Recevoir la newsletter

La journée d’une AS de campagne

Article réservé aux abonnés

Assistante sociale de la Mutualité sociale agricole, Chantal Durand parcourt depuis vingt ans les routes sinueuses de la Lozère afin d’aider des exploitants agricoles ou retraités à sortir de leur isolement, et de les épauler dans leurs démarches de santé ou administratives au cœur d’une région désertée.

Dans le coffre de Chantal Durand, une pelle et des chaussures de randonnée, indispensables pour exercer son métier… d’assistante de service social. « Bien obligée ! », commente-t-elle, emmitouflée dans sa coquette doudoune. Ce jour-là, le thermomètre affiche 1°C. Pas de vrais flocons à l’horizon, elle n’aura pas besoin de son équipement de choc. Sur la route qui mène à son bureau, des piquets rouges ou jaunes ont été plantés, pour délimiter les bords de route lorsqu’elle est enneigée : « On apprécie, en avril, quand ils les retirent. Ça veut dire que l’hiver est terminé ! » La travailleuse sociale parcourt 1 000 kilomètres par mois dans les zigzags des montagnes de la Lozère, pour rendre visite à des adhérents de la Mutualité sociale agricole (MSA), la plupart exploitants agricoles ou retraités. Dans ce département, 14 % de la population active travaille dans le secteur agricole, contre seulement 4 % sur le plan national (1). Chantal Durand vit à Langogne, à 1 000 mètres d’altitude, et la neige s’invite dans son parcours près de huit mois par an. « Nous avons eu nos premiers flocons en septembre et, cette année, les derniers sont tombés en juin, le jour de la fête des pères… », raconte-t-elle, sans perdre le sourire. Dans son métier, la neige constitue un véritable fléau. Elle l’empêche parfois d’atteindre des foyers trop isolés dans les hauteurs, et pèse sur le moral des gens qu’elle accompagne et qui restent souvent seuls, des jours durant, dans leur maison entourée d’une enveloppe blanche immaculée.

Tous les matins, vers 8 heures, l’assistante sociale passe à son bureau, perché au dernier étage de la mairie de Langogne. Dans ce secteur, il n’y a qu’elle. Le siège de la MSA de la Lozère, son employeur, se situe à Mende, la préfecture, à près de 50 kilomètres de là. Alors, le plus souvent, elle est seule pour assurer ses quelque 500 interventions annuelles. Pour compenser les effets d’un tel isolement, une ou deux fois par mois, les assistantes sociales de la MSA se retrouvent à Mende pour une réunion de service. Une véritable bouffée d’oxygène pour les cinq travailleuses sociales qui se répartissent les différents cantons de la Lozère. L’occasion de partager craintes, doutes et interrogations, qui demeurent en suspens le reste du temps, faute d’interlocuteurs directs. Chantal Durand rend aussi souvent visite aux assistantes sociales du conseil général à Langogne. « Et à partir de décembre une collègue de la MSA assurera une assistance administrative une fois par semaine… Son bureau ne sera pas à la mairie, mais c’est déjà ça ! », positive cette brune de 49 ans, heureuse de partager ses connaissances sur la région, mais discrète sur son ressenti à l’égard de son métier.

Confrontée à l’isolement

Bien qu’elle ait toujours travaillé à Langogne, Chantal Durand ne s’est pas réellement habituée à l’isolement. Il y a vingt ans, jeune professionnelle, elle débarquait en Lozère pour occuper ce poste d’assistante sociale, avec sa pointe d’accent du midi : « La première question qu’on vous pose, ici, c’est si vous êtes du coin. Heureusement, je viens de l’Aveyron, c’est plutôt bien vu. » A l’origine, elle voulait être éducatrice de jeunes enfants et avait fait deux années d’études à Toulouse pour obtenir le diplôme. Ne trouvant pas de travail, elle a rempilé pour trois ans, afin de décrocher le diplôme d’Etat d’assistante sociale. Une réorientation qu’elle dit ne pas regretter : « De toutes façons, ce n’est pas possible de faire ce métier sans l’aimer. » Elle avait demandé à travailler à 80 % lorsque ses deux enfants étaient petits. Depuis, elle a gardé son mercredi, pour souffler et oublier, le temps d’une randonnée, les problèmes des gens alentour. « Avec ce travail, on ne peut pas dire, quand on pose le cartable à la maison, que la journée est finie. »

