Près de trois ans après la mise en place de la gratification des étudiants en travail social – à partir de deux mois pour les stages effectués dans les établissements associatifs sociaux et médico-sociaux et les administrations et établissements publics de l’Etat – le système de l’alternance est-il au bord de la rupture ? « La goutte d’eau », selon les termes de Fabrice Heyriès, directeur général de la cohésion sociale, lors de la table ronde du 18 janvier dernier (1), – évaluée par ses services à seulement 22 millions d’euros par an – semble bien être en train de faire déborder un vase déjà bien rempli avec les réformes successives.
L’enquête « flash » réalisée en octobre par l’Aforts (Association française des organismes de formation et de recherche en travail social) et le GNI (Groupement national des instituts régionaux du travail social) auprès de leurs adhérents – qui ne prétend pas être représentative – est à cet égard particulièrement inquiétante. Certes, les chiffres montrent que tous les étudiants des formations de niveau III (le sondage n’a pas porté sur les niveaux II et I) finissent par partir en stage. Mais à quel prix ? Interrogés par les ASH, bon nombre des directeurs des centres ayant participé au questionnaire se rejoignent pour dire combien la gratification, surtout depuis l’abaissement du seuil de trois à deux mois, a fait de la recherche de stage un boulet qui plombe dangereusement la qualité de la formation et épuise les équipes et les étudiants.
Premier enseignement tout d’abord, si tous les élèves partent en stage, c’est, pour certains, avec un retard d’une, deux ou trois semaines (2). Ce qui est loin d’être négligeable. « Des étudiants risquent d’arriver au diplôme en juin avec une formation incomplète », s’inquiète Jean-Marc Allonneau, directeur général de l’Ecole santé social du Sud-Est de Lyon. A cela s’ajoute une réorientation des terrains de stage vers les structures publiques pour contourner l’obligation de gratifier. C’est particulièrement vrai pour les assistants de service social, comme le rapporte Sophie Le Boucher, directrice de l’Ecole régionale d’assistants de service social de Toulouse : « 80 % des stages s’effectuent désormais dans la fonction publique territoriale (conseils généraux, CCAS), la fonction publique hospitalière et la fonction publique de l’Etat. Toutefois, cette dernière étant tenue de gratifier, l’offre de stages a considérablement diminué au sein notamment du service social de l’Education nationale et du ministère de la Défense », précise-t-elle. Quant au secteur privé, il ne représente plus que 20 % des stages (contre 45 % auparavant), soit une réduction de la diversité des terrains de stage qui va à l’encontre de la réforme du diplôme. De même, les éducateurs de jeunes enfants, souvent accueillis dans des petites structures associatives innovantes, se voient désormais dirigés vers les crèches communales, intercommunales ou départementales, qui n’ont pas l’obligation de gratifier. « Enfin, les étudiants éducateurs spécialisés se retrouvent pour l’essentiel dans les établissements de protection de l’enfance, au détriment d’autres secteurs comme le handicap, la lutte contre l’exclusion ou les espaces de travail plus à la marge », note Marie-Christine David, directrice générale de l’Ecole de formation psycho-pédagogique (EFPP) de Paris.
Si d’une façon générale, les salariés en formation continue et les bénéficiaires des Assedic – « non gratifiables » – peuvent se voir ouvrir plus facilement les portes des petits établissements, les choses sont néanmoins plus complexes, note Jean-Marc Allonneau : « Des petites structures, qui ont du mal à recruter, vont puiser dans leur budget pour gratifier des stagiaires et des établissements importants vont, quant à eux, refuser tout stagiaire ou mettre en place des “quotas” ou des filtres en faisant remonter les demandes de stages au plus haut niveau de la hiérarchie. De même, certains conseils généraux, pour des raisons politiques ou des stratégies d’emploi, vont rémunérer les stagiaires, voire – comme l’Ardèche – les aider pour leurs frais d’hébergement et de transport, quand d’autres vont imposer des quotas et ne pas les gratifier. »
On le voit donc, la recherche de stages est devenue un « marché » livré aux stratégies diverses des employeurs et des tarificateurs, sans fonctionnement logique, ni transparence. Et ce qui ressort des témoignages, c’est la lassitude, l’épuisement et la perte de sens qu’implique pour les écoles, les formateurs et les étudiants ce qui est devenu un véritable parcours du combattant et une obsession. « On s’enfonce dans l’absurde. Il y a une fuite en avant pour trouver coûte que coûte des stages au détriment des préoccupations pédagogiques », déplore Marie-Christine David. « C’est vrai, tous les étudiants ont trouvé un terrain d’accueil, mais j’ai passé la moitié de mon temps depuis la rentrée à ne faire que de la recherche de stage », témoigne Patricia Vallet, formatrice de la filière des éducateurs spécialisés à l’Institut régional du travail social de Montpellier. Cet établissement mobilise d’ailleurs ses six formateurs à raison de 30 heures par an chacun sur la recherche de stage, tandis que l’Ecole pratique de service social de Cergy a mis à la disposition de son service « alternance » (dédié à la recherche de stages) un formateur à mi-temps. De son côté, l’Ecole régionale d’assistants de service social de Toulouse inclut dans la « feuille de route » des formateurs, un travail de prospection permanent auprès des sites qualifiants. « Certes, on peut y voir une démarche “commerciale”, mais elle est désormais nécessaire », explique Sophie Le Boucher, sa directrice.
