« L’aspiration à la retraite et au désengagement des responsabilités professionnelles n’est pas une provocation de la part des cadres dirigeants de notre secteur. Elle fait écho à une actualité qui éloigne l’horizon des droits à la retraite, mais elle est surtout l’expression du véritable malaise de certains collègues directeurs d’associations ou d’établissements : plus qu’un malaise, une sidération partagée, au-delà des directions, par toute une culture professionnelle. Il s’agit avant tout d’un sentiment d’impuissance face à une perte de sens et à un manque de considération des pouvoirs publics ! Celui-ci est lié à un constat largement partagé, renforcé à l’occasion des mouvements sociaux actuels : le “détricotage” organisé de l’Etat social dans notre pays. Les dispositifs sociaux en place depuis l’après-guerre sont progressivement remis en question. La notion de responsabilité collective, garante du “vivre ensemble”, cède le pas devant la responsabilité individuelle et son corollaire de culpabilité personnelle, voire de stigmatisation.
Cette régression est d’autant plus sensible que le pacte républicain repose historiquement sur une promotion de la solidarité et de la protection sociale. Dans ce contexte, comment oublier le rôle déterminant des associations de solidarité au cours des années de forte croissance d’après-guerre dans la conception de politiques d’intégration soucieuses de la place de chacun dans la société ?
Comment oublier les facultés d’adaptation de ce secteur aux crises économiques qui ont suivi et à la permanence de sa fonction de régulation sociale, notamment dans les enjeux d’insertion et de lutte contre l’exclusion ? Peut-on alors s’étonner, aujourd’hui, de l’inquiétude amère de nombre de dirigeants associatifs devant le peu de reconnaissance des pouvoirs publics ? Nos interrogations sont légitimes ; en effet, le corpus législatif de ces dix dernières années détermine une organisation de notre secteur d’activité peu favorable à un partenariat équilibré entre les pouvoirs publics et les associations d’action sociale. Ces dernières ne sont plus reconnues dans leur identité d’acteur démocratique facilitant la coexistence de l’intérêt général et de l’intérêt des personnes : restriction des moyens financiers propres à l’expérimentation, risques liés aux appels à projets de réduire l’acteur associatif à un simple opérateur, transformation des logiques contractuelles en logique de tutelle, etc.
Face à ce constat, les cadres dirigeants des institutions sociales peuvent-ils se mobiliser dans une dynamique de renouveau du travail social (1) ? Appeler à un tel renouveau impose, me semble-t-il, aux cadres du secteur d’assumer pleinement leurs responsabilités institutionnelles. C’est-à-dire de participer de leur place à l’instauration d’un cadre d’exercice professionnel suffisamment sécurisé pour faciliter l’engagement individuel et collectif des professionnels.
En effet, la fonction de direction et d’encadrement au sein de nos associations d’action sociale peut être mise au service d’une recherche de cohérence entre logique bénévole-citoyenne et logique professionnelle. Garantir pratiques et projets en référence à un projet associatif implique une posture politique. Politique, parce que l’association d’action sociale n’est pas simplement une organisation professionnelle : à la fois corps intermédiaire de la société civile, acteur ressources des politiques sociales et vecteur des besoins sociaux au sein du débat public, elle est un acteur démocratique de choix.
Les cadres associatifs sont au cœur de cet enjeu. Ils contribuent à l’adhésion des équipes au projet ; ils veillent à la prise en compte de l’expression et des analyses des professionnels de terrain ; ils participent activement à la fonction tribunitienne de l’association dans le débat public. Leur engagement citoyen et professionnel conditionne le partage de la fonction politique entre dirigeants bénévoles et salariés.
Le modèle libéral omniprésent, qui tend à organiser l’ensemble de la société, impacte l’action sociale par de fortes tendances sécuritaires et mercantiles ; plus que jamais, le secteur non lucratif doit faire entendre son approche solidaire et humaniste du “vivre ensemble”. Le respect des personnes et le droit à la dignité imposent une conception de la responsabilité collective venant réguler la responsabilité individuelle. Certaines unions et fédérations s’y emploient avec détermination, comme le montre le manifeste de janvier dernier de l’Uniopss (Union nationale interfédérale des œuvres et organismes privés sanitaires et sociaux) intitulé “L’association de solidarité est un membre vivant de la démocratie” (2). Les associations d’action sociale se positionnent également avec plus ou moins de combativité. Conscientes que leur légitimité ne repose pas uniquement sur la qualité de leurs prestations, elles mettent en avant leurs projets associatifs qui représentent la véritable expression politique d’une forme de représentation de la société civile. Or qu’en est-il, aujourd’hui, de la fonction de direction au cœur de ce modèle d’organisation à la fois technique et démocratique ?
De nouveaux modèles organisationnels se mettent en place. Certains d’entre eux privilégient la place d’un collectif autour du directeur général, confortant ainsi son rôle de coordination et d’animation des collaborateurs participant aux orientations de l’association. Certains facilitent des échanges étroits et constructifs entre cadres dirigeants salariés et instances bénévoles de l’association au profit d’une gouvernance plus intégrée.
A l’inverse, certains modèles interrogent directement la responsabilité des cadres de direction au risque de la mettre à mal. Ainsi en est-il des velléités de certains dirigeants bénévoles constitués en conseil d’administration ou bureau “opérationnels” de monopoliser la légitimité gestionnaire et politique associative au détriment de la délégation de responsabilité aux cadres dirigeants salariés ; ou bien de la mise en place de contrats pluriannuels d’objectifs et de moyens (CPOM) sans anticipation institutionnelle associant direction générale, direction de structures et instances associatives dans l’arbitrage légitime des orientations budgétaires ; ou encore de la mise à l’écart des cadres hiérarchiques dits “intermédiaires” des politiques de gouvernance et des orientations stratégiques de l’association.
Autant de pratiques, inquiétantes ou rassurantes, qui toutes démontrent l’importance du rôle des cadres de direction de nos associations dans un environnement très incertain. Pour autant, je suis convaincu, comme l’exprimait récemment Christine Chognot, adjointe au directeur général de l’Uniopss, lors de l’assemblée générale de notre association, que l’histoire n’est pas écrite, que les cadres dirigeants associatifs sont au cœur des enjeux de “relégitimation” de notre secteur.
Il nous faut agir, aujourd’hui, pour que les logiques de coopération entre acteurs l’emportent sur les logiques de concurrence, pour que notre modèle entreprenarial s’affirme à travers des rapports sociaux originaux employeurs-salariés, pour que la visée de transformation sociale de nos organisations se développe à partir d’une logique de territoire !
Cela veut dire prendre des initiatives en matière de coopération interassociative, imaginer des mutualisations de moyens et de savoir-faire qui ne s’appuient pas uniquement sur la recherche d’“économies d’échelle”.
Cela veut dire accompagner un long processus de négociation conventionnelle pour disposer enfin d’une règle de jeu commune valorisant les carrières du social, sécurisant les parcours professionnels et s’imposant aux financeurs tout en confortant la responsabilité pleine et entière des employeurs du secteur.
Cela veut dire enfin prendre en compte toute l’importance des stratégies territoriales et des ressources locales pour développer une fonction démocratique essentielle de nos associations : la mise en débat public des analyses et constats de terrain de nos bénévoles et salariés sur l’état du “faire société ensemble” ! »
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(2) Disponible sur