« Pourquoi ne pas élaborer une liste de courses quotidienne pour ces personnes qui ont du mal à se projeter ? », lance une jeune femme, installée au bout de la table. « Oui, mais attention à ne pas oublier ceux qui ont des difficultés à se déplacer et qui ne font leurs courses qu’une fois dans la semaine », rétorque une autre… En ce lundi matin, une petite vingtaine de professionnels sont réunis dans une salle perdue des sous-sols du CHU de Besançon. Chaque mois, depuis juin dernier, des assistantes sociales, des diététiciennes, des conseillères en économie sociale et familiale, des cadres et personnels soignants se retrouvent à l’hôpital pour échanger leurs points de vue et leurs expériences sur les questions d’alimentation des personnes en situation de précarité. Certains travaillent au sein de l’hôpital, tandis que d’autres viennent d’institutions extérieures, tels le conseil général ou les centres communaux d’action sociale (CCAS). Tous ont accepté de participer au projet « Education, alimentation et précarité », initié en 2007 par l’Unité transversale pour l’éducation du patient (UTEP) et le service social du CHU (1).
Ce projet, qui s’est vu décerner le premier prix Hélioscope par la Fondation des hôpitaux de France (2) en juin dernier, est né de la volonté de ces deux services d’aider les patients en situation de précarité à suivre les recommandations nutritionnelles adaptées à leur pathologie, en particulier pour les personnes souffrant de maladies chroniques comme le diabète ou les troubles cardio-vasculaires. Depuis quelques années, le service social était en effet confronté à une forte montée de la précarité et à l’impossibilité pour beaucoup de patients d’avoir une alimentation équilibrée. Ainsi, 13 % des personnes hospitalisées en 2008 au CHU étaient bénéficiaires de la couverture maladie universelle ou de l’aide médicale d’Etat, et près d’un quart d’entre elles déclaraient avoir de sérieuses difficultés d’argent. Cadre socio-éducatif et responsable du service social de l’hôpital, Martine Billard souligne : « Au sein du service, les assistantes sociales étaient très souvent interpellées par des mamans qui n’avaient pas les moyens de respecter les recommandations du service de pédiatrie pour l’alimentation de leurs enfants, ou encore par des patients en hématologie qui ne pouvaient pas acheter des aliments protégés, en sachets individuels, qui coûtent plus cher. »
Les échanges avec la petite équipe de l’UTEP (3) vont constituer le déclencheur de cette action éducative. Créée en 2006, l’UTEP a pour mission de faciliter le développement de l’éducation thérapeutique du patient au sein de l’hôpital. Les questions d’alimentation et de précarité entraient donc tout naturellement dans son champ d’intervention. « Nous avons un rôle important en matière de repérage, note Christine Kavan, diététicienne à l’UTEP et responsable du projet avec Martine Billard. Nous essayons de mettre en avant les bénéfices d’une prise en charge globale du patient. Si vous ignorez un problème psychologique, social ou environnemental, vous aurez du mal à avoir des traitements totalement efficaces pour les maladies chroniques. »
Pour monter cette action, les deux services ont d’abord recensé l’ensemble des structures d’aides alimentaires régulières et d’urgence dans le département afin de pouvoir orienter les personnes les plus en difficulté. Impossible en effet, explique Christine Kavan, de mettre en place des outils favorisant une alimentation équilibrée sans un minimum de ressources financières : « Nous avons établi un seuil de 4 € par jour en dessous duquel on ne peut pas avoir un équilibre alimentaire de base qui réponde aux recommandations du plan national nutrition santé, non seulement pour l’ensemble de la population, mais aussi, en prévention secondaire, pour les patients atteints d’obésité, de diabète et de maladies cardio-vasculaires. » Les données recueillies ont été mises en ligne sur le site Internet dédié à cette action et sont aujourd’hui accessibles à tous les personnels soignants de l’hôpital ainsi qu’à un grand nombre de partenaires et de professionnels du sanitaire et du social travaillant à l’extérieur. Conformément à la volonté de diffuser le plus largement possible les ressources développées par les acteurs du projet, les professionnels du Doubs peuvent ainsi trouver en quelques clics les informations sur la banque alimentaire, les épiceries sociales ou les associations d’aide alimentaire les plus proches.
