« Bon, aujourd’hui, il faut qu’on appelle le conseil général pour cette histoire de transport gratuit », rappelle Mireille Delarue, assistante de service social auprès des microstructures et salariée du réseau Canebière, à Marseille. Dans la salle d’examen du cabinet médical du DrPhilippe Garcia, où elle assure une permanence chaque mardi après-midi, la jeune femme tente d’entrer en contact avec le service désiré, mais la ligne est sans cesse occupée. Elle a activé le haut-parleur de son téléphone portable. En face d’elle, Sherifa, un peu nerveuse sur sa chaise, l’écoute. Il y a plusieurs semaines qu’elle-même tente la démarche sans aucun succès. Après de multiples détours par le standard et un peu d’insistance, Mireille Delarue obtient finalement le bon interlocuteur… On lui explique la marche à suivre pour que l’accès gratuit aux transports soit rétabli pour Sherifa, qui vit du revenu de solidarité active. Un grand sourire illumine son visage et des larmes brillent dans les yeux de l’ancienne alcoolique, suivie depuis plusieurs années par Philippe Garcia.
Les microstructures, selon la définition de la mission interministérielle de lutte contre la drogue et la toxicomanie (MILDT), constituent des microcentres de soins pour les patients pharmacodépendants au sein du cabinet du médecin généraliste, associant au suivi médical un travailleur social et un psychologue. Le concept est né à la fin des années 1990 afin de répondre aux difficultés éprouvées par les médecins de ville dans la prise en charge des patients toxicomanes. « On peut être confronté à des difficultés sociales, psychologiques, sans être en difficulté médicale avec quelqu’un, explique François Brun, médecin généraliste et président du réseau Canebière (1). Cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas d’acte médical, mais que le moteur du soin, à un moment donné, est de l’ordre d’une autre compétence que le médical strict. » Créées en 2000 en Alsace, les premières microstructures se sont transformées en 2003 en Réseau des microstructures d’Alsace (RMS) (2). En 2004, en marge d’un congrès « Toxicomanies-Hépatites-Sida », l’équipe marseillaise du réseau Canebière rencontre celle du RMS. « Nous nous sommes aperçus que ces microstructures correspondaient beaucoup à la pratique et à l’esprit d’ouverture que nous avions à Marseille dans le Cabanon, notre lieu d’accueil et de soins », résume François Brun. Ouvert depuis 1998, le Cabanon vise en effet à donner aux usagers de drogue la possibilité de se réinsérer dans une vie « normale » et à les réorienter vers un dispositif de soins de ville de droit commun. « Mais entre les comorbidités et la précarité accrue, le Cabanon ne peut plus jouer ce rôle de réorientation, explique Sylviane Tomas, coordinatrice du réseau Canebière. Nous ne devrions pas garder nos patients, mais nous en suivons 130 à 140 par an, et approchons de la saturation. » En outre, le lieu d’accueil et de soins n’est ouvert que deux heures par jour. « Or d’autres patients, suivis pour une substitution en médecine de ville dans des quartiers plus excentrés, ont également besoin d’un accompagnement pluridisciplinaire », ajoute la coordinatrice.
