En bruit de fond, des sirènes d’ambulances. Dans son bureau, Fanny Cahard, l’assistante de service social, porte une blouse blanche. Et pour cause : elle exerce au sein du centre hospitalier universitaire de Rouen, dans une maison médico-judiciaire, le Centre d’accueil spécialisé pour les agressions (CASA) (1). La professionnelle écoute Suzanne S. (2), arrivée avec son fils une heure plus tôt à l’hôpital, après s’être fait violenter par son mari. D’abord reçue par un médecin légiste qui a constaté ses blessures, elle a été orientée vers la travailleuse sociale, qui pourra l’aider à trouver un hébergement d’urgence. Ensuite, elle aura la possibilité, si elle le souhaite, de rencontrer sur place une psychologue pour parler de son traumatisme. Femmes et hommes battus, bagarres, violences de voisinage, maltraitance envers les personnes âgées, empoisonnements, viols… l’équipe pluridisciplinaire du CASA accueille toutes les victimes d’agressions volontaires ou involontaires (perte de contrôle d’un véhicule, attaque commise par un chien, etc.). « C’est un observatoire de la vie de la cité, de sa violence, de sa souffrance et de ses secrets », résume Bernard Proust, professeur en médecine légale et neurologue, qui dirige ce service créé il y a trois ans.
C’est lui qui a eu l’idée, il y a près d’un quart de siècle, d’un lieu unique ayant pour but de faciliter le parcours médical et judiciaire des personnes agressées. « Je me souviens d’une intervention de Robert Badinter lors d’un congrès de médecine légale, dans les années 1980, qui s’étonnait de l’absence de structures spécialisées pour prendre en charge les victimes de violences en France. De mon côté, je réalisais des autopsies à la morgue municipale et je ne comprenais pas pourquoi on ne s’occupait pas des victimes avant qu’elles soient mortes… » Bernard Proust s’intéresse alors aux protocoles ayant cours au Québec, où l’on apprenait déjà aux infirmières des services d’urgences à identifier les situations de violences conjugales : une femme qui vient trois fois de suite pour des chutes dans les escaliers, une autre qui se plaint de douleurs thoraciques dont on ne trouve pas la cause… « On s’est aperçu que ces femmes, souvent mères de famille, ne voulaient pas parler car elles n’avaient pas d’indépendance financière. Quitter leur conjoint leur semblait impossible… » Sur la base de ces enseignements, il présente en 1989 à la direction du CHU son premier projet. Lequel devait permettre aux victimes de bénéficier d’une consultation quotidienne, assurée par des intervenants spécialisés, de déposer plainte auprès de la justice et d’être orientées vers des soins spécialisés, des services sociaux et des associations d’aide aux victimes. « Je me battais en quelque sorte contre la médecine légale sans humanité. Nous avons affaire à des personnes blessées, pas à des corps blessés… On m’a rétorqué que c’était un projet social, et non pas de la médecine… »
Les années passent. Les violences conjugales sont davantage reconnues, les victimes sont mieux prises en compte. La première unité médico-judiciaire voit le jour à l’Hôtel-Dieu, à Paris. A Rouen, le professeur Proust s’entête. Reste à trouver un financement. Pour ce Centre d’accueil spécialisé pour les agressions, le budget sera finalement partagé entre les ministères de la Santé et de la Justice, la préfecture et la délégation régionale de la condition féminine. Des médecins légistes de spécialités diverses (pédiatre, gynécologue, neurologue, chirurgien, urgentiste…), une psychologue, une assistante de service social, une infirmière et des secrétaires médicales sont recrutés, puis, le 10 décembre 2007, le CASA ouvre ses portes aux habitants de la Seine-Maritime. Au vu de la fréquentation du service de médecine légale de l’hôpital (1 000 personnes par an), les professionnels tablent à l’origine sur 2 000 à 2 500 consultations annuelles. Ils sont bien en deçà de la réalité ! L’année dernière, 4 537 actes cliniques ont été réalisés au CASA, dont 3 551 examens réalisés par les médecins légistes, 538 consultations psychologiques et 448 consultations sociales. Et le bilan 2010 devrait avoisiner les 5 250 actes médico-légaux. Les deux tiers des motifs de consultation sont des actes de violences volontaires divers, les violences conjugales en représentant 21 % et les violences sexuelles 4 %. L’agglomération rouennaise est-elle particulièrement propice à la violence ? Selon le rapport « Criminalité et délinquance constatées en France » de la Documentation française (3), on répertorie dans cette ville un grand nombre de victimes. « Mais dans les villes où il n’existe pas de maison médico-judiciaire, les gens hésitent peut-être davantage à porter plainte. Je pense que la création du CASA a fait émerger toute une partie des agressions qui n’étaient pas prises en compte auparavant », analyse Bernard Proust.