A peine arrivée à son bureau, l’assistante sociale écoute son répondeur et allume son ordinateur pour lire ses courriels. Rien à faire, il ne veut pas fonctionner. « C’est compliqué pour se connecter au réseau Internet. Même quand j’ai un problème d’informatique tout bête comme ça, personne n’est là pour m’aider », déplore-t-elle. Qu’à cela ne tienne, les messages attendront. L’heure est venue de se rendre à son premier rendez-vous de la journée. A 9h30, Gustave ? B.(2), 81 ans, une carrure imposante, la casquette vissée sur la tête, l’accueille sur le seuil de sa petite maison du village de Saint-Symphorien. A l’intérieur, rien ne dépasse, ni une assiette sur l’évier ni un papier égaré. Seuls trônent un vieux téléviseur débranché, un calendrier à la date du jour, trois bibelots et un poste de radio. Tout est parfaitement propre et bien rangé, mais les murs « vert hôpital » et l’absence de photo donnent un air triste à la demeure du vieil homme célibataire et sans enfants. Il peine à entendre l’assistante sociale car il n’arrive pas à nettoyer son appareil auditif avec le produit qui lui a été fourni. Il faudrait qu’il retourne à Mende, mais il s’y est déjà rendu trois fois cette année et, sans permis ni réseau de transports en commun, c’est à chaque fois le parcours du combattant. Chantal Durand sort une feuille de son cartable pour y noter les références du produit. Elle se renseignera à la pharmacie. « On fait de tout. Il y a tellement peu de médecins dans les environs que, quand ils viennent, ils n’accordent pas beaucoup de temps à chaque patient. Alors on prend le relais », explique-t-elle, dans un haussement d’épaules. Voici peu de temps, le généraliste des alentours a pris une semaine de vacances et, à son retour, une cinquantaine de personnes l’attendaient dans sa salle d’attente ! Des incitations à l’installation ont certes attiré quelques médecins, notamment des Roumaines, dans le fin fond des montagnes du Languedoc-Roussillon. « Mais la barrière de la langue a posé problème, et elles ne sont pas restées longtemps. Ça va, ça vient… »

Mais si la travailleuse sociale s’est déplacée aujourd’hui, c’est d’abord pour renouveler pour un an l’aide ménagère dont bénéficie GustaveB. Celui-ci en profite pour exprimer ses doléances. Depuis peu, ce n’est plus la même personne qui vient chez lui, deux fois par semaine, l’aider à tenir sa maison. « J’ai perdu gros. Avant, comme elle habitait juste à côté, elle me faisait mes courses », regrette-t-il. Seul le boucher ambulant continue de visiter son petit village, le primeur et l’épicier l’ayant déserté. Il reste aussi les bocaux que Gustave B. a fait en réserve, pour quand il ne pourra plus cultiver son jardin. Mais ça ne durera qu’un temps… La nouvelle aide ménagère ne vient pas toujours le même jour de la semaine, se plaint-il à demi-mots. Ce n’est pas une question de routine. Le souci est que, parfois, il défait son lit, met les draps à laver, mais n’a pas assez de force dans les bras pour les mettre à sécher. Alors quand l’aide ménagère ne vient pas, ses draps restent mouillés. L’assistante sociale en prend note et lui affirme qu’elle abordera le sujet avec l’association d’aide à domicile qui travaille avec la MSA.

Une proximité parfois délicate

Pour Gustave B., la visite de Chantal Durand représente surtout l’occasion de parler à quelqu’un. « Le fils des voisins s’est fait renverser par une vache, il a une entorse à la cheville », raconte-t-il. Pas la peine de citer un nom. Tout le monde se connaît dans les environs. A Langogne, village d’un peu plus de 3 000 habitants, Chantal Durand est connue. Et pour cause, elle y habite depuis vingt ans. Mais, justement, il n’est pas toujours aisé pour une travailleuse sociale de vivre sur son lieu de travail : « J’essaie de faire la part des choses. Quand je croise les gens au marché, le samedi matin, je dis bonjour, bien sûr, mais je ne m’attarde pas de trop. Sinon, on ne s’arrête jamais. » Cette proximité avec les usagers pose aussi parfois un problème professionnel, souligne l’assistante sociale : « Dans les commissions de prestations extralégales, qui accordent des aides pour les loisirs, même si les dossiers sont anonymes, comme on cite le lieu de résidence de la personne, on sait très bien de qui on parle. Certains disent qu’à untel il ne faut rien donner parce qu’il dépense son argent au bistrot… Il y a des familles qui sont cataloguées à vie. »

Bien qu’un autre rendez-vous l’attende, Chantal Durand prend son temps, discute et communique au vieil homme isolé un peu de sa bonne humeur, qui semble permanente. Dans une maison de retraite, il souffrirait moins de la solitude et ses problèmes domestiques seraient réglés, mais ce n’est pas avec sa retraite d’agriculteur (750 € par mois) qu’il pourrait se la payer. En attendant, il raccompagne sa visiteuse du jour sur le pas de la porte et regarde sa voiture s’éloigner.

