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Recette atypique

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Créée en 1993 au cœur de la cité du Neuhof, à Strasbourg, l’association Mosaïque a pour vocation la mise en valeur des savoir-faire culinaires des femmes éloignées de l’emploi et, si possible, leur (ré)insertion professionnelle. Elle emploie 45 personnes en insertion et 6 femmes chargées de leur encadrement technique et de leur suivi socioprofessionnel.

Que l’on s’y rende en tramway ou en voiture depuis le centre-ville de Strasbourg, il faut être bien renseigné pour dénicher le restaurant Mosaïque (1). Eloigné des grands axes du quartier, derrière un pâté de maisons abritant une supérette au rideau baissé depuis des mois, le restaurant a élu domicile place du Marschallhof, un carré de pelouse élimée, surplombé par quatre barres d’immeubles sans charme. Pourtant, une fois à bon port, on pénètre avec plaisir dans cet endroit lumineux, ouvert sur l’extérieur grâce à de grandes baies vitrées. A l’intérieur de la salle de restaurant, la décoration est simple mais chaleureuse. Les détails sont soignés : bien que dépareillées, les tables sont décorées en leur centre de petits carreaux de mosaïque, pour coller à la thématique « cuisine du monde ». Quelques minutes avant le coup de feu de midi, trois employées balaient le sol et dressent les tables ; Marie Chabert, l’une des trois encadrantes techniques, règle les derniers détails avant l’accueil des habitués ; Hatice Dogru, encadrante également, supervise l’avancée des travaux en cuisine ; et Khadija Naoumi, l’une des deux responsables de l’accompagnement socioprofessionnel des salariés en insertion, termine un entretien avec l’un d’entre eux.

Au total, elles sont six « permanentes » à faire tourner la boutique. A leur tête, Leïla Hamoud, directrice et cofondatrice de Mosaïque. Elle raconte : « Quand je suis arrivée dans le quartier, en 1992, avec mon fils âgé de un mois, j’ai prévenu mon compagnon : pas question de rester ici plus de un an ! » Titulaire d’une licence en sciences de l’éducation (option droit à la formation) et d’un DUT en gestion des entreprises et administrations (option gestion des ressources humaines) « je me suis mise à chercher du travail dans ma branche, continue l’énergique quadragénaire. Après plusieurs échecs, je me suis tournée vers la permanence emploi adultes [PEA] du quartier, où j’ai rencontré des gens formidables qui m’ont conseillée de faire des petits boulots en attendant. Là, j’ai aussi croisé des femmes dans ma situation, diplômées ou pas, certaines maîtrisant la langue française, d’autres non, avec ou sans expérience professionnelle ». Très vite, avec une quarantaine de femmes du Neuhof d’origine française, turque, maghrébine ou ivoirienne, et épaulée par les chargés de mission de la PEA, Leïla Hamoud décide de fonder l’association Mosaïque. « L’idée de départ était d’avoir un lieu où nous retrouver, se souvient-elle, mais notre souhait était également de vendre des gâteaux et des plats pour nous payer des sorties. De cette façon, on a même pu s’offrir un voyage à Paris… »

Sept ans pour ouvrir le restaurant

Par le bouche-à-oreille, l’association se voit confier de plus en plus de commandes, que les cuisinières bénévoles doivent alors réaliser chez elles, au grand dam de leurs maris, se souvient avec amusement la directrice. Pour pallier ce problème, la ville de Strasbourg, par le biais du bailleur social CUS Habitat, accepte de louer à Mosaïque un lieu de stockage pour les denrées alimentaires nécessaires à la préparation des plats. « Un local à poubelles de 12 m2, tout juste équipé d’un lavabo, avec deux tables et quatre bancs prêtés par la brasserie Kronenbourg ! », s’indigne encore Leïla Hamoud. « En 1994, il y a eu un déclic. L’ANPE de Strasbourg nous a commandé un buffet pour un forum de l’emploi. Nous avons pu ainsi nous faire connaître. Parallèlement, nous avons commencé à proposer un repas par semaine dans le local. Pour ce faire, nous avons créé un poste en contrat emploi solidarité (CES) confié à une femme du quartier qui ne parlait pas français, mais qui savait très bien cuisiner. A ce moment-là, nous faisions déjà de l’insertion sans le savoir. » Au bout de quelques temps, l’unique repas proposé chaque semaine remportant un franc succès, Mosaïque élargit son offre à d’autres jours de la semaine, accède dans la foulée à un local un peu plus grand et embauche quatre personnes.