Par le biais des laboratoires pharmaceutiques et des pharmaciens, l’équipe du réseau Canebière entreprend alors un travail de repérage pour identifier les médecins prescripteurs de traitements de substitution et susceptibles d’être intéressés par le travail en microstructure. « Sur une centaine de médecins contactés, nous avons identifié entre 20 et 25 généralistes ayant une file active importante en addictologie », raconte Sylviane Tomas. Pas toujours simple de trouver le médecin à même d’intégrer le réseau. « D’abord, il faut que ce soit quelqu’un qui partage la philosophie humanitaire et humaniste qui anime le réseau depuis ses débuts. Il y a tout un parcours à faire sur la non-représentation, le non-jugement. »
Les patients suivis en microstructure ne sont certes pas parmi les plus « faciles » (voir encadré page 35). « Il est rare de trouver des gens qui ont eu un parcours classique, avec deux parents, des études suivies, ajoute Sylviane Tomas. La plupart sont allés de délits en incarcérations… » Dans ces conditions, une très grande tolérance est nécessaire, qui correspond bien à la philosophie du réseau. « En général, quand un travailleur social institutionnel est confronté à un usager qui a éventuellement bu et n’a aucun papier, il n’a pas les outils pour le recevoir, considère la coordinatrice. Dans le réseau, nous avons dépassé ces représentations. On prend l’humain tel qu’il est, et on voit comment on peut avancer avec lui. » Une attitude saluée par les bénéficiaires, comme Delphine, 38ans, qui rencontre Mireille tous les mardis après-midi pour travailler sur sa demande de reconnaissance de travailleur handicapé qui lui a déjà été refusée une fois… « Ici on me comprend et on ne me juge pas, explique-t-elle. Le soutien que j’ai obtenu m’a renforcé. Cela m’a permis de m’affirmer dans certaines situations. Par exemple, j’ai décidé de changer de pharmacie. Là où j’allais chercher mon traitement, ils me regardaient de travers. »
Tout un travail de préparation est également mené avec le médecin autour du cadrage des prescriptions, et un référentiel médical lui est transmis. « Cela prend du temps, il faut que le médecin apprenne à se saisir du dispositif et à travailler en équipe pour une prise en charge globale. » L’autre difficulté consiste aussi, parfois, à accepter de céder son cabinet de consultation, ne serait-ce que quelques heures par semaine, quand le travailleur social ou le psychologue interviennent. « Il est arrivé que ce soit les associés du médecin qui n’adhèrent pas à notre présence, se rappelle Sylviane Tomas. Certains auraient souhaité un dédommagement pour l’utilisation des lieux. » Ce qui n’est pas à la portée du réseau Canebière, uniquement financé par l’agence régionale de santé (ARS).
Passée la période de repérage, le premier objectif, fixé en 2005, est la mise en place d’une dizaine de microstructures à Marseille et dans les environs (Martigues, Marignane, Vitrolles, Salon-de-Provence, Aix-en-Provence, Arles…). Pour chacune, un psychologue et un travailleur social doivent être mis à disposition chacun deux heures par semaine par le réseau. Celui-ci privilégie les zones non couvertes par le Cabanon et où l’accès aux services sociaux est plus difficile. Tous les psychologues sont des libéraux, rémunérés par le réseau. Un travailleur social salarié du réseau intervient sur cinq microstructures. Et pour les plus éloignées, il a fallu rechercher des professionnels locaux intéressés par un complément d’activité. « Nous voulions des gens qui aient un regard spécifique sur le travail social, explique Sylviane Tomas. Tous ont reçu les outils nécessaires dans leur formation initiale, mais il nous fallait des personnes porteuses d’une dynamique, d’une envie d’aller vers l’autre que n’a pas toujours conservé un travailleur social demeuré dans la même institution depuis longtemps. »
La première microstructure a ouvert ses portes en 2005 à La Ciotat, dans le cabinet médical d’Yves Grandbesançon. Le médecin était déjà impliqué dans des activités humanitaires via l’association Santé Sud. Il faisait aussi partie de la commission « santé-précarité » de la municipalité et intervenait au centre médico-psycho-social de sa ville. Comme le résume en souriant son collègue Daniel Fages : « Yves soigne toute la misère du monde. » Dans le fonctionnement, c’est le médecin qui oriente ses patients, en fonction des besoins qu’il détecte, vers l’assistante sociale, Mireille Delarue, ou vers la psychologue, Sandrine Duhoux (présente le mercredi en fin d’après-midi), qui a intégré la microstructure tout récemment. Elle exerce par ailleurs auprès de l’Association méditerranéenne de prévention et de traitement des addictions, du Point accueil et écoute jeunes, du centre de soins d’accompagnement et de prévention en addictologie (CSAPA) d’Aubagne et de la prison. « Ce qui est intéressant ici, c’est la confiance dont on bénéficie d’emblée, par transfert, remarque-t-elle. Car un lien a déjà été tissé avec le médecin. On ne se sent pas l’obligation de consulter un psychologue, comme cela peut être le cas en prison ou en CSAPA. »
La spécificité des microstructures étant le travail en équipe, une très grande importance est accordée aux moments d’échange entre les professionnels. Chaque mois, chaque équipe se réunit et évoque la situation des patients. Lesquels sont informés, lorsqu’ils intègrent la microstructure, de l’existence de ce secret partagé et de la possibilité qu’ils conservent de demander que certaines des informations qu’ils confient au travailleur social ou au psychologue restent confidentielles. « Les patients se souviennent d’ailleurs toujours très bien de ce point et n’hésitent pas à me le rappeler », confie Valérie Thyrion, psychologue intervenant sur les microstructures de Saint-Marcel et du boulevard de Strasbourg, à Marseille.