Les prises en charge passent par les deux secrétaires médicales, qui reçoivent entre 50 et 80 appels par jour. Du fait de l’affluence, les consultations, proposées initialement sans rendez-vous, sont désormais fixées pour le lendemain. Dans certaines situations d’urgence, les patients peuvent néanmoins être reçus immédiatement. Virginie Caro les accueille dans la salle d’attente, tape les comptes rendus des médecins, prépare les dossiers médicaux et transmet les informations à la police et à la gendarmerie. « Il faut avoir un fort caractère car nous sommes régulièrement malmenés par des patients qui ont été agressés et sont à bout de nerfs », témoigne la secrétaire médicale, en rangeant ses dossiers. Un quadragénaire aux longs cheveux blonds débarque justement dans son bureau, situé derrière une paroi vitrée au fond de la salle d’attente : « J’ai été agressé hier soir, j’ai pris de la bombe lacrymogène. La police m’envoie ici. J’ai appelé dix fois sans réponse, alors je me déplace ! Ça consiste en quoi ? », s’énerve-t-il. La secrétaire répond patiemment à ses questions et propose un rendez-vous pour le lendemain à 14h45.
Au CASA, le parcours d’une victime varie selon ses besoins. Soit la personne dépose sa plainte au commissariat puis est orientée vers l’hôpital sur réquisition (4), soit elle vient directement au CASA, qui peut s’autoréquisitionner. « C’est l’atout majeur du service. Le procureur de la République nous a accordé cette délégation, qui permet de ne pas avoir un système trop rigide pour les victimes déjà traumatisées », commente Bernard Proust. Mais il existe aussi des cas (1 % selon les statistiques du CASA) où la victime refuse de porter plainte, souvent dans des affaires d’agressions familiales. « Dans le cadre d’une unité de médecine judiciaire classique ne fonctionnant que sur réquisition, cette personne ne pourrait pas être vue en consultation ! Nous, nous la recevons systématiquement, nous notons ses lésions et rédigeons un constat. La victime peut rencontrer la psychologue, être mise en contact avec des associations de victimes… et nous gardons son dossier informatisé. Dans trois mois ou dans deux ans, si elle souhaite porter plainte, nous pourrons ressortir le dossier et apporter des preuves », explique le médecin.
Dans la salle d’attente, sous un mur couvert d’affiches contre les violences conjugales, une jeune femme patiente. Blessée, elle est d’abord passée par le service des urgences pour se faire soigner car le médecin légiste du CASA, lui, constate, mais ne fait pas d’actes de soin. Elle est reçue par Bernard Proust pour un examen corporel. « Elle promenait son chien durant la nuit. Elle n’a pas vu son assaillant – apparemment en état d’ébriété – qui l’a attrapée à la gorge par derrière. L’agression a duré un quart d’heure et la victime a cru mourir », raconte-t-il. Les séquelles physiques sont impressionnantes, au point que le médecin prend des photographies qui pourront servir lors de la procédure judiciaire, sur lesquelles on voit clairement dans les ecchymoses les empreintes digitiformes de l’agresseur. Le légiste a également une mission de prévention. Il décide de faire hospitaliser la jeune femme durant vingt-quatre heures au sein de l’unité d’hospitalisation de courte durée –? où deux lits sont réservés pour le CASA– afin de la surveiller, car « ce type de strangulation peut provoquer un accident vasculaire cérébral plusieurs jours après l’agression ».