En 2000, l’association se voit enfin proposer un véritable restaurant, avec cuisine professionnelle, chambre froide et cave de stockage, vestiaires, bureaux et salle digne de ce nom, pour une surface globale de 250 m2. La même année, la structure obtient l’agrément « chantier d’insertion », donnant accès à toute une série de subventions. A partir de cette date, le nombre d’employés (dont 90 % sont des femmes), embauchés en emplois aidés (actuellement des contrats uniques d’insertion), est progressivement multiplié par dix.

« Au restaurant, nous proposons un menu au prix très abordable de 7,50 € et de 5,50 € pour les demandeurs d’emploi, les retraités et les étudiants, détaille Leïla Hamoud. L’objectif principal de l’activité de restauration sur place est de maintenir du lien social dans le quartier. Nous avons une dizaine d’habitués qui viennent déjeuner tous les jours, des retraités, les animateurs du centre socioculturel, des institutrices. Nous servons une vingtaine de couverts chaque midi, sachant que notre meilleur jour, c’est le mardi, jour du couscous ! » En parallèle du plat du jour, proposé cinq jours sur sept, Mosaïque a considérablement développé son activité traiteur, aux prix du marché, qui permet de compenser l’écart entre les aides versées par l’Etat et le montant des salaires à payer aux employés. Parmi les clients, pour la plupart réguliers, on compte des foyers de l’enfance implantés dans les différents quartiers de Strasbourg ou dans les communes de l’agglomération, des entreprises du quartier, mais aussi le Vaisseau, cité des sciences pour enfants gérée par le conseil général, ou encore des particuliers, pour des mariages et autres fêtes de famille. Il faut dire que la carte a de quoi séduire : saveurs européennes, ivoiriennes, asiatiques ou orientales, plusieurs dizaines de plats sont proposés, et assurent à Mosaïque une belle réputation.

L’encadrement au jour le jour

Pourtant, satisfaire les clients avec un personnel atypique en cuisine est loin d’être une sinécure. « Travailler avec des gens en insertion, c’est très difficile, reconnaît Marie Chabert, encadrante technique chez Mosaïque depuis sept ans. Il faut être en permanence derrière tout le monde et répéter sans arrêt les consignes. Il faut vérifier qu’Unetelle ne mette pas systématiquement du gingembre ou du persil dans tous les plats comme elle en a l’habitude à la maison, qu’une autre n’utilise pas trop de viande dans une seule commande, ou dix fois la mesure de riz, qu’un troisième utilise un économe pour éplucher les légumes plutôt qu’un couteau, pour ne pas jeter la moitié du légume à la poubelle. Il s’agit avant tout d’apprendre aux personnes à ne pas gaspiller. » Elle doit aussi rappeler quotidiennement les règles d’hygiène et de sécurité : se laver les mains, s’attacher les cheveux, se couper les ongles, respecter la « marche en avant » – en cuisine, le propre ne croise pas le sale. En outre, parmi des salariés qui ne possèdent pas tous le même niveau culturel ou professionnel, les tensions ne sont pas rares et, parfois, les insultes fusent. Une dimension du travail des encadrantes qui prend beaucoup de temps et d’énergie. Alors, pour que tout soit près pour le déjeuner, Marie Chabert arrive tous les matins à 7 heures au lieu de 8 h 30. « Sinon, les clients attendent. Et ça, ce n’est pas possible. » Rien ne prédisposait pourtant cette professionnelle de la restauration, titulaire d’un CAP de cuisine et d’un BTS en commerce, à encadrer commis, cuisinières, plongeuses ou chauffeurs-livreurs sans qualification, ou presque, et certains ne parlant pas un mot de français. « Les personnes qui arrivent ici n’ont souvent pas confiance en elles. Il faut les pousser à vaincre leur timidité ou leur handicap, démarrer chaque tâche avec elles, remarque encore Marie Chabert. Et il faut leur réapprendre à se lever le matin, à travailler en équipe et à respecter un horaire ou la hiérarchie. Certaines personnes n’ont plus travaillé depuis dix ans ou plus, c’est dur pour elles d’accepter les ordres. »

