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« La justice est la cible et le moteur du néolibéralisme »

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Les réformes n’ont pas manqué ces dernières années dans l’univers judiciaire. Un foisonnement qui trouve sa rationalité dans le « mode néolibéral de gouverner », analyse Antoine Garapon, juriste et magistrat, qui publie « La raison du moindre Etat. Le néolibéralisme et la justice ». Une évolution qui fait l’impasse sur la démocratie et la solidarité, s’inquiète-t-il.

Quels liens entre justice et néolibéralisme ?

Par certains côtés, la justice constitue le moteur du néolibéralisme. Le droit est, avec l’économie, l’un de ses langages de prédilection. En outre, dans le processus judiciaire, deux théories sont mises en concurrence : celle de l’accusation et celle de la défense, le juge étant une personnalité neutre qui arbitre le débat. Les néolibéraux se représentent le gouvernement sous cette forme, qui est en réalité celle du marché. Il s’agit de déterminer qui est le plus offrant et de laisser le consommateur décider. Ainsi, dans le divorce, on met en concurrence des familles recomposées, l’arbitre étant l’enfant. C’est lui qui, d’une certaine façon, va choisir le plus offrant. Et par cette mise en concurrence, on contrôle les parents bien mieux que par une menace d’ordre moral ou de retrait de la garde. Par ailleurs, la justice est aussi l’une des cibles du néolibéralisme, dans la mesure où elle n’échappe pas à l’impératif gestionnaire, avec l’accélération des procédures et la rationalisation budgétaire.

Pour vous, la loi ne serait donc plus qu’une règle du jeu vidée de sa charge symbolique et évaluée sur sa seule efficacité…

Tout à fait. Prenons l’exemple des gardes à vue. On a décidé à un moment donné qu’un bon service de police était celui qui faisait beaucoup de gardes à vue. Cela a débouché sur une politique du chiffre et a induit l’idée que davantage de gardes à vue, c’est davantage de sécurité. Mais ce faisant, on ne s’est plus posé la question de la paix socialeni de la médiation sociale. Certaines affaires devraient être traitées sur le terrain par les policiers chargés de pacifier les rapports sociaux. Cela a complètement disparu, et on en voit le résultat aujourd’hui. L’ironie de l’histoire, c’est que la garde à vue devient un problème de politique publique car les Français ne la supportent plus. Du coup, elle va être réformée dans un sens beaucoup plus libéral.

Comment définissez-vous ce néolibéralisme ?

C’est une nouvelle manière d’organiser la coexistence humaine, de gouverner les gens par leur liberté, et non plus par une contrainte externe. Nous sortons d’une période où, pour gouverner, il fallait faire se conformer les citoyens à une norme morale ou hygiénique. Aujourd’hui, dans une société plurielle, la néogouvernementalité néolibérale consiste à gouverner en proposant des choix et en tablant sur le fait que les gens vont être rationnels. Ce qui renvoie à l’intérêt individuel de chacun. On se rappelle les propos de Margaret Thatcher : « La société n’existe pas. » Autrement dit, la société n’est qu’une somme d’intérêts individuels où chacun est en concurrence avec les autres. Le système néolibéral fonctionne par cette mise en concurrence et grâce à l’établissement de critères comptables et mesurables permettant de l’arbitrer. Le seul problème, c’est que cette manière d’être libre et moderne fait l’impasse sur la démocratie, sur la dimension collective de l’être-ensemble, sur la solidarité et sur toute considération pour les perdants de la vie. Mais ce qui fait que le néolibéralisme est très puissant, c’est que nous en sommes tous, malgré nous, les suppôts. Car l’une de ses caractéristiques, j’insiste sur ce point, est qu’on peut appliquer ce modèle à tous les secteurs de la vie collective, personnelle, voire intime. Il faut désormais se conduire dans les activités humaines comme un entrepreneur qui calcule en permanence ses risques, ses chances de succès et la meilleure façon de maximiser son capital.

Mais en quoi les tendances de la justice actuelle participent-elles à ce mouvement néolibéral ?

Ce qu’il faut bien comprendre, c’est que le néolibéralisme n’est pas tout mauvais. C’est plus subtil que cela. Il repose sur la répulsion à l’égard de la souffrance et sur l’aspiration au plaisir. C’est un système qui va donc être très répressif en matière sécuritaire et peu répressif pour le reste. Si l’on observe deux peines de référence modernes que sont le bracelet électronique et la castration chimique, elles ont pour objectif affiché de faire souffrir le moins possible. Elles visent aussi, bien sûr, à faire des économies car elles reviennent moins cher qu’une peine de prison. Voilà une manière d’appliquer le modèle économique et le choix rationnel. De même, avec l’introduction du « plaider coupable », on entre dans une logique de la transaction. On va jouer sur la crainte du risque. Par exemple, si vous avez commis un délit et que l’on vous propose le choix entre un procès à l’issue incertaine ou une peine de prison immédiate et raisonnable, pour peu que vous reconnaissiez votre culpabilité, on suppose que vous choisirez cette seconde option. Avec les peines plancher aussi – qui ne sont que la transposition des best practices de l’entreprise privée –, on réduit le degré d’incertitude. Mais du coup, là où le juge pouvait auparavant personnaliser la peine, aujourd’hui, ce n’est plus possible.