A la campagne, une autre précarité

Destination, un autre canton, Grandrieu. Un couple d’agriculteurs, qui touche le revenu de solidarité active (RSA) faute de revenus suffisants, est suivi par Chantal Durand depuis une dizaine d’années. Au fil des ans, elle a vu leur exploitation dépérir. De la vingtaine de vaches qui composait le cheptel, il n’en reste plus que quatre. Dans la ferme, il y a désormais plus de chats que de bovins. Une quinzaine de félins se baladent dans la maison au confort minimal. Le couple a arrêté de produire du lait et n’a vendu cette année qu’un veau et une vingtaine de boules de foin – à 10 € la boule, ça ne fait pas vivre un foyer…

Restent le RSA et les différentes aides agricoles. Prime herbagère agroenvironnementale, prime réservée aux agriculteurs de haute montagne… Après vingt ans à la MSA, Chantal Durand est devenue incollable sur le sujet. Elle énumère toutes les aides possibles et vérifie que le couple a bien touché ce à quoi il a droit. Elle connaît sur le bout des doigts le métier d’exploitant agricole. Même si la MSA s’occupe du suivi social (allocations, RSA, pensions, etc.) de l’ensemble des salariés agricoles (y compris ceux du Crédit agricole et les employés administratifs du secteur), ce sont les agriculteurs, actifs ou en retraite, qui ont le plus besoin de son soutien. La profession est en crise, Chantal Durand le ressent chaque jour un peu plus. Les dettes s’accumulent et de nombreux foyers s’enfoncent dans la précarité. Une précarité différente de celle de la ville. La plupart des agriculteurs ont un toit, étant propriétaires de leur ferme. Ils ont aussi de quoi se nourrir, puisqu’ils récoltent un minimum de légumes ou s’arrangent avec le voisinage. Mais loin de tout, isolés dans leur village perdu dans un désert médical, ils manquent de soins, et vivent chez eux avec le minimum. Bien souvent dépassés par les contraintes administratives, ils doivent parcourir des kilomètres afin de compléter un dossier. Pour leur éviter le déplacement, l’assistante sociale, là encore, fait le relais. Cette fois, elle veut compléter le dossier RSA du couple d’agriculteurs, leur cadette étant encore à leur charge. Pour ce faire, il lui faut une attestation d’impôt sur le revenu. L’agriculteur s’agite, fouille partout. Les cinq chats entassés au chaud sur le poêle restent imperturbables, et le document introuvable. Heureusement, Chantal en avait conservé une photocopie. Malgré les découverts à répétition, le ménage tient ses comptes à jour. Ce n’est pas le cas de tous. L’assistante sociale se souvient d’un agriculteur qui, criblé de dettes et dépassé par les événements, n’ouvrait même plus son courrier. « Tous les mois, je lui rendais visite. Il me donnait son tas d’enveloppes, la plupart contenant des factures, et je les ouvrais moi-même. Il craignait ce qu’il allait lire et laissait les lettres s’accumuler. C’est un signe, c’est le début de la fin. »

Chantal prend son temps. Son planning bien ficelé n’est aucunement perceptible pendant ses visites. Elle échange patiemment, presque amicalement, avec les personnes qu’elle aide. « Vous prendrez bien un petit verre ? Qu’est-ce que je vous sers ? », lui propose l’agriculteur. « Rien, merci, on va y aller », lui répond-elle gentiment, se dirigeant vers sa voiture, autour de laquelle caquettent quelques poules. « Avant, je rendais souvent visite à un monsieur qui m’offrait systématiquement un jaune à 11h30, et avec très peu d’eau ! Il ne me demandait même pas si j’en voulais un, il me servait en même temps que lui… Je buvais par politesse, mais après j’essayais de passer à une autre heure que celle de l’apéritif », s’amuse Chantal. « Il y a un gros problème d’alcoolisme dans les environs, poursuit-elle, l’air plus grave. Ce n’est pas pareil qu’en ville. Les gens ne boivent pas forcément d’alcool fort, mais du vin, beaucoup de vin, à table, et même toute la journée, plus que de raison. » D’ailleurs, à midi, elle s’arrête dans un restaurant ouvrier de Grandrieu. Sur la table, d’office, une bouteille de rouge. Dans la salle, il n’y a presque que des hommes, à part la serveuse, une vieille dame courbée, pas loin des 90 ans. Le repas copieux se déroule avec un jeu télé en fond sonore, puis les informations. Dans la rue du village, presque toutes les bâtisses ont les volets fermés : « C’est triste, la plupart des habitations sont des maisons secondaires, occupées seulement l’été. Ensuite, les gens les quittent pour tout l’hiver. Il y a des villages où, sur dix maisons, ne vit qu’une personne âgée parmi des bâtiments vides, dès que le froid arrive. »

Des relations de confiance

Le troisième rendez-vous de la journée est fixé à 13h30, dans le canton de Châteauneuf-de-Randon, toujours chez un agriculteur, Jacques M. L’assistante sociale arrive avec une bonne nouvelle : le matin même, elle a appelé un technicien d’un centre de gestion qui s’occupe des dossiers des agriculteurs en difficulté. Il lui a appris que la demande de prêt de l’exploitant à qui elle rend visite est en bonne voie. Rassuré, Jacques M. pourra continuer d’élever sa centaine de brebis, ses 38 agneaux et sa trentaine de vaches. Mais la travailleuse sociale est également venue pour le convaincre d’accepter l’aide d’une association, qui s’occuperait de classer ses papiers. Le quadragénaire célibataire a toujours compté sur ses parents pour traiter le volet administratif de l’exploitation. Malheureusement, sa mère est morte il y a un an, et depuis « c’est le bazar », comme le confient ses sœurs. L’homme, malentendant, est en effet bien entouré. Ses sœurs lui rendent souvent visite et l’aident à tenir sa maison. Mais le ton monte parfois dans la fratrie. « Vous n’allez pas laisser vos sœurs s’engueuler pour vos histoires de papiers, quand même, plaisante Chantal. Ce serait mieux que quelqu’un de l’extérieur vienne vous aider. Si le courant ne passe pas, vous pouvez changer de personne, mais ça serait bien d’essayer. » Pas besoin d’insister davantage, l’agriculteur lui fait comprendre qu’il lui fait confiance et qu’il fera ce qu’elle pense être le mieux pour lui. « Pour certaines personnes, ce que dit l’assistante sociale est parole d’évangile », s’amuse-t-elle, les yeux rieurs. Une confiance qui doit aussi beaucoup, sans doute, à son sourire permanent et à sa manière posée d’écouter ses interlocuteurs.

Nouveau trajet en voiture, qui laisse le temps de cogiter. « Le célibat dans les campagnes est un vrai problème, confie Chantal Durand, D’ailleurs, quelques-uns ici ont fait appel à des agences matrimoniales, qui leur ont trouvé des femmes étrangères, souvent malgaches. » Autre problème qui vient s’ajouter à la liste de ceux que l’assistante sociale doit gérer : les violences conjugales. « Quand j’arrive à rencontrer ces femmes seules, elles se livrent, mais c’est comme les épouses de commerçants, elles sont dépendantes économiquement de la ferme. Elles se sont mariées jeunes, ne connaissent que le village et ses alentours, savent uniquement s’occuper des bêtes… Elles ne s’imaginent pas quitter leur mari. Il existe des associations, mais souvent éloignées. Alors pour peu qu’elles n’aient pas le permis, elles sont coincées. »

Retour au bureau, pour un dernier rendez-vous. « L’avantage, c’est que je peux rendre visite dans la journée aux familles que j’aide, puisque les agriculteurs sont souvent chez eux, ou pas loin. Cela m’évite de terminer trop tard le soir. Généralement, je finis vers 17 heures. » Cette fois, Chantal doit aider Lucien C., un exploitant agricole, à rédiger une lettre de contestation adressée à la MSA concernant son revenu de solidarité active. Un bref regard au compteur kilométrique : elle a parcouru près de 80 kilomètres dans la journée.

Notes

(1) www.lozere.fr

(2) Chantal Durand a préféré privilégier l’anonymat des personnes interrogées, dont les prénoms ont été changés.

Vos pratiques

S'abonner
Div qui contient le message d'alerte
Se connecter

Identifiez-vous

Champ obligatoire Mot de passe obligatoire
Mot de passe oublié

Vous êtes abonné, mais vous n'avez pas vos identifiants pour le site ?

Contactez le service client 01.40.05.23.15

par mail

Recruteurs

Rendez-vous sur votre espace recruteur.

Espace recruteur