Une opportunité pour rebondir

Dans ce contexte, il arrive que de rares employés, incapables de se conformer aux règles de bon fonctionnement d’une entreprise, parfois agressifs envers les autres, asociaux ou alcooliques, quittent Mosaïque au bout de quelques semaines ou de quelques mois. Mais les plus nombreux restent dans la structure de six mois à deux ans et profitent de cette opportunité pour rebondir. C’est le cas de Hocine Boukhari, chauffeur-livreur de 45 ans. Dix mois après son arrivée, il est sur le point de quitter l’association pour une chaîne de restaurants qui vient de l’embaucher comme commis de cuisine. Il raconte : « Quand je suis arrivé chez Mosaïque, je n’avais plus travaillé depuis un an. Avec peu d’expérience professionnelle, j’avais des difficultés à trouver un emploi. Ici, c’est convivial et je me suis vite intégré. On m’a fait confiance. J’ai même l’impression d’être chez Mosaïque depuis vingt ans ! C’est MmeNaoumi[NDLR : l’une des deux accompagnantes socioprofessionnelles, employée en CDI à 80 %] qui m’a obtenu un entretien pour ce nouvel emploi. Le chantier d’insertion, pour moi, ça a été un vrai tremplin, et je compte bien revenir de temps en temps donner un coup de main bénévolement. »

Dans le cas de Hocine Boukhari comme dans des dizaines d’autres, la structure neuhofoise parvient à accompagner les salariés dans leur projet professionnel, ou au moins à les orienter vers des stages, des formations ou des entreprises d’insertion qui, contrairement aux chantiers d’insertion, proposent des emplois à temps plein. Ou, pour ceux qui y sont prêts, tel Hocine, des emplois dans le secteur privé. « Quand elles arrivent chez nous, les personnes sont souvent dans des situations très dures, parfois sans logement, surendettées, sans formation ou avec des problèmes de santé, souligne Leïla Hamoud. Elles cumulent des freins à l’employabilité, comme la méconnaissance de la langue française, le port du voile, la couleur de peau ou le surpoids – eh oui ! c’est aussi un handicap pour de nombreux employeurs. Certaines sont surdiplômées, d’autres illettrées. C’est vraiment très variable, les profils sont extrêmement divers. »

A leur arrivée, les postulants qui frappent à la porte de Mosaïque sont souvent déjà suivis par des assistants sociaux, des conseillers en économie sociale et familiale ou des éducateurs qui les ont aiguillés dans cette direction. Fatim-Zohra Adjiba, travailleuse sociale au sein de l’association Regain, qui héberge et accompagne des femmes en détresse victimes de violences, transmet régulièrement des CV à Mosaïque : « Avec le logement, l’emploi est la question centrale pour les femmes qui reconstruisent leur vie loin d’un conjoint violent, explique-t-elle. Or toutes ne peuvent pas immédiatement aller travailler chez un employeur classique. Nous orientons deux ou trois femmes chaque année chez Mosaïque. Elles y passent un entretien et, si elles sont prises, elles sont suivies chez nous une fois par semaine, en même temps que sur leur lieu de travail si elles le souhaitent. » Un point téléphonique mensuel est réalisé avec les responsables de Mosaïque, qui n’ont pas connaissance du dossier complet des femmes employées mais simplement d’un aperçu, avec des éléments permettant de comprendre leur situation. « En cas de problème, nous pouvons nous rendre sur place et discuter avec la personne concernée. Puis, quand la femme est moins en demande, plus autonome, et qu’elle recommence à se projeter dans l’avenir, nous l’aidons conjointement à s’orienter vers un emploi durable. »

Lors de la rencontre préalable à l’embauche au sein de Mosaïque, « une première évaluation de la situation de la personne est effectuée pour repérer les difficultés particulières, à l’aide d’une grille en deux parties : le volet social (logement, budget, intégration, santé) et le volet professionnel (langue, formation, emploi) », explique Catherine Blanchard, la seconde encadrante socioprofessionnelle, à mi-temps chez Mosaïque depuis dix ans et titulaire d’une maîtrise de sociologie et d’un DESS en développement local et formation. « Tout au long de leur passage chez nous, nous proposons aux salariés des bilans d’étape tous les trois mois. Nous repérons pour eux les offres d’emploi qui peuvent les intéresser individuellement et prenons contact avec des employeurs potentiels. Nous aidons aussi à remplir les dossiers d’aide au logement. Il nous arrive même de trouver des logements d’urgence pour ceux ou celles qui sont à la rue, et d’épauler Untel ou Unetelle dans ses démarches d’obtention de papiers… »