Ce mercredi, la réunion de La Ciotat a lieu comme toujours autour d’un repas au domicile d’Yves Grandbesançon. Arrivées en avance, Mireille Delarue et Sandrine Duhoux évoquent une patiente et ses accès de colère, que l’assistante sociale ne sait comment gérer. « Tu peux lui demander de sortir et de revenir quand elle sera calmée, suggère la psychologue. Elle le fait parfois car elle sait que son comportement est désagréable et, de toute façon, ce n’est pas dirigé contre toi. » Il n’est pas si fréquent que les deux professionnelles suivent simultanément une même personne. Cela ne concerne qu’à peine 20 % des patients en microstructure. « Ils vont vers l’un ou vers l’autre à des moments différents de leur parcours, indique Mireille Delarue. Mais quand nous menons un suivi en commun, certains échanges nous permettent de mieux comprendre la personne, voire de nous préparer à d’éventuelles difficultés relationnelles. » Le médecin généraliste arrive, épaulé par ses deux associés, Daniel Fages et Gaston Ginoux, qui peuvent également recevoirles patients de la microstructure. « Quand Yves n’est pas là, les gens viennent nous voir, alors forcément nous nous sommes impliqués, d’abord en dépannage, puis en suivant, nous aussi, quelques patients », raconte Daniel Fages. A eux trois, ils ont assisté 47 patients en 2009, et 78 depuis la création de la structure.
Dans une ambiance conviviale, Yves Grandbesançon sort les petites fiches qu’il a préparées au sujet des patients en difficulté dont il souhaite parler avec l’assistante sociale et la psychologue. Les patients sont considérés comme intégrant la microstructure dès qu’ils entament un suivi avec le travailleur social ou la psychologue. Ils en sortent lorsque la procédure est interrompue depuis plus de six mois, même s’ils continuent de rencontrer le médecin. L’équipe de La Ciotat, qui s’occupe actuellement d’une cinquantaine de patients, évoque les difficultés d’une mère séparée de son fils, qui a été hospitalisé dans un service de psychiatrie du Sud-Ouest ; ou celle de ce couple dont l’épouse voudrait que l’on apprenne à son mari à « grandir ». Une scène de violence verbale dans la salle d’attente fait également l’objet de la discussion. « Nous devons clairement poser des limites à certains patients », rappelle Gaston Ginoux. A propos de Xavier Z., dont l’état de santé s’est beaucoup amélioré ces derniers temps, ils discutent de l’opportunité de l’inciter à reprendre un emploi. Mireille Delarue ne connaît pas encore le patient, mais Sandrine Duhoux l’a déjà rencontré plusieurs fois. « Il parle d’un mi-temps thérapeutique, explique le médecin, mais Sandrine pencherait plutôt pour un emploi protégé de type Samsah [service d’accompagnement médico-social pour adultes handicapés] ou SASTH [service d’accompagnement et de suivi des travailleurs handicapés]. »
Relance d’un projet professionnel, problème de logement, réouverture de droits : la tâche du travailleur social en microstructure est assez généraliste, hormis le travail sur les demandes d’entrée en cure de sevrage ou de postsevrage. « Je n’ai pas l’impression d’être spécialisée, précise Mireille Delarue. Je ne me suis pas spécifiquement formée sur la toxicomanie, et je ne connais pas les produits que les patients consomment ou ont consommés. Je travaille simplement avec des gens qui ont des particularités, des façons différentes de concevoir la vie. » En poste depuis 2006, l’assistante sociale a d’abord cherché à développer son réseau local : maisons de la solidarité (conseil général), caisses d’allocations familiales et de sécurité sociale, travailleurs sociaux de secteurs, missions locales, centres médico-psychologiques, etc. « En fait, le travailleur social de la microstructure est un peu la personne qui fait le lien avec d’autres services ou d’autres institutions. » D’autant qu’il s’agit toujours, en fonction des services sociaux disponibles localement, de privilégier l’accès des patients au système de droit commun.