C’est le cas de Sonia Poirson, cadre au service hémodialyse de l’hôpital. Installée devant un ordinateur, elle recherche avec Christine Kavan des renseignements sur l’épicerie sociale d’Ornans, une petite ville au sud de Besançon. Elle a utilisé le site Internet pour savoir comment orienter un monsieur en hémodialyse qui vivait dans des conditions insalubres et un grand dénuement. « Il n’était même plus capable de porter du bois et de se chauffer l’hiver. Le site m’a permis de savoir s’il existait des dispositifs d’aide alimentaire près de chez lui, et surtout de connaître les démarches à suivre. Il m’a fourni aussi des critères objectifs pour juger d’une situation sans être trop pris par le côté affectif d’une situation. » En poussant plus avant leur recherche, les deux jeunes femmes constatent que l’épicerie sociale propose des produits frais, que la distribution est gratuite et qu’elle peut être délivrée à un tiers.
Cette base d’informations a été complétée cette année par la mise en ligne des premiers outils et supports pédagogiques destinés à aider les personnes vulnérables disposant au moins des 4 € quotidiens pour leurs repas. Entre autres, une fiche facilite l’analyse, lors des entretiens avec les patients, des différents facteurs qui influencent leur comportement alimentaire. Situation familiale, habitudes d’achat, équipement de la cuisine, croyances alimentaires, importance accordée à l’alimentation pour la santé, etc. Le petit questionnaire, archivé dans le dossier du patient, doit aider les diététiciennes, les assistantes sociales ou encore les conseillères en économie sociale et familiale travaillant à l’extérieur à personnaliser leurs recommandations. « On s’aperçoit ainsi qu’il existe beaucoup d’idées reçues sur les aliments, à commencer par le rejet assez répandu des conserves, supposées – à tort – ne contenir ni vitamines ni minéraux, constate Christine Kavan. De même, beaucoup de personnes nous disent que la volaille est moins nourrissante que la viande rouge ou qu’elles ne veulent pas manger d’œufs alors qu’elles n’ont aucun problème d’hypercholestérolémie. » Une fiche très visuelle rassemblant les fruits et légumes de saison a également été mise en ligne pour épauler les professionnels soucieux d’apporter un peu de variété dans les menus à tout petits budgets de leurs publics.
Face aux maigres ressources existantes en matière de préconisations alimentaires adaptées aux personnes cumulant des problèmes de santé et des difficultés économiques, il a fallu créer de toutes pièces ces outils éducatifs. C’est l’objectif des groupes de travail mensuels, au sein desquels des professionnels d’institutions et de disciplines différentes élaborent petit à petit de nouveaux supports pédagogiques sur des thèmes comme les idées reçues en matière d’alimentation, l’élaboration de recettes à petits budgets, la création d’une liste des prix moyens des produits ou encore la manière de faire ses courses. Certains de ces outils sont à destination des professionnels du sanitaire et du social, d’autres sont conçus pour pouvoir être utilisés directement par les patients. Comme souvent, la réunion de ce matin a fait émerger des opinions différentes et des propositions parfois contradictoires qu’il va falloir patiemment rapprocher et concilier. Des patients sortent de la salle quelque peu découragés par la difficulté de l’exercice, mais tous reconnaissent l’intérêt de cette diversité d’expériences et de points de vue exprimés par des acteurs de terrain, qui permet de réaliser des supports utilisables par le plus grand nombre.
