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« PowerPoint est un dispositif de séduction, pas de conviction »

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PowerPoint, un logiciel qui rend stupide… Telle est, formulée de façon lapidaire, la conclusion de l’enquête menée par Franck Frommer, ancien journaliste qui travaille dans le domaine de la communication. Dans son ouvrage « La pensée PowerPoint », il montre comment ce logiciel de présentation, utilisé universellement, participe à un appauvrissement de la pensée.

Vous écrivez que PowerPoint est un logiciel qui rend stupide. L’expression n’est-elle pas un peu forte ?

C’est ce que je pensais tout d’abord, mais alors que je finissais de rédiger mon livre, le général James N.Mattis, du corps des Marines, a déclaré au New York Times : « PowerPoint nous rend stupides. » L’ironie est que ce soit un représentant de l’armée américaine, institution qui a fait les pires usages de ce logiciel, qui le critique. En 2003, à l’Organisation des nations unies, le secrétaire d’Etat à la Défense Colin Powell avait utilisé une présentation PowerPoint pour démontrer l’existence d’armes de destruction massive en Irak et légitimer la guerre. Il a reconnu, en 2005, avoir menti.

Comment expliquez-vous l’usage intensif actuel de PowerPoint, en particulier dans le monde du travail ?

Durant les dernières décennies, les entreprises ont connu de profondes mutations managériales. Elles étaient auparavant hiérarchisées verticalement, en silos. Aujourd’hui, elles s’organisent de façon plus transversale. On voit couramment des gens du marketing discuter avec des informaticiens, des financiers ou des communicants. Ce décloisonnement a favorisé l’émergence du management par projet, devenu l’alpha et l’oméga des organisations. Cette priorité donnée au projet a généralisé une méthode de travail : la réunion. Et comme on ne mène plus de réunions sans PowerPoint…

On pourrait croire que ce syndrome PowerPoint ne touche que le privé. Or vous montrez que le secteur public, voire associatif, est concerné…

En effet. D’une part, parce que ces organisations utilisent elles aussi PowerPoint. D’autre part, avec la révision générale des politiques publiques, il s’est produit depuis 2007 une percée assez spectaculaire de l’univers des consultants dans le management public. Au sein de l’hôpital public, par exemple, des travaux d’optimisation et de rationalisation ont été effectués sur la base d’études menées précédemment en Suède et au Canada. Or il est évident qu’avec un support comme PowerPoint, utilisé par les entreprises de « consulting », on peut calquer des modèles d’organisation et de rationalisation d’un pays à l’autre, ou du privé au public. Les grands groupes de consultants constituent des bases de données dans lesquelles ils conservent toutes les présentations liées à leurs précédents travaux. Ainsi, des missions qui devraient durer six mois ou un an, peuvent être concentrées en quelques semaines avec des copier-coller et quelques réaménagements de présentation. A condition de ne pas oublier sur une slide (1) le sigle d’une autre entreprise… Le problème est qu’un mode d’organisation adapté pour des entreprises cotées en Bourse et ayant des besoins de rentabilité à très court terme ne peut pas être purement décalqué au sein de l’hôpital public, dans les ministères, les collectivités ou les associations. On a vu ce que cela donnait avec la fusion ANPE-Assedic au sein de Pôle emploi.

L’école aussi, dites-vous, est frappée à son tour…

On voit dès la 6e des collégiens commencer à fabriquer des PowerPoint. Je pense que si on laisse l’école se virtualiser, se numériser et utiliser les outils de type RH, tels que l’évaluation des compétences individuelles, on va aller de plus en plus vers une « entreprenarisation » de l’éducation. L’école ne serait plus alors qu’une étape dans la fabrication de futurs bons employés. Bien sûr, mon raisonnement est sans doute exagéré par rapport à la réalité, mais il faut rester vigilant sur cette évolution.

Mais comment un simple logiciel peut-il appauvrir la pensée, comme vous l’écrivez ?

La manière de présenter des contenus dans PowerPoint ne peut pas ne pas les altérer. Autrement dit, la forme avec laquelle vous exprimez des idées les modifie nécessairement. On connaît la formule de Marshall McLuhan, le théoricien de la communication, pour qui « le message, c’est le médium ». Avec PowerPoint, on ne se trouve pas en présence d’un outil anodin. Il intègre du texte et des images et oblige à une mise en scène. Il produit donc du sens et, au final, de la pensée. Malheureusement, cet outil crée une rhétorique très limitée. J’ai analysé PowerPoint selon trois axes : discursif, iconographique et scénographique. Le premier constat est qu’il contraint son utilisateur à écrire dans des cadres, ce qui limite le champ de l’expression analytique. Il impose aussi une présentation séquentielle de l’information, obligeant à suivre un fil dont on ne peut pas s’écarter pour faire des digressions. Ce mode discursif induit par PowerPoint est en outre assez déresponsabilisant. Il fonctionne par injonctions, avec le plus souvent l’emploi de verbes à l’infinitif et la systématisation des listes à puces.

