditionnellement cantonnés à des métiers manuels – par exemple, menuisier ou ébéniste – même si les choses évoluent peu à peu. « Victime d’une communication qui ne respecte pas leurs besoins, ces professionnels sont perçus d’abord comme déficitaires, relationnellement puis professionnellement, par un mécanisme classique de phénomène de groupe. Cette disqualification génère ainsi de l’exclusion et, en retour, favorise l’attachement de ces professionnels à un groupe communautaire (codes, outils, références…) qui les place définitivement à côté de la norme intégrative », avance l’EFPP. La responsabilité des entendants à leur égard est centrale : « La surdité est un handicap partagé qui implique l’interlocuteur non déficient. Elle ne concerne pas seulement la personne qui en est atteinte, mais tout le milieu dans lequel elle évolue. Les réactions de ce milieu fixeront les limites et la profondeur du handicap. » Changer la donne constitue un défi de taille dans la mesure où il faut « adapter ce qui constitue le cœur identitaire d’une culture, c’est-à-dire un ensemble collectif de représentations, de savoirs, de pratiques, de règles sociales, de comportements, de rituels de politesse, de valeurs, de manières de se catégoriser et de se nommer ». Rapprocher sourds et entendants, c’est faire la « difficile expérience de l’altérité culturelle », concluent les chercheurs de l’EFPP. Si rien n’est gagné, il existe toutefois des avancées, au moins au niveau juridique, avec la loi pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées du 11 février 2005 et l’affirmation du droit à l’éducation pour les personnes sourdes dans la Convention internationale relative aux droits des personnes handicapées (ONU) de 2007, ratifiée par la France en février 2010. Afin de connaître plus précisément la situation des sourds en emploi, le sociologue Sylvain Kerbourc’h va bientôt démarrer, avec une équipe pluridisciplinaire, un projet de recherche, étalé jusqu’en 2012, sur l’expérience et les conditions de travail des sourds.

UNE RECHERCHE QUI N’EST QU’UN DÉBUT…

Rendue publique le 8 novembre dernier, lors d’une journée d’étude consacrée à l’état des lieux et aux perspectives d’emploi des professionnels sourds dans le champ social organisée au conseil régional d’Ile-de-France, la recherche de l’Ecole de formation psycho-pédagogique (EFPP) intitulée « Ouvrir le travail social aux professionnels sourds » a été menée sous la houlette de Laurent Ott et d’Alain Bonnami, respectivement formateur chargé de la coordination de la recherche et responsable de projet à l’EFPP (10). Elle donne une visibilité au devenir professionnel des étudiants sourds et malentendants qui ont obtenu le diplôme d’éducateur spécialisé depuis 1981. Conduite depuis septembre 2008 avec le concours financier de l’Uriopss (Union régionale interfédérale des organismes privés sanitaires et sociaux) Ile-de-France (25 000 €) et du groupe bancaire Natixis (38 000 €), elle s’attache à mesurer le caractère innovant du dispositif pédagogique mis en place et à faire des préconisations pour le perfectionner et le décliner à d’autres métiers du travail social. Elle analyse avec finesse l’expérience de l’EFPP à partir de deux questionnaires – l’un renseigné par 28 établissements employeurs d’éducateurs sourds et l’autre par les anciens étudiants (53 % des 78 éducateurs sourds contactés ont répondu) – et d’une dizaine d’entretiens semi-directifs. Le rapport final – près de 350 pages, dont autour de 150 pages de retranscription d’entretiens (11) – est très riche, quoique quelque peu décousu. Dommage, également, que les auteurs de la recherche n’aient pas été voir ce qui se faisait précisément dans les quelques formations similaires.

Pour l’EFPP, ce rapport, qui a également l’ambition de montrer que le travail social peut produire de l’expertise, n’est toutefois que le début d’un processus. Afin de poursuivre la réflexion, le centre de formation prévoit d’ores et déjà d’initier début 2011 une recherche appliquée qui étudiera dans quelle mesure des enfants sourds, nés de parents entendants et pris en charge par des professionnels de la petite enfance en milieu ordinaire, comme le veut la loi, peuvent développer la langue des signes (qu’ils apprenaient auparavant dans des établissements spécialisés).

C.S.-D.

Notes

(1) In 1981-1991 : dix années de formation conjointe éducateurs sourds et entendants – Rapport interne, EFPP, 1991.

(2) Citée dans la recherche.

(3) Citée dans la recherche.

(4) Citée dans la recherche.

(5) Citée dans la recherche.

(6) L’EFPP prépare aux métiers d’éducateur spécialisé et d’éducateur de jeunes enfants en formation initiale et continue et propose également une formation au Caferuis – EFPP : 22, rue Cassette – 75006 Paris – Tél. 01 44 39 71 30 – www.efpp.info – info@efpp.fr.

(7) Cité dans la recherche de l’EFPP.

(8) Depuis 1987, tout établissement d’au moins 20 salariés doit employer l’équivalent de 6 % de travailleurs handicapés sous peine de pénalités.

(9) In « L’insertion professionnelle des travailleurs aveugles et sourds : les paradoxes du changement technico-organisationnel » – Revue française des affaires sociales n° 3/2004.

(10) A noter que quatre éducatrices spécialisées sourdes formées à l’EFPP ont fait partie du comité de pilotage de l’étude.

(11) Une version courte, sans les annexes, est disponible sur demande à l’EFPP : 22, rue Cassette – 75006 Paris – Tél. 01 44 39 71 30 – www.efpp.info – info@efpp.fr – 20 €.

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