Vice-présidente du CCAS de Valentigney, Marlène Oliva souhaite, pour sa part, créer une structure d’aide alimentaire dans cette agglomération proche de Montbéliard. Refusant de se transformer en simple « distributeur de boîtes de conserves », la jeune femme, également responsable de l’insertion et de l’urgence au sein de l’Union départementale des CCAS, voit beaucoup d’intérêt dans cette démarche plurielle mise en place au CHU de Besançon : « Dans le groupe de travail consacré aux courses, j’ai insisté pour que l’on fasse quelque chose de très simple et d’accessible à des personnes qui ne savent pas lire, ce qui est le cas d’un bon nombre de personnes que nous recevons au CCAS. Nous avons décidé, par exemple, de faire une fiche sur les produits indispensables qui soit très claire, avec des pictogrammes et des cases que les personnes pourront cocher. » D’autres ont fait remarquer que la présence des enfants lors des courses n’était pas forcément synonyme d’achats de produits non diététiques, mais qu’ils pouvaient au contraire apporter des idées aux parents à partir de ce qu’ils mangent à la cantine scolaire. Pour Marie-Pierre Clairet, diététicienne et coordonnatrice d’un dispositif de suivi nutritionnel destiné aux personnes âgées vivant à domicile pour l’association bisontine ASSAD (4), ce travail collectif doit développer une éducation nutritionnelle personnalisée en élargissant les ressources et en multipliant les supports éducatifs : « Nous avons vraiment besoin d’une large boîte à outils pour pouvoir nous adapter aux situations très différentes auxquelles nous pouvons être confrontés. On ne sait jamais où l’on met les pieds quand on arrive chez les gens, et souvent on est un peu démunis. »
Pour l’instant, les quelques outils déjà disponibles ont surtout été utilisés par les diététiciennes et les assistantes sociales du CHU. Sylvie R. a été ainsi orientée vers la diététicienne par le service de diabétologie de l’hôpital où elle est suivie depuis plusieurs années. Vivant seule depuis la mort de son mari, cette sexagénaire dispose d’environ 600 € par mois et avait beaucoup de mal à varier son alimentation, lorsqu’elle a rencontré pour la première fois Christine Kavan. D’autant qu’elle devait inclure dans son maigre budget nourriture les boîtes destinées à son chat. « Le plus gros problème, c’est le porte-monnaie. Quand j’ai payé les impôts et les factures, je suis obligée de manger des nouilles midi et soir. Alors j’achète des boîtes de sauce tomate pour changer le goût de temps en temps. De toute façon, c’est difficile de faire la cuisine parce que je n’ai pas de congélateur et que je suis obligée d’utiliser un Camping-Gaz pour remplacer ma plaque de cuisson qui ne marche plus. » Lors de ses premiers entretiens avec la diététicienne, Sylvie R. s’est familiarisée avec le décryptage des étiquettes pour mieux apprécier la valeur nutritionnelle des produits et a pu avoir des exemples précis de menus équilibrés et adaptés à son budget. Les contacts pris avec une assistante sociale de secteur ont également permis de trouver une aide financière de 500 € pour l’achat de nouveaux équipements de cuisine.
Au-delà de ces premières applications à l’hôpital, le travail entrepris depuis plusieurs mois vise également à « exporter » cette action à l’extérieur de l’établissement et à assurer une meilleure coordination pour maintenir un accompagnement des publics à leur sortie de l’hôpital. « A terme, il faudrait pouvoir mettre en place, non seulement avec le CHU de Besançon, mais aussi avec les autres hôpitaux de la région, un suivi nutritionnel de ces personnes vulnérables atteintes de maladies chroniques lorsqu’elles retournent chez elles. Dans ces mouvements de va-et-vient entre l’hôpital et le domicile, nous devons veiller à ne pas morceler le patient », estime Marie-Pierre Clairet. Une analyse partagée par Mathilde Huot, assistante sociale au CHU, pour qui une grande partie de cet accompagnement diététique doit être portée par les travailleurs sociaux évoluant en dehors de l’hôpital : « Au sein du CHU, nous avons un temps d’intervention très court, même auprès de patients atteints de maladies chroniques et contraints de venir régulièrement à l’hôpital. Il faut donc développer une vraie collaboration avec les professionnels du conseil général et des CCAS pour continuer la prise en charge qui a été amorcée ici. »
En amont, les soignants des différents services de l’hôpital doivent pouvoir détecter les situations de vulnérabilité et orienter les personnes vers les institutions extérieures, soit directement, soit par l’intermédiaire des professionnels de l’UTEP et du service social du CHU. A commencer par les infirmiers, les aides-soignants et les médecins, qui sont en contact direct avec les patients, et qu’il faut donc sensibiliser à la problématique de la précarité. Dans cette optique, le projet a d’abord été présenté aux cadres de l’établissement, et des formations assurées par l’UTEP sont d’ores et déjà proposées aux soignants. De son côté, le service social tente de généraliser à l’ensemble des services la mise en place de réunions d’information. A l’occasion de chaque changement d’interne, les assistantes sociales ont ainsi une heure pour présenter leur travail et examiner avec les personnels soignants les moyens d’améliorer la coordination entre les uns et les autres.
Mais le chemin vers une véritable prise en compte des problématiques sociales des patients au sein du CHU est encore long, reconnaissent les responsables de l’action. Menée en 2009 par Christine Kavan, une enquête a révélé les nombreuses difficultés ressenties par les soignants dans ce domaine : sentiment de malaise, peur de blesser, manque de légitimité… Les freins « culturels » sont encore importants, admet le docteur Alfred Penfornis, chef du service diabétologie au CHU de Besançon : « Lorsqu’on ne sait pas donner de réponse à un problème qu’on pourrait détecter, on évite de le mettre en évidence pour ne pas se sentir impuissant et mal à l’aise. Il est vrai aussi qu’aujourd’hui on enseigne aux soignants la maladie en général, et non la maladie d’un patient. Beaucoup d’entre eux restent centrés sur le soin par peur que les patients déversent sur eux toute leur souffrance, alors qu’ils n’y sont pas préparés. » En outre, dans un contexte de généralisation de la tarification à l’activité, le déploiement de cette action auprès des services prendra sans doute du temps. « On nage en plein paradoxe. D’un côté, nous avons des recommandations de la Haute Autorité de santé pour améliorer la prise en charge globale du patient et, de l’autre, des pressions qui nous poussent à devenir uniquement des techniciens de la santé, des producteurs de soins. Il est de plus en plus difficile de faire naître de tels projets, parce que ce n’est pas considéré comme rentable », déplore Alfred Penfornis.
Forts du soutien affiché par la direction de l’hôpital, l’UTEP et le service social entendent néanmoins continuer à développer cette action. L’état des lieux en matière d’aide alimentaire sera notamment étendu aux trois autres départements de la région, et un deuxième groupe de travail devrait être créé à partir de juin 2011 pour étendre l’application des outils « Alimentation et précarité » à d’autres pathologies, comme la cancérologie, les maladies digestives ou la dénutrition.
Sylvie R., quant à elle, a perdu quelques kilos et dit se sentir mieux aujourd’hui. « Je mange des pommes, des courgettes et des pommes de terre qu’on me donne. Et l’autre jour j’ai même acheté des clémentines ! » Elle attend sa nouvelle gazinière et un frigo tout neuf avec un congélateur pour pouvoir se mettre à faire la cuisine…
(1) « Education, alimentation et précarité » : hôpital Jean-Minjoz – 2, bd Fleming – 25030 Besançon – Tél. 03 81 66 92 81.
(2) Le prix Hélioscope de la Fondation des hôpitaux de France récompense les actions exemplaires de coopération menées par les services de l’hôpital pour améliorer la qualité de vie du malade.
(3) L’UTEP fonctionne avec un médecin, une diététicienne et une infirmière à mi-temps, ainsi qu’une secrétaire à plein temps.
(4) L’association Accompagnement, soins, services à domicile a mis en place le dispositif « Nutriconseils25 » en 2005.