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« Une classe moyenne musulmane est en émergence »

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Dans l’inconscient collectif, « jeune musulman » est souvent synonyme de « violence » et d’« échec scolaire ». Pourtant, nombre de jeunes adultes de familles musulmanes entreprennent des études supérieures, constate la politologue Leyla Arslan dans son livre « Enfants d’Islam et de Marianne ». Ils aspirent à être reconnus pour ce qu’ils sont, sans se voir assigner une identité stigmatisante.

Existe-t-il une classe moyenne musulmane ?

Je préciserai d’abord qu’il faut être prudent avec cette notion, et ne pas essentialiser une population à partir d’un critère religieux. En étudiant un échantillon de personnes considérées comme musulmanes, j’ai d’abord voulu comprendre de quelle façon elles géraient cette étiquette. Pour répondre à votre question, il n’existe pas de statistiques de type ethnique en France. Il est donc difficile de quantifier le phénomène. Mais cette classe moyenne est en train d’émerger. Lorsque l’on compare le profil sociologique des parents avec celui des enfants, le processus est indéniablement à l’œuvre, même si les enfants souhaiteraient sans doute une ascension sociale plus marquée. Les pères, en particulier ceux qui sont venus du Maghreb, étaient ouvriers et les mères le plus souvent au foyer. Les enfants, eux, ont des profils qui n’existaient quasiment pas à la génération précédente : employés, instituteurs, fonctionnaires…

Sur quelles personnes a porté votre enquête ?

Il s’agissait d’une cinquantaine d’étudiants et d’étudiantes, âgés de 20 ans à un peu moins de 30 ans. Ils ont grandi dans des familles musulmanes des quartiers populaires de la Petite Couronne parisienne, principalement en Seine-Saint-Denis. D’origine maghrébine, turque, malienne ou sénégalaise, ils sont français et ont été scolarisés en France. Lors de nos entretiens, quelques-uns venaient d’être diplômés et entraient dans la vie active. Parmi eux, il y avait surtout des enseignants, des éducateurs spécialisés, des juristes… Les profils de ceux qui étudiaient encore étaient plus divers, allant de la première année de médecine à une dernière année de Master en sciences humaines.

Votre enquête définit quatre groupes différents…

J’ai croisé deux critères convergents. D’abord la façon dont les enquêtés percevaient leurs chances d’ascension sociale. Ensuite, la façon dont ils se percevaient eux-mêmes dans la société. Il en ressort que moins on réussit ses études, plus on a tendance à avoir une lecture essentialiste de sa situation. Ceux que j’ai appelés les « galériens » sont typiques de ce cas de figure. Il s’agit de jeunes qui ont eu un parcours scolaire long et sinueux et ont dû mettre toutes leurs forces pour accéder à l’université. Ils ont l’impression d’avoir moins bien réussi qu’ils ne l’auraient pu et pensent que le système s’est acharné contre eux. Ils se vivent comme des victimes de la discrimination et du racisme institutionnel. Le deuxième groupe, le plus nombreux, est celui des « laïcs ». Ils ont fait leur petit bonhomme de chemin à l’école et sont entrés à l’université mais pas dans des grandes écoles. Ils analysent la société en termes de classes et non de groupes ethniques. Ce qui les caractérise, c’est vrai d’ailleurs pour tous les groupes, c’est leur volonté farouche de séparer les sphères privée et publique. Pour eux, il est hors de question de se présenter publiquement comme musulmans ou arabes. Ils jugent que cela n’a pas de sens et peut même être dangereux. Le troisième groupe, plus restreint, est celui des « critiques ». Eux aussi réussissent bien à l’école mais ils ont un regard un peu plus distancié sur le fonctionnement du système républicain. Ils estiment qu’il y a deux poids deux mesures et que le système ne remplit pas ses promesses à leur égard. Enfin, le groupe des « grimpeurs », ultraminoritaire, regroupe des garçons engagés dans de brillantes études. Ils sont très conscients de l’émergence du thème de la diversité dans le débat politique et veulent surfer dessus. Ils veillent cependant à ne jamais mettre en avant une étiquette religieuse qui risquerait de freiner leur mobilité sociale.

L’école joue manifestement un rôle essentiel dans le parcours de ces jeunes adultes…

Ils sont en effet conscients que c’est l’école qui les a tirés vers le haut, et ils lui en sont reconnaissants. Mêmes les « galériens », souvent assez amers sur leur parcours, reconnaissent que l’école reste l’outil par excellence de la réussite sociale. C’est d’ailleurs pour cette raison qu’ils sont nombreux, dans tous les groupes, à s’investir dans les associations d’aide aux devoirs. Ils veulent rendre aux plus jeunes ce que l’école leur a donné car ils savent que c’est le moyen pour les enfants des quartiers de s’arracher à leur condition sociale. Ils connaissent cependant les limites du système éducatif. On s’en rend compte lorsqu’ils décrivent les collèges où ils sont passés comme une espèce d’entre-soi du quartier, voire de la cité, avec une présence massive d’enfants de familles immigrées et une absence quasi totale des classes moyennes.