A terme, l’objectif est de rendre ces personnes autonomes. Ce qui, malheureusement, ne se révèle pas toujours possible : « Parfois, constate la directrice, les personnes qui se présentent ici sont tellement déprimées, dans un tel état physique, que notre seul but est de les soutenir à bout de bras pour qu’elles retrouvent le goût de vivre. Il n’est pas possible de mener tout le monde vers l’emploi. Pareil pour des personnes d’âge mûr, que nous accompagnons simplement vers la retraite. » Trois à six mois après leur départ de la structure, les ex-salariés ont encore la possibilité d’être suivis par Khadija Naoumi (titulaire d’une maîtrise de sociologie, option démographie) ou par Catherine Blanchard. « Nous essayons, si la personne le souhaite, de continuer à prendre des nouvelles. Récemment, par exemple, j’ai trouvé une offre d’emploi dans la vente susceptible d’intéresser une ancienne de Mosaïque, que j’ai mise en contact avec un employeur. Elle commence cette semaine ! »

L’avenir incertain de la structure

De par sa longévité et son succès, l’association Mosaïque a été copiée dans d’autres villes de France, et même à Strasbourg, ou un second restaurant d’insertion a ouvert ses portes il y a peu dans le quartier frontalier du Port du Rhin. Malgré cette reconnaissance des pouvoirs publics et des professionnels du secteur, la directrice craint pour la pérennité de la structure : « Les subventions du Fonds social européen vont baisser de 8 % en 2011, prévoit-elle. Et nous avons des inquiétudes quant au maintien des subventions versées par l’Etat et les collectivités. Nos embauches sont gelées jusqu’au mois de décembre, ce qui ne nous permet pas de répondre à un nombre plus important de commandes. » Un comble, pour une association qui souhaite avant tout pérenniser son action en augmentant son activité et sa visibilité. « Ici, notre enclavement freine notre développement, reprend Leïla Hamoud. Nous aimerions pouvoir proposer une petite carte le soir, mais dans la cité, c’est impossible. Les gens ont peur de venir ici la nuit et de se faire voler leur voiture ou de se faire agresser. Notre objectif est donc d’ouvrir un second local, idéalement au centre-ville, pour compenser ces baisses de subventions par une augmentation de notre activité traiteur et de la vente à emporter. Mais on nous promet beaucoup de choses et rien ne vient… » Elle prévient : « Si ça continue comme ça, on sera obligé de licencier. Ce sera le début de la fin pour Mosaïque ! »

Philippe Bies, l’adjoint au maire de Strasbourg, chargé notamment de la rénovation urbaine, tempère : « L’activité de Mosaïque doit être préservée, nous ferons tout pour cela. De nouveaux locaux administratifs leur sont confiés dès à présent, et nous nous engageons à leur trouver une solution quoi qu’il arrive. » L’association pourrait donc se voir attribuer un petit local dans le centre, assure l’adjoint, ou un grand local dans le futur îlot commercial de Hautefort, toujours au Neuhof, qui sera rénové d’ici à trois à cinq ans.

FINANCEMENT
L’Etat, le conseil général et le FSE…

Les critères d’embauche chez Mosaïque sont divers : être chômeur de longue durée, jeune de moins de 26 ans habitant en zone urbaine sensible, travailleur handicapé ou allocataire du RSA. Les contrats durent vingt, vingt-quatre ou vingt-six heures, et la base des revenus est le SMIC. « Les salaires sont payés par l’Etat de 60 à 105 %, note la directrice. Nous avons également des subventions de l’Etat (15 000 € par an) automatiquement attribuées aux chantiers d’insertion. » Autres financeurs importants : le conseil général du Bas-Rhin, avec une enveloppe annuelle de 45 000 €, et le Fonds social européen (FSE), qui a versé 54 000 € pour 2010. Sans oublier la ville de Strasbourg (8 400 €), la communauté urbaine (6 000 €) et l’Agence nationale pour la cohésion sociale et l’égalité des chances (9 000 €). S’y ajoute un chiffre d’affaires d’un peu moins de 100 000 € par an, pour un budget global de fonctionnement d’environ 750 000 €.

Notes

(1) Association Mosaïque : 23, rue Marschallhof – 67100 Strasbourg – Tél. 03 88 39 05 16.

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