Vous observez que la justice néolibérale place la victime au cœur du processus judiciaire. De quelle façon ?

Dans la mesure où, avec le néolibéralisme, il n’existe plus de principe transcendant ou moral reconnu par tous, le mal ne peut se lire que dans la souffrance infligée à autrui, et non dans la transgression d’un interdit. Ce sont les victimes qui, en quelque sorte, détiennent le droit d’accusation et peuvent réclamer une compensation à l’auteur des faits. J’observe d’ailleurs que, aujourd’hui, on multiplie les transactions et les compositions dans pratiquement tous les domaines. Pourquoi pas ? C’est peut-être une bonne chose. Mais cela affaiblit fortement la dimension structurante de l’interdit commun. En outre, si les peines de réparation sont des peines intelligentes qu’il ne convient pas de rejeter, le problème est que nous ne sommes pas tous égaux devant la loi pénale et la transaction. Nous n’avons pas les mêmes niveaux de fortune ni le même capital social et culturel pour négocier en position de force. Le néolibéralisme, c’est finalement une bonne chose pour les gens bien dotés socialement et pécuniairement, mais une très mauvaise pour les paumés qui vont souffrir encore plus.

Par ailleurs, la finalité de la peine serait désormais surtout préventive. C’est-à-dire ?

Il s’agit là d’une inversion majeure. On cherche moins à punir un fait passé pour le réprouver qu’à prévenir sa récidive. Pour éviter que des crimes ne se reproduisent, nous avons développé, notamment en matière de terrorisme, des inculpations préventives, par exemple l’association de malfaiteurs en vue de commettre un acte terroriste. Ce qui ne va d’ailleurs pas sans poser problème car cela revient à condamner les gens avant qu’ils aient commis un forfait. La prévention a ainsi changé de signification. Elle ne tend plus à comprendre les individus ni à les inciter à s’amender. Elle se contente d’évaluer les risques et de prendre les mesures de prévention en conséquence. Ce qui fait que l’on s’intéresse moins aux causes sociales et individuelles qu’à l’observation des comportements, aux statistiques, voire à la génétique. La prévention repose sur un savoir objectif, froid et un peu déshumanisant. Là encore, pourquoi pas ? Mais ce savoir n’a de valeur qu’associé à une parole humaine.

Tout cela se traduit aussi par une érosion du caractère symbolique des fonctions judiciaires…

De fait, dans l’infraction à la loi, il y a quelque chose de l’ordre du symbole. Les travailleurs sociaux et les magistrats le savent bien. L’interdit est structurant dans sa dimension symbolique. Or le néolibéralisme opère trois mouvements simultanés : dépolitisation, déshumanisation et désymbolisation. Quand on a choisi d’être juge ou travailleur social, ce n’est pas par intérêt financier mais parce que l’on souhaite occuper cette fonction symbolique dont on croit qu’elle a une certaine utilité. Le problème est que l’on veut ramener ces professionnels à leur simple dimension économique comme consommateurs de budget, et aussi en prétendant mesurer leur rapport coût/efficacité. Mais comment mesurer l’efficacité d’un jugement ou d’un acte éducatif quand on sait qu’il ne produira peut-être ses effets que des mois ou des années plus tard ?

Sur quelles bases édifier le nouvel humanisme pénal que vous appelez de vos vœux ?

Il doit s’accorder aux acquis du néolibéralisme quine sont pas à rejeter en bloc. Tout l’enjeu consiste à retrouver l’homme, la société et la délibération au-delà des mesures comptables. On ne peut pas laisser le gouvernement du monde uniquement à des auditeurs financiers ou des populistes. Il faut retrouver, au cœur de cette aspiration à la liberté, la capacité à s’engager, et rappeler que personne n’est réductible à sa dimension comptable ni à ses déterminants génétiques. Le rôle de l’institution, la justice comme la prison, doit être de pousser les individus au-delà d’eux-mêmes.

REPÈRES

Docteur en droit, Antoine Garapon est secrétaire général de l’Institut des hautes études sur la justice. Ancien juge des enfants, il publie La raison du moindre Etat. Le néolibéralisme et la justice (Ed. Odile Jacob, 2010). Il a écrit de nombreux autres ouvrages, parmi lesquels Les Nouvelles Sorcières de Salem. Leçon d’Outreau (Ed. Seuil, 2006), avec Denis Salas.

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