Comment suivre une scolarité quand on habite dans une caravane ? La mixité entre gadjé et manouches (1) peut-elle se vivre sans heurts à l’école ? Sur l’aire d’accueil de La Source, à Orléans (Loiret), trois entités – l’Education nationale, une association et une collectivité territoriale – travaillent main dans la main afin de favoriser la scolarisation des enfants et d’améliorer leur fréquentation des écoles, de la maternelle au collège. Un projet complexe, sachant qu’il y a autant de relations à l’école que de caravanes (2), mais qui commence à porter ses fruits. En ce mois d’octobre, sur la soixantaine d’enfants que compte l’aire d’accueil, 90 % des 3-6 ans fréquentent la maternelle, et tous ceux qui sont âgés de 7 à 12 ans vont à l’école élémentaire. En revanche, pour les adolescents, le pas vers le collège n’est pas toujours franchi…
Les gens du voyage ne mettent pas naturellement un enfant de moins de 6 ans à l’école. La scolarisation en maternelle n’est pas obligatoire et, surtout, ils se montrent méfiants à l’égard du monde des gadjé. « Autant il serait difficile pour un sédentaire d’envisager de placer son enfant en nourrice chez les gens du voyage, autant il est compliqué pour eux de confier leur petit à une école en dehors de l’aire d’accueil », décrypte Andrée « Doune » Chastel, coordinatrice départementale du Loiret pour la scolarisation des enfants du voyage. Pourtant, avec son équipe de cinq institutrices itinérantes, la brigade départementale inspection académique gens du voyage (BDIAGV) (voir encadré page 34), elle œuvre pour que tous les enfants de l’aire de La Source fréquentent la maternelle, le plus tôt possible : « C’est une étape nécessaire à l’apprentissage et à la maîtrise de la langue. Quand les enfants n’ont pas acquis cela avant l’entrée en élémentaire, le CP est très difficile, et cela entraîne de l’échec scolaire, voire de l’illettrisme par la suite. » Malgré ce solide argument, la majorité des parents voyageurs estiment qu’il leur appartient d’éduquer les jeunes enfants. Or ils ne possèdent souvent que des connaissances scolaires succinctes et une maîtrise de la langue de scolarisation insuffisante pour préparer l’entrée en CP. En effet, sur l’aire d’accueil, beaucoup s’expriment en argot voyageur ou en langue manouche. « Ce qui n’empêche qu’ils apprennent bien d’autres choses à leurs enfants. Aussi, pour les convaincre de les scolariser, il faut veiller à ne pas nous imposer comme “les sédentaires qui savent tout”, et faire sentir que l’école est un lieu où leurs enfants pourront enrichir leur propre culture », précise Doune Chastel.
Michaël Dole a 5 ans. Il a intégré la grande section à l’école maternelle Jolibois, la plus proche de l’aire des gens du voyage de La Source. Il y apprend à écrire la date et à compter jusqu’à 19. Deux autres jeunes voyageurs sont accueillis dans cette école de quartier. Demain, ils seront deux de plus ; après-demain, peut-être moins, au gré des déplacements des familles. « C’est Doune Chastel et les autres maîtresses qui m’ont encouragée à mettre Michaël à l’école. Elles m’ont dit que c’était bien pour lui qu’il apprenne à lire. Heureusement qu’elles ont été là pour me pousser », témoigne Cathy Heilig, la mère du jeune garçon. Mais pour cette maman comme pour les autres parents voyageurs, qui ont une relation fusionnelle avec leurs enfants, la séparation avec son petit n’a pas été évidente. Elle a eu du mal à l’imaginer heureux dans un milieu qui lui est étranger. D’où l’intérêt de faire intervenir un médiateur. Enseignante itinérante, Stéphanie Moreau-Baty est présente à tous les stades de la scolarisation. Les gens du voyage la connaissent bien. Ils la côtoient sur le terrain où restent implantés les bureaux de l’école des enfants du voyage. Afin de gérer leurs inquiétudes, elle les accompagne avant la rentrée scolaire pour visiter les locaux, expliquer le fonctionnement de l’institution (emploi du temps, activités extérieures, cantine, etc.) et présenter les différentes personnes susceptibles d’être en relation avec l’enfant. Le jour J, la maternelle autorise les parents voyageurs à assister au début du premier cours, afin d’établir un contact avec l’enseignant et d’observer leur enfant évoluer parmi les autres, le temps d’être rassurés. La rentrée s’effectue par étapes : les élèves voyageurs sont d’abord scolarisés par demi-journées, sans quoi la séparation peut sembler trop longue pour des enfants particulièrement « moteurs », qui ont l’habitude de vivre en extérieur et sont ancrés dans le présent. « L’anticipation est quelque chose de très compliqué pour eux, confirme Stéphanie Moreau-Baty. Cela mis à part, une fois à l’école, ce sont des enfants comme les autres, qui ne demandent qu’à apprendre. »
