Comment en êtes-vous venue à vous intéresser aux hommes battus ?
J’ai rencontré pour la première fois des hommes victimes de violences conjugales dans le cadre de thérapies de couples. Au début, je me demandais s’il ne s’agissait pas de relations sadomasochistes. Mais dans une telle relation les deux partenaires sont consentants. Là, ce n’était pas le cas – même si, au début, les hommes n’osaient pas le dire. Ce fait est ressorti au fur et à mesure des entretiens. Dans les deux premiers cas que j’ai rencontrés, les couples allaient vers une séparation, et la thérapie de couple était un appel au secours, lancé surtout par l’homme. La compagne était extérieure à cette démarche. En général, les femmes violentes sont dans le déni, non pas de leur violence, mais du fait que cela constitue un problème dans leur couple. Cette situation leur semble normale, et elles ne dissimulent absolument pas la violence qu’elles exercent sur leur conjoint.
Pourquoi avoir créé cette association ?
Lorsque j’ai voulu orienter des hommes battus vers quelqu’un qui puisse les aider, je n’ai rien trouvé. A force, je me suis dit qu’il fallait faire quelque chose, et j’ai décidé de créer SOS Hommes battus, ne serait-ce que pour pouvoir les écouter et leur donner des conseils. L’association a vu le jour en janvier 2008, puis le site Internet en décembre 2008 qui, depuis sa création, a reçu 37 000 visites. La permanence téléphonique, ouverte le matin, reçoit en moyenne deux ou trois appels par jour, auxquels s’ajoutent deux ou trois e-mails quotidiens. Les appels que nous recevons sont anonymes. Nous ne demandons rien aux hommes qui nous sollicitent ni aux personnes qui nous contactent pour signaler des situations de violence à l’encontre d’un homme. Nous proposons avant tout de l’écoute. Quand on ne parvient pas à parler à ses proches, il est déjà bien de pouvoir expliquer sa situation à quelqu’un qui croit ce que vous lui dites. Nous proposons également un soutien psychologique pour des hommes qui vivent des situations dramatiques. Nous essayons de les faire sortir de leur déni de la violence conjugale. Nous offrons enfin quelques conseils juridiques, même si ce n’est pas notre spécialité.
Peut-on mesurer la réalité du phénomène en France ?
Je suis incapable de vous dire précisément combien d’hommes sont victimes de violences conjugales. Les forces de l’ordre ne produisent pas réellement de statistiques sur cette question. Et si les enquêtes de victimation donnent des chiffres un peu plus élevés que celui des dépôts de plaintes, on se doute bien que les hommes parlent moins volontiers de ce qu’ils subissent que les femmes. On sait néanmoins, selon l’Observatoire national de la délinquance, que 110 000 hommes ont été victimes en 2008 de violences conjugales, soit trois fois moins que les femmes. La même année, 27 hommes sont morts sous les coups de leur conjoint, contre 127 femmes. Mais il existe un chiffre noir énorme de la violence conjugale à l’encontre des hommes. Et selon certaines études canadiennes et américaines, il y aurait aujourd’hui une équivalence de ces violences entre hommes et femmes.
Encore faut-il savoir ce que l’on met sous les termes « violences conjugales »…
C’est vrai. En France, dans les statistiques de la police, on ne tient compte que des violences physiques, la loi reconnaissant les violences psychologiques n’étant parue que cette année. Les Canadiens, de leur côté, ont mené des études importantes sur le sujet. Dans les violences psychologiques, on retrouve l’isolement social de la victime, la violence financière exercée par son conjoint, le dénigrement de ses valeurs et convictions, le harcèlement, les humiliations… En ce qui concerne la violence physique, Canadiens et Américains se sont aperçus que les femmes et les hommes violents fonctionnaient de façon dissymétrique. Les femmes commencent en général par plusieurs années de violence psychologique avant de passer à la violence physique. Chez les hommes, c’est souvent l’inverse. Ils commencent par les coups avant d’user de violence psychologique. Leurs possibilités musculaires leur permettent d’instaurer tout de suite une peur physique.
Comment expliquer que cette forme de violence soit aussi méconnue ?