Plus que le logiciel, vous dénoncez la « pensée PowerPoint ». Comment la définissez-vous ?

En réalité, PowerPoint est un dispositif de vente, de séduction, pas de conviction. Les présentations sont destinées à divertir plus qu’à informer. C’est ce que montre d’ailleurs la quasi-obligation d’illustrer les slides. Il faut des images. C’est devenu une norme. Plus globalement, l’idéologie qui sous-tend le logiciel privilégie la vitesse, l’efficacité et la standardisation, avec un usage immodéré du copier-coller. On recopie une présentation sur l’autre, et les mêmes modèles sont utilisés dans toutes les entreprises du monde. C’est le règne du simplisme et du schématique. Avec PowerPoint, on essaie systématiquement de rendre les choses très simples. Il permet d’ailleurs de tout simplifier avec un enjeu, quatre objectifs et un plan d’action en sept points. Quand on touche aux domaines de l’humain ou du soin, cela peut être catastrophique. D’autant que le logiciel, du fait de son caractère séquentiel, permet des analogies abusives et des amalgames, même les plus absurdes. En trois slides, vous pouvez démontrer tout et n’importe quoi. Ainsi, une présentation réalisée en 2007 pour France Télécom corrélait la faible productivité de l’entreprise, comparativement à la concurrence, à une pyramide des âges déséquilibrée. La slide suivante en tirait aussitôt les conséquences, en soulignant la nécessité de 22 000 départs au sein du groupe. C’est d’autant plus grave que le côté institutionnel des présentations PowerPoint leur confère un caractère de légitimité. Le problème, avec ce type d’outil, c’est l’absence de sens critique. On ne peut pas discuter ce qui est affiché. On est dans l’injonction, pas dans la relation ni l’échange.

Vous estimez en outre que PowerPoint est devenu un « média de contrôle ». C’est-à-dire ?

Dans les années 1980 et 1990, on avait fait mine de supprimer les contrôles hiérarchiques dans les entreprises. Mais il fallait bien réinstaurer une forme de contrôle. Cela passe aujourd’hui, entre autres, par le fait de démontrer sa capacité à présenter un projet. Il n’est actuellement plus possible d’animer une réunion sans présentation. Dans le cas contraire, on pense que vous n’avez pas fait votre travail. La présentation est aussi une manière de montrer ce que l’on est capable de faire, de se vendre en interne. Cette injonction à utiliser PowerPoint fait partie du nouveau modèle de management fondé sur l’évaluation des compétences et des savoir-être. De ce point de vue, PowerPoint relève de la même logique que le « reporting » ou encore les KPI (2).

Faut-il interdire PowerPoint ?

Non, même si certaines entreprises se sont déjà posé la question. Comme Sun Microsystems, un concurrent de Microsoft, dont le patron avait demandé à ses employés, dans les années 1990, d’arrêter de saturer les disques durs et les cerveaux avec des présentations inutiles. Dans les petites structures de consulting, cependant, de plus en plus de chefs d’entreprise freinent sur les présentations PowerPoint, dont ils estiment qu’elles prennent trop de temps et de créativité. Dans les grandes entreprises de services aussi, certains cadres estiment désormais qu’un PowerPoint n’est pas toujours nécessaire pour échanger. Mais on ne peut pas demander au secteur de l’entreprise de se passer du jour au lendemain de ce logiciel utilisé mondialement. Il faut simplement apprendre à en user avec modération. Utilisons PowerPoint mais avec parcimonie, pas pour tout et n’importe quoi. D’autant que PowerPoint n’est qu’un symptôme, un vecteur. Cet outil est d’abord la marque d’une manière d’être et de penser contemporaine.

REPÈRES

Franck Frommer travaille au sein d’un groupe international où il a exercé différentes activités dans les domaines de la communication et du Web. Il avait auparavant été journaliste pendant une dizaine d’années. Il publie La pensée PowerPoint. Enquête sur ce logiciel qui rend stupide (Ed. La Découverte, 2010).

Notes

(1) Une slide est une vue ou une diapositive.

(2) Les KPI (Key Performance Indicators) sont des indicateurs qui servent à évaluer la performance des salariés d’une entreprise.

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