Cette mixité à laquelle ils aspirent, l’ont-ils trouvée dans l’enseignement supérieur ?

Théoriquement oui, car plus on monte dans l’échelle scolaire et plus la mixité existe, en tout cas à l’université. Mais à côté des universités et des grandes écoles parisiennes, jugées prestigieuses, il existent des facs de banlieue, moins bien cotées, auxquelles accèdent en priorité les enfants d’immigrés. Bien sûr, certains ont pu intégrer des universités parisiennes mais ils ont dû alors affronter un milieu nouveau pour eux, très en décalage avec leur réalité, qui leur donnait l’impression d’être illégitimes. A tel point qu’ils ont parfois préféré retourner dans les facs de banlieue. Je pense à cet étudiant de la faculté d’Assas, à Paris, qui demandait des aménagements d’horaires afin de pouvoir travailler pour payer ses études, et à qui on aurait répondu qu’ils n’étaient que deux dans son cas, sur 500 étudiants. Ce n’est que le récit d’une personne mais cela illustre ce statut d’exception dans lequel ces jeunes ont le sentiment d’être enfermés.

Quel est leur rapport au religieux ?

Quelques-uns mettent en avant leur appartenance religieuse mais la plupart de ceux que j’ai rencontrés ne passe pas leur temps à militer pour l’introduction du hallal à la cantine ou autre chose, même s’ils n’y seraient pas nécessairement hostiles. Leurs revendications à caractère religieux, si elles existent, ne s’expriment pas dans un discours de type religieux. Par exemple, quand il y a eu le débat sur le port du voile intégral en France, beaucoup trouvaient que c’était un peu ridicule de porter ce voile en France. Mais ils rappelaient en même temps que la liberté d’exprimer ses convictions religieuses est inscrite dans la Constitution et dans la Déclaration des droits de l’Homme. Leurs arguments sont davantage formulés en termes de libertés publiques que de respect de préceptes religieux.

Sont-ils favorables à une politique de discrimination positive ?

Ils expriment au contraire une certaine réticence. Ils ne veulent pas être classés en tant que musulmans ou arabes. En même temps, ils savent que la situation actuelle n’est pas satisfaisante. Certains seraient d’accord pour mettre en place des dispositifs de discrimination positive, mais uniquement à titre transitoire et à partir de critères sociaux. Ce qui ressort en tout cas très fortement chez tous ces jeunes issus de familles musulmanes, c’est la volonté d’être reconnu comme acteur dans la définition de son être social. Ils ne veulent pas être assignés identitairement par une force extérieure, que ce soit leur famille, la puissance publique ou, plus généralement, le regard des autres. Quant à l’émergence du thème de la diversité dans l’espace politique, ils estiment que c’est un peu un gadget, un outil de communication à usage politique. Pour eux, on doit être choisi pour ses compétences et pour les idées que l’on souhaite porter dans l’espace public, pas sur des critères ethniques ou religieux.

Vous mettez en avant le concept d’« ethnicité symbolique ». De quoi s’agit-il ?

Cette idée vient d’un auteur américain qui étudiait les populations irlandaises aux Etats-Unis. Il expliquait qu’elles avaient réussi à développer une sorte d’ethnicité par intermittence, surtout cantonnée aux loisirs, en pouvant choisir à quel moment elles voulaient, ou non, revendiquer leur culture. Je me suis demandé s’il existait le même phénomène en France concernant la classe moyenne issue de l’immigration en émergence. En d’autres termes, peut-on être d’origine maghrébine comme on est d’origine bretonne ou basque. Or, si l’on observe une transformation de l’ethnicité des jeunes par rapport à leurs parents, on n’atteint pas encore le stade de cette ethnicité symbolique, tout simplement à cause du regard de l’autre. Sans faire de jeu de mots, chez les jeunes issus des familles musulmanes maghrébines ou africaines, l’ethnicité leur colle à la peau. Ils peuvent oublier leur origine mais il y aura toujours quelqu’un pour la leur rappeler. Ceux que j’ai interrogés souhaiteraient être banalisés au sein de la population française et qu’on leur fiche la paix. Mais il y a des choses qui les dépassent. D’une certaine façon, ils sont sujets de débat contre leur gré.

REPÈRES

Chargée d’études à l’institut Montaigne, Leyla Arslan est docteure en science politique, diplômée de l’Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco) en arabe. Elle publie Enfants d’Islam et de Marianne (Ed. PUF, 2010).

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