Ce surinvestissement humain et financier s’accompagne d’une détérioration du climat dans les établissements : tant au plan des relations entre les formateurs et les étudiants, parfois stressés et agressifs – ce qui pèse sur le processus formatif –, qu’au sein des étudiants, la gratification ayant aiguisé la compétition entre eux, voire avec leurs collègues de masters professionnels qui arrivent aussi sur le marché. Ce qui n’empêche pas une certaine solidarité : au CNAM Iforis (Institut de formation et de recherche en intervention sociale) d’Angers, les élèves ont décidé de créer une caisse commune afin de redistribuer les sommes de la gratification, ce qui leur permet de continuer à choisir des stages qui les intéressent. Car le paradoxe aujourd’hui, comme le dénoncent bon nombre de responsables, c’est que trop souvent l’étudiant ne choisit plus son stage en fonction de son projet professionnel, mais adapte ce dernier au stage !
L’enquête de l’Aforts et du GNI met également en évidence les assouplissements, voire les « bricolages » et « petits arrangements » réguliers, auxquels sont contraints les centres de formation pour fournir malgré tout un terrain d’accueil à leurs élèves. Si certains refusent par principe de saucisonner les stages, d’autres estiment qu’ils n’ont pas le choix, même s’ils reconnaissent que c’est au détriment de la cohérence pédagogique. Par exemple, à l’IRTS de Montpellier, « on ne maintient plus qu’un stage long de neuf mois pour les éducateurs spécialisés de seconde année et on a redécoupé les autres stages de façon à ce qu’ils soient inférieurs à deux mois », explique Patricia Vallet. « Pour permettre une diversité des expériences et envoyer les étudiants dans des petites structures, nous sommes obligés de scinder en deux le stage de quatre mois des conseillers en économie sociale et familiale de 3e année », témoigne également Dominique Géraud, directeur des études au CNAM Iforis. « Ce découpage, on y est parfois bien obligé, justifie Philippe Poirier, responsable de la formation initiale à l’EFFP. Sinon, quand un étudiant risque de se retrouver sans stage, que fait-on ? »
Cette enquête sonne donc comme un signal d’alarme sur les changements en profondeur – et le risque de leur banalisation – introduits par la gratification, faute de garantie sur son financement et dans un contexte budgétaire tendu. D’une part, celle-ci est bel et bien devenue un droit aléatoire et inégalitaire pour les étudiants (3); d’autre part, après la réforme des diplômes et la mise en place des sites qualifiants, elle achève de désorganiser en profondeur les études et de remettre en cause le principe même de l’alternance. « Si on continue comme cela, le système va se gripper », s’inquiète Jean-Marc Allonneau. « Avec entre autres conséquences de dissuader les candidats potentiels. Avec les départs en retraite, on risque d’avoir du mal à recruter dans les institutions et services. » Sans compter, craint Philippe Poirier, que la transmission de la culture professionnelle pourrait ne plus être assurée : « Avant, accueillir un stagiaire était un acte naturel. On avait soi-même été formé par des anciens et on se sentait redevable. Or, aujourd’hui, c’est devenu tellement compliqué que l’on peut craindre le repli sur soi. » Quant à la question qui revient en permanence sur les lèvres, c’est, comme la formule Pierre Verneuil, directeur de l’Institut régional de formation aux fonction éducatives de Limoges : « Combien de temps les équipes pédagogiques et les étudiants pourront maintenir hors de l’eau un système à bout de souffle ? »
Car, à la lassitude, s’ajoute l’exaspération liée au sentiment général que le gouvernement laisse pourrir le « problème urgent » de la gratification. La proposition de loi adoptée en première lecture au Sénat le 29 avril qui instaure un moratoire de l’obligation de gratifier jusqu’au 31 décembre 2012 (4) – fortement critiquée parce qu’elle exclut les travailleurs sociaux en formation du droit commun – devait être mise rapidement à l’ordre du jour de l’Assemblée nationale. Or elle ne figure toujours pas à son calendrier et plus personne n’en parle. Quant au fameux rapport confié aux inspections générales des affaires sociales et de l’administration de l’Education nationale pour mesurer les conséquences de la gratification sur l’offre de stages, qui devait être rendu avant l’été, « ses conclusions devraient être très prochainement disponibles », selon la réponse faite en novembre par le ministère du Travail à une question écrite (5). Il semblerait toutefois, d’après les informations de l’Aforts, que le ministère de l’Education nationale bloque la diffusion du document, qui a toutes les chances de finir dans un tiroir.
Certes, la direction générale de la cohésion sociale (DGSC) s’est saisie du sujet mais en le renvoyant à la réflexion plus générale – et indispensable – sur l’alternance sur laquelle est mandaté un groupe de travail de la commission professionnelle consultative du travail social et de l’intervention sociale ; ses propositions sont d’ailleurs attendues pour le 15 mars. Mais du coup, il n’est plus question d’évoquer la gratification, devenue presque « un sujet tabou », selon l’Aforts. D’où les craintes que cet élargissement ne soit aussi un moyen d’éluder ce problème financier, voire de le faire disparaître en obtenant un raccourcissement des périodes de stage.
(2) Au moment de l’enquête, pour les centres de Bretagne, il manquait 38 stages à 10 jours du départ pour les assistants sociaux et 120 stages à 17 jours du départ pour les éducateurs spécialisés.
(3) Alors que 20 % d’entre eux ont eu l’intention d’interrompre leurs études du fait de la précarité de leur situation, selon une enquête menée en Ile-de-France – Voir ASH n° 2684 du 26-11-10, p. 18.
(5) J.O. Sénat du 4-11-10, p. 2909.