Dans notre société, hélas, l’homme reste considéré comme le sexe fort, et la femme le sexe faible. En conséquence, seul l’homme peut être violent… Pourtant, ces violences ont toujours existé – bien qu’auparavant elles étaient taboues. Il y a toujours eu, dans l’imaginaire populaire, des femmes armées de rouleaux à pâtisserie qui attendent leur mari à la maison pour les battre. Mais cela était tu parce que la femme était censée être maternante et douce. Un homme battu était socialement mort. Il était humilié et moqué. On en est encore un peu là aujourd’hui. Pour un homme, se reconnaître victime de violences de la part de sa femme reste problématique. En outre, les victimes – hommes ou femmes – de violences conjugales ne savent souvent plus réagir. Il est donc très difficile pour un homme d’aller se plaindre auprès des forces de l’ordre. D’autant qu’un certain nombre de commissariats refusent de prendre leurs plaintes ou les enregistrent uniquement sur la main courante. Il arrive même qu’une femme violente porte plainte contre son conjoint parce qu’il a voulu se protéger physiquement de ses coups. L’application de la loi est très inégale selon l’un ou l’autre cas.
S’agit-il d’une violence de genre, spécifique à chacun des deux sexes ?
Les femmes s’y prennent différemment du fait de leur plus faible puissance musculaire, mais je crois que le phénomène est identique. C’est d’ailleurs pour cette raison que nous souhaiterions que l’on arrête de parler des violences faites aux femmes ou aux hommes pour utiliser l’expression « violences conjugales ». En revanche, il existe des profils types de la femme violente et de l’homme battu. La femme violente a souvent été la seule fille de sa fratrie au milieu de plusieurs garçons. Enfant puis jeune fille, elle a toujours vu ses caprices exaucés. Elle a appris à fonctionner sans avoir à supporter la frustration. Un autre profil est celui d’une femme dont la mère était très dominante. Enfin, le troisième cas est celui d’une jeune fille qui a un vécu de violence intrafamiliale de la part des hommes et qui a une revanche à prendre. Dans les trois cas, ces adolescentes présentaient des troubles du comportement qui se sont généralement calmés. Mais le mariage ou la naissance du premier enfant ont eu tendance à réactiver ces comportements violents et hyperdominants. C’est un peu comme si le père ou le mari ne servait plus à rien et devait être éjecté. L’homme victime, lui, peut être issu d’une famille dans laquelle le père était complètement écrasé par une femme dominante. Le modèle paternel est alors inexistant. Il peut aussi s’agir d’un petit garçon qui a grandi seul au milieu de femmes hyperprotectrices. Il ne sait pas se débrouiller, les femmes étant là pour régler ses problèmes. Dans les deux cas, on va se retrouver avec un homme adulte qui a une image de sa virilité faussée. Comme souvent dans ces histoires, chacun va trouver l’autre pour former une sorte de couple thérapeutique. Ce qui est paradoxal, c’est que la colère des femmes violentes vient aussi du fait que l’homme ne s’affirme pas. Elles lui demandent d’agir comme un homme tout en lui déniant cette place. Une communication paradoxale se met en place, et l’homme ne sait plus quoi faire.
Sur le plan du travail social, existe-t-il des prises en charge spécifiques ?
Rien n’est prévu. Si un homme battu contacte une structure destinée aux femmes victimes de violences conjugales, il se fait le plus souvent éconduire. Les seules choses que l’on peut proposer aujourd’hui à ces hommes, ce sont les centres d’hébergement d’urgence. Quant au numéro 3919 mis en place pour les femmes, c’est une catastrophe pour les hommes, qui se font très mal accueillir. Néanmoins, les choses bougent un peu. Récemment, nous avons été reçus par la HALDE sur cette question. En outre, j’interviens depuis deux ans auprès des éducateurs spécialisés en formation à l’école de Buc. Et de nombreux travailleurs sociaux me contactent pour savoir comment répondre à un homme battu et vers où l’orienter.
Psychologue du travail et clinicienne, Sylvianne Spitzer est diplômée de 3e cycle en criminologie et victimologie à l’université Paris V- Descartes. Elle a créé, en 2008, l’association SOS Hommes battus (