A l’issue de sa consultation, Bernard Proust dicte au secrétariat un certificat médical, lequel fait partie des éléments qui permettront, le cas échéant, de sanctionner l’auteur s’il est retrouvé, mais aussi d’indemniser la victime. Un document qui précise le nombre de jours d’incapacité totale de travail (ITT). Si l’arrêt de travail évalue les conséquences des violences sur l’activité professionnelle, l’ITT s’apprécie au regard de la gêne constatée dans les actes de la vie courante. Ainsi, un retraité, un enfant, un chômeur, etc., justifiera de jours d’ITT au même titre qu’un actif (5). Pour la femme strangulée, Bernard Proust fixe dix jours d’incapacité – « cela pourra être réévalué ». Et lorsqu’une agression ne laisse pas de traces, une ITT psychologique peut néanmoins être établie. Dans ce cas précis, le médecin a remarqué que la victime a raconté son expérience sans aucune réaction émotive. « Il ne faut pas avoir de jugement. Certaines personnes verrouillent, dénient et craquent quelques jours après. C’est pourquoi je l’ai envoyée vers la psychologue. » Marion Mercier, spécialisée en psychocriminologie, victimologie et clinique interculturelle, a travaillé précédemment avec les auteurs de violences. Au CASA, elle reçoit environ huit patients par jour, qu’elle n’a pas vocation à suivre sur le long terme. « L’idée est que je puisse apporter une aide psychologique par rapport à l’événement qui a amené la personne ici. Si la victime aborde d’autres difficultés de son existence et qu’elle souhaite poursuivre une thérapie, je l’oriente vers les structures appropriées. Mais si la personne est déstabilisée par l’agression et que son traumatisme dure, je peux aussi la voir pendant plusieurs mois. La prise en charge se fait au cas par cas. »
Si la victime reçue rencontre des problèmes de logement ou une urgence sociale, le médecin peut l’orienter vers l’assistante de service social, comme cela a été le cas pour Suzanne S. Une demi-heure avant son entretien avec Fanny Cahard, celle-ci était en consultation avec le docteur Catherine Vicomte. Avant de lui adresser la patiente, la légiste a pris le temps d’expliquer à l’assistante sociale les circonstances de l’agression et le nombre de jours d’ITT requis. De la sorte, SuzanneS. n’a pas à raconter une nouvelle fois son expérience traumatisante. Parmi les personnes envoyées vers Fanny Cahard, 80 % sont des victimes de violences conjugales. « Les autres ont généralement subi des agressions de voisinage qui nécessitent un relogement. » L’assistante sociale, qui a déjà exercé en foyer d’hébergement, en centre communal d’action sociale et au service des urgences de l’hôpital de Rouen, apprécie la richesse de son poste au CASA. Elle compare volontiers son travail à celui d’une assistante sociale de secteur, dans le sens où elle assure une prise en charge globale des personnes. De même, elle a un rôle à jouer en matière de protection de l’enfance et est amenée à faire des signalements si elle estime que des enfants sont mis en danger. A Suzanne S., qui veut divorcer, elle propose une orientation vers une permanence juridique gratuite et lui remet les coordonnées de l’Association d’aide aux victimes et d’information sur les problèmes pénaux (AVIPP). Elle lui pose aussi des questions sur l’état de ses finances. En l’occurrence, c’est le logement qui pose problème. Suzanne vit en HLM et souhaite déménager pour s’éloigner de son mari dangereux. Elles examinent ensemble les différents organismes pouvant être contactés. Fanny Cahard propose d’écrire à l’un d’entre eux pour appuyer la demande de logement : « Ce n’est pas miraculeux mais ça peut servir de coup de pouce. »
« Ma prise en charge se déroule sur du moyen terme. Je travaille en lien avec de nombreux partenaires de l’agglomération rouennaise, ce qui me permet de réorienter les personnes », résume la professionnelle. Elle contacte ainsi l’assistant social de secteur de Suzanne S., pour travailler de concert et ne pas faire doublon. Un rendez-vous est ensuite fixé dix jours plus tard avec la jeune mère, afin de faire le point sur sa demande de logement. « Les gens qui arrivent au CASA sont souvent sous le choc, et je pense qu’il est nécessaire de les revoir quelques jours après, quand ils ont pris un peu de recul sur leur situation. Ici, nous les bombardons d’informations en quelques heures, et ce n’est pas toujours simple pour eux de tout assimiler. Cette dame n’a d’ailleurs pas souhaité rencontrer la psychologue aujourd’hui. Peut-être aura-t-elle changé d’avis la semaine prochaine ? »