Cathy Heilig a ainsi été particulièrement étonnée le jour où Michaël a réclamé d’aller à l’école ! Pour autant, elle redoute déjà l’entrée en élémentaire. « J’aimerais qu’il reste à la maternelle jusqu’à l’âge de 7ans. Aussi bien ici que chez nous, il a des jouets. Là-bas, il devra rester assis et apprendre à écrire. Je ne sais pas comment ça va se passer… » A ce nouvel effort d’adaptation et d’organisation auquel seront confrontés Cathy et son mari lors de la transition de la maternelle vers le CP s’ajouteront les difficultés liées au fait qu’ils auront entre-temps changé plusieurs fois de lieu de résidence. Le frein à la scolarisation sera alors renforcé par la lourdeur administrative. « Dans chacune des villes où les gens du voyage arrivent, les modalités d’inscription varient, les horaires des écoles sont différents, les directeurs ne sont pas toujours disponibles, le nombre d’élèves par classe change, constate Doune Chastel. Certains enfants font cinq écoles par an. Pour les parents, cela signifie à chaque fois des démarches longues et compliquées. Ils sont même parfois confrontés à des refus d’inscription. »
Pour faire face à ce parcours du combattant, sur les terrains du Loiret, un suivi spécifique a été mis en place en partenariat avec les autorités locales. « Notre mission est de rassurer, de sécuriser, d’expliquer, de faire comprendre, pour que ces premières démarches soient allégées », note la coordinatrice. Dès qu’une famille arrive sur le terrain, elle la reçoit dans son bureau pour analyser sa situation, savoir comment les enfants sont scolarisés, et quelle est la relation avec l’enseignement. Elle lui remet une plaquette détaillant toutes les formalités à accomplir. L’employée vie scolaire (EVS) de l’école des enfants du voyage peut ensuite aider les parents à renseigner le dossier d’inscription remis par les services municipaux. Puis, en accord avec les directeurs d’école et la mairie, le choix est fait de l’école la mieux adaptée à l’enfant. Quand tous les documents sont rassemblés, la famille doit se rendre à la mairie pour la première inscription. Par la suite, le dossier informatisé restera valable lorsque la famille repassera sur le terrain de La Source. C’est la coordinatrice qui se charge d’informer la mairie et l’école de chaque départ pour la radiation et de chaque retour pour la réactivation de l’inscription. De même, un livret scolaire répertorie l’ensemble des acquis du jeune enfant. Il permet à la fois aux différents enseignants qui côtoient l’élève de s’appuyer sur le travail effectué dans l’établissement précédent, et à l’enfant et à ses parents de donner du sens à l’école. « C’est un outil très important. Plus on cadre les choses, plus les familles sont sécurisées et plus les enfants vont à l’école et apprennent facilement », note Doune Chastel.
Encore faut-il que les parents soient convaincus de l’intérêt de la scolarisation de leur enfant. « L’école n’est pas uniquement un lieu de savoir mais aussi de citoyenneté, à travers la sociabilisation, la rencontre de l’autre, le mélange. Notre objectif à tous est une fréquentation normale et naturelle par les gens du voyage », souligne Azim Qassemyar, responsable de la gestion des aires d’accueil de l’agglomération Orléans-Val-de-Loire, l’un des partenaires du dispositif. Quand cela ne va pas de soi, il doit parfois rappeler aux parents que la condition pour rester sur l’aire d’accueil au-delà des trois mois réglementaires est la scolarisation des enfants. « C’est certes manier la carotte ou le bâton, mais cette possibilité de séjourner jusqu’à neuf mois consécutifs sur l’aire, introduite dans le réglement intérieur en 2007, fait vraiment réfléchir certaines familles. » « Cela permet en outre à des parents de mettre en place des projets personnels à plus long terme, note Doune Chastel. Ainsi, grâce à la scolarisation de Michaël en maternelle, sa famille peