Recevoir la newsletter

Immigration : « Il faudra revenir à la liberté de circulation »

Article réservé aux abonnés

La lutte contre l’immigration clandestine restera une priorité dans le budget 2011, a déclaré récemment le ministre de l’Intérieur. Le nombre des sans-papiers en France ne semble pourtant guère diminuer, constate l’anthropologue Emmanuel Terray. L’analyse de ce militant de la Ligue des droits de l’Homme, qui plaide pour que l’on rétablisse les migrants dans leurs droits.

Sait-on combien d’étrangers vivent en France ?

Leur nombre est stable depuis presque vingt ans, autour de 3,5 millions de personnes, dont environ un million de ressortissants de l’Union européenne. En ce qui concerne les personnes en situation irrégulière, une estimation des services du ministère de l’Intérieur avance le chiffre de 400 000 – à plus ou moins 50 000, car il est par définition difficile de recenser des clandestins. Ce qui est remarquable, c’est que ce chiffre n’a guère bougé depuis près de trente ans. Pourtant, durant cette période, il y a eu deux grandes régularisations, en 1981 puis en 1997, concernant respectivement 150 000 et 90 000 personnes. En outre, bon an mal an, nous expulsons entre 10 000 et 20 000 sans-papiers. Le volant des clandestins semble donc se reconstituer en permanence.

Cela signifie-t-il que les mesures d’expulsion sont inefficaces ?

Cela veut dire simplement que les départs sont remplacés. Ceux qui travaillent avec des collectifs de sans-papiers savent qu’il existe un flux régulier d’arrivants. Cette permanence des effectifs des sans-papiers semble indiquer que ces populations jouent un rôle structurel dans l’économie française. Nos gouvernants savent que des migrants continuent de rentrer en France et, d’une certaine façon, ils s’en accommodent car il s’agit d’une main-d’œuvre nécessaire à des secteurs importants de l’économie. Si on voulait réellement éradiquer l’immigration clandestine, le bâtiment, l’hôtellerie-restauration, les travaux publics, le nettoyage, les services à la personne ou encore la sécurité se trouveraient dans les pires difficultés car ils reposent en partie sur le travail des sans-papiers. On nous dit qu’ouvrir les frontières créerait un appel d’air. Mais cet appel d’air réside dans l’offre permanente de travail illégal qui existe dans les pays développés, avec la complaisance des pouvoirs publics. En quinze ans, j’ai rencontré des milliers de travailleurs sans papiers. Tous disent qu’ils trouvent du travail, bien sûr non déclaré, dans le mois qui suit leur arrivée en France. L’objectif, me semble-t-il, n’est donc pas de mettre dehors tous les irréguliers mais simplement d’en expulser suffisamment pour que les autres continuent d’avoir peur.

Les raisons qui poussent les migrants vers les pays développés sont-elles exclusivement d’ordre économique ?

De façon un peu provocatrice, j’ai coutume de dire qu’il n’existe pas de migrants économiques mais seulement politiques. Bien sûr, un certain nombre fuient à chaud un conflit ou une guerre. Mais ceux que l’on désigne comme des migrants économiques, je ne crois pas que ce soit seulement la misère qui les fasse partir. J’ai passé beaucoup d’années en Afrique, et lorsque les gens, même très pauvres, avaient l’espoir d’améliorer leur situation, ils ne partaient pas. Dans les années 1960, en Côte d’Ivoire, lors du boom du café et du cacao, les paysans étaient loin d’être riches mais ils savaient qu’ils pouvaient s’en sortir. Et il n’y avait pratiquement pas de migrants ivoiriens à cette époque. Ceux qui partent le font à cause de la désespérance, du fait de n’avoir aucune perspective de transformer leur situation. Le mythe de l’eldorado européen n’existe plus en Afrique. Suffisamment de gens sont allés en Europe pour savoir à quoi s’en tenir. Seulement, chez nous, même sans papiers, ils ont des opportunités, des occasions de gagner de l’argent. Ils savent que ce sera la galère mais ils sont déterminés.

Assouplir les conditions d’entrée et de séjour en France aurait-il pour effet de provoquer un afflux massif d’étrangers, comme l’affirment certains dirigeants politiques ?

Cela paraît logique, mais c’est loin d’être sûr. Dans les années 1950 et 1960, les pays africains n’étaient pas beaucoup plus riches qu’aujourd’hui. Or les frontières étaient encore ouvertes et il n’y a pas eu de déferlement vers les pays européens. D’ailleurs, quand on a voulu recruter des travailleurs maghrébins pour les usines automobiles françaises, il a fallu aller recruter sur place. De même, lors de la grande famine au Sahel, en 1971 et 1972, les gens auraient pu venir en Europe mais ils ont préféré se replier au sud de la zone touchée, espérant récupérer leurs terres plus tard. Quand la Grèce, l’Espagne et le Portugal sont entrés dans la Communauté européenne, il n’y a pas eu d’exodes massifs vers les autres pays européens. De même lors de l’élargissement de l’Union à la Pologne. Les gens ne quittent pas un pays comme ça. Il faut du courage, de la détermination et un minimum de moyens.