C’est également un problème de logement qui amène Camille M., Rouennaise de 26 ans, qui bénéficie des services du centre d’accueil depuis le mois de juillet. Après avoir subi les coups de son conjoint, elle s’était rendue au commissariat pour porter plainte. Lequel l’avait orientée vers le CASA dont elle ignorait l’existence. Elle y avait rencontré un légiste – qui avait requis neuf jours d’ITT –, puis la psychologue à deux reprises, et enfin l’assistante sociale, pour trouver un hébergement d’urgence et ouvrir ses droits au revenu de solidarité active. Quatre mois plus tard, elle demeure toujours dans un foyer, en attente d’un logement social. « J’étais perdue en arrivant à l’hôpital. Je n’avais pas conscience du danger que j’encourais à retourner à notre domicile et je n’avais pas de ressources. Je n’aurais jamais su vers qui m’adresser pour effectuer toutes ces démarches. »
Fanny Cahard, qui suit l’avancement de son dossier, regrette de n’avoir pas suffisamment de solutions à apporter aux victimes de violences conjugales. « Il existe désormais une mesure d’exclusion du conjoint violent (6) mais elle reste difficile à appliquer, et ce sont encore souvent les victimes qui doivent quitter le domicile. Quand elles viennent me voir, j’appelle l’association SOS Crise ou le 115, mais ils ont rarement des places… »
Même s’il ne peut répondre à tous les besoins, le CASA offre aux personnes agressées une prise en charge simplifiée. Nouvel arrivé dans la salle d’attente, Jacques R., contrôleur de bus agressé la veille lors d’un contrôle de billets. Avant la création du centre, Jacques R. s’était déjà fait agresser et, reconnaît-il, les démarches sont aujourd’hui beaucoup plus simples. Carte Vitale à la main, l’air tendu, il entre dans le cabinet du professeur Proust. Celui-ci lui pose de nombreuses questions sur les circonstances de l’altercation, afin d’obtenir le maximum d’éléments pour remplir le certificat médical. L’homme souffre de l’épaule et du bas du dos. Il a porté plainte au commissariat, qui l’a envoyé à l’hôpital. Le « suivi CASA » s’arrêtera là : l’entreprise du contrôleur met à disposition de son personnel une psychologue. L’ITT sera de cinq jours.
Si chaque membre de l’équipe du CASA agit dans un cadre bien défini, une fois par mois, tous se retrouvent lors d’une réunion de service, afin d’aborder ensemble les situations les plus complexes. « Comme cette jeune fille qui ne voulait pas porter plainte pour viol, se souvient Fanny Cahard. Nous nous sommes posé des questions sur la véracité des faits. Mais nous n’avons pas à juger si l’agression est avérée ou pas, c’est à la justice de le faire. Nous apportons notre soutien à toute personne qui se présente au CASA, sans prendre parti. » Le CASA coordonne en outre le Groupe de réflexion des experts normands en médecine légale (GREEN), qui s’est donné pour objectif d’initier des activités de formation et de conseil, de partager les bonnes pratiques médico-légales, et d’instaurer un dialogue régulier entre les médecins et les magistrats de la région, afin d’harmoniser les pratiques et de développer une formation continue interprofessionnelle, médicale et juridique.
(1) CASA : Hôpital Charles-Nicolle – Pavillon Jacques-Delarue – 1, rue de Germont – 76031 Rouen cedex – Tél.02 32 88 82 84 (du lundi au vendredi de 8 h 30 à 17 h, le samedi de 9 h à 12 h).
(2) Les identités des victimes ont été modifiées.
(3)
(4) La réquisition est l’acte par lequel une autorité judiciaire fait procéder à un acte médico-légal « en vue de la manifestation de la vérité ».
(5) La durée de l’ITT est primordiale : si elle est inférieure à huit jours, l’auteur a commis une infraction punie par une contravention ; à partir de huit jours, il s’agit d’un délit qui relève du tribunal correctionnel. Certaines infractions sont néanmoins considérées comme des délits quelle que soit la durée de l’ITT : les violences conjugales, les agressions avec armes (arme à feu, arme blanche, bâton, pare-chocs de voiture, chien, etc.).