Régulièrement, Mireille Delarue propose des visites à domicile ou accompagne certains patients dans leurs démarches administratives. « Ce matin, j’étais chez une personne confrontée à une procédure d’expulsion, détaille l’assistante sociale. La semaine prochaine, j’accompagnerai Sherifa chez son bailleur, car elle est en demande de mutation de logement. » D’où l’importance des partenariats. « Je travaille depuis deux ans avec Mireille Delarue, explique Pierre Campigli, conseiller social de clientèle à 13 Habitat, un important bailleur social. C’est parfois elle qui me contacte au sujet d’une personne en difficulté, parfois moi pour des impayés de loyer. Cela nous permet d’avoir un interlocuteur avec qui la personne et ses proches sont déjà en confiance. Chacun intervient dans son domaine. »
Educatrice spécialisée à la microstructure de Martigues, Fanny Séguin a choisi, quant à elle, de ne pas exercer exclusivement au cabinet médical. « Le cabinet n’est pas un lieu qui m’appartient, affirme-t-elle. Je voulais casser cette image d’assistante sociale derrière un bureau. » Alors elle voit les personnes à leur domicile ou dans un lieu public. « Je rencontre par exemple un SDF toujours dans le même café, c’est un repère pour lui. Pour d’autres personnes, c’est une bibliothèque ou un endroit public. » Parfois même, afin d’être présentée à un patient, l’éducatrice accompagne le médecin lors d’une visite à domicile. A chaque microstructure sa philosophie et son identité propre. « A Arles, le psychologue rencontre tous les patients de la microstructure une fois, pour se présenter, explique Sylviane Tomas. Ailleurs, ils ne le connaîtront que s’ils en font la demande. »
Cinq ans après le démarrage, les résultats semblent probants. « Des études ont déjà montré, entre autres, l’intérêt et le faible coût des microstructures par rapport à un suivi hospitalier », se félicite François Brun, le président du réseau. Lequel envisage d’ouvrir d’autres microstructures – notamment sur l’étang de Berre, à Miramas… « Nous en voudrions douze au total, mais cela nécessite un investissement en temps très important », constate Sylviane Tomas. Or les financements accordés par l’ARS tendent à ne plus prendre en compte l’ensemble de l’activité administrative et de formation du réseau. « Nous partons donc désormais en quête de nouveaux financements », conclut la coordinatrice.
Au total, les dix microstructures qui sont rattachées au réseau Canebière rassemblent 25 médecins généralistes, 9 psychologues, et 5 travailleurs sociaux. Ils ont suivi 226 patients en 2009. Parmi ceux-ci, 45 ont rencontré les différents professionnels pour des situations de grande précarité ou d’isolement social, ou pour des pathologies chroniques invalidantes, hors addiction. L’an dernier, la durée moyenne de suivi en microstructure des patients était de 23 mois. Et près de 65 % d’entre eux avaient été accompagnés par les travailleurs sociaux.
Sur le plan médical, outre leur addiction (44 % des patients sont dépendants aux opiacés et 41 % à l’alcool), 8,3 % ont une infection VIH, 28 % une infection VHC, et 58 % présentent un trouble psychiatrique (notamment des syndromes anxieux ou dépressifs). Sur le plan social, 46 % sont en affection longue durée, 19 % ont des antécédents d’incarcération, 48 % sont inactifs (pour une population âgée en moyenne de 42 ans), 13 % sont au chômage et 43 % vivent de l’allocation aux adultes handicapés (AAH).
En 2009, le budget annuel du réseau Canebière se montait à 530 000 €, contre 634 000 € en 2008. Principal financeur : l’ARS, dans le cadre de l’enveloppe « Réseau de santé » au titre de la dotation nationale de développement des réseaux. Pour les consultations des médecins généralistes, elles relèvent du paiement à l’acte classique.
(1) Réseau Canebière : 34, rue du Petit-Chantier – 13007 Marseille – Tél. 04 91 54 08 14.
(2) Coordination nationale des réseaux de microstructures : 12, rue Kuhn – 67000 Strasbourg –
(3) Chaque jour, deux médecins (12 au total) assurent des consultations au Cabanon. L’équipe est complétée par deux psychologues et un travailleur social, outre le personnel administratif.