La menace de phénomènes migratoires massifs, brandie par certains, ne vous inquiète donc pas ?

Il y a deux ans, on nous a montré, avec surabondance d’images, ce qui se passait aux barrages bloquant les immigrés clandestins à Ceuta et Melilla, au Maroc. C’était très impressionnant. D’après le gouvernement marocain, cela représentait un total de 30 000 personnes. Mais ramené à l’échelle de l’Europe, cela ne représentait, pour chaque pays européen, que de 2 000 à 5 000 personnes à accueillir. Le solde migratoire annuel pour la France seule est de 100 000 personnes. Un chercheur américain, Peter Stalker, a réalisé en 2000 pour le Bureau international du travail un rapport dans lequel il indiquait que, entre 1960 et 2000, le nombre des migrants dans le monde – c’est-à-dire les personnes absentes de leur pays depuis au moins un an – avait augmenté de 75 millions, pour atteindre un total de 200 millions. Cela paraît beaucoup mais, dans le même temps, la population mondiale avait doublé. En fait, c’est surtout la nature de l’immigration qui a changé. Les pays d’accueil ont durci leurs lois et fermé leurs frontières. Ce qui a réduit l’immigration légale, mais celle-ci a été compensée, et au-delà, par l’immigration illégale. Les migrants continuent de passer en tant que travailleurs irréguliers privés de statut. C’est un phénomène mondial. Aux Etats-Unis, on recense actuellement 12 millions d’illégaux. Et en Chine le nombre des émigrés de l’intérieur dépasserait les 100 millions de personnes.

Certains prétendent que la présence de clandestins vient surcharger un marché du travail déjà atone…

En réalité, il n’y a pas, ou très peu, de concurrence entre Français et étrangers sur le marché du travail. Celui-ci est très cloisonné, avec des secteurs réservés aux étrangers et d’autres aux nationaux. Par exemple, dans le bâtiment, dans les grandes régions urbaines, les Français sont ingénieurs ou chefs de travaux, certainement pas manœuvres. On peut d’ailleurs constater que les secteurs dans lesquels les illégaux sont employés ont en commun de n’être pas délocalisables. En effet, on ne peut pas délocaliser un chantier ni un restaurant. La présence de sans-papiers sur le territoire permet donc de trouver de la main-d’œuvre à des conditions plus proches de celles des pays pauvres. C’est ce que j’appelle de la délocalisation sur place.

Une autre politique migratoire est-elle possible ?

Oui mais par étapes. A terme, il faudra bien revenir à la liberté de circulation. Les ressortissants des pays riches peuvent aujourd’hui circuler, alors que ceux du Sud sont globalement assignés à résidence. Cette situation ne sera pas viable très longtemps. Mais il ne faut pas se masquer les choses. Une politique de libre circulation suppose une politique d’accueil effectif en matière de logement, d’écoles, de santé, etc. Ce qui suppose au préalable de mettre d’abord en œuvre pour l’ensemble de la population française une toute autre politique du logement, de l’éducation… En attendant, certaines mesures peuvent être prises afin de rétablir les étrangers dans leurs droits. Car depuis quelques années les migrants, même réguliers, sont dans une situation de non-droit et d’arbitraire, sous la tutelle de l’administration. Il faut revenir sur cette dérive. Parmi les mesures nécessaires, on peut citer la dépénalisation du séjour irrégulier, puni aujourd’hui de plus de un an de prison et de 3 700 € d’amende. Il faut également fermer des centres de rétention, l’assignation à résidence suffisant largement. Une autre mesure indispensable est la restauration de la commission de séjour telle qu’elle fonctionnait du temps de la loi « Joxe ». Elle était obligatoirement saisie de toute décision en matière de refus de séjour ou d’expulsion, et sa décision liait le préfet. Il faudrait encore rendre obligatoire la motivation des mesures d’expulsion, supprimer les restrictions concernant le mariage et le regroupement familial et donner un caractère suspensif aux recours. Le but de ces mesures, réclamées par de nombreuses associations de soutien aux sans-papiers, étant de ramener les étrangers dans le droit commun mais aussi de paralyser la répression pour rétablir une libre circulation de fait.

REPÈRES

Emmanuel Terray est anthropologue. Retraité, il a été longtemps directeur du Centre d’études africaines (EHESS-CNRS). Membre de la Ligue des droits de l’Homme et militant de la cause des sans-papiers, il a publié, avec la juriste Claire Rodier, Immigration : fantasmes et réalités (Ed. La Découverte, 2008).

Rencontre

S'abonner
Div qui contient le message d'alerte
Se connecter

Identifiez-vous

Champ obligatoire Mot de passe obligatoire
Mot de passe oublié

Vous êtes abonné, mais vous n'avez pas vos identifiants pour le site ?

Contactez le service client 01.40.05.23.15

par mail

Recruteurs

Rendez-vous sur votre espace recruteur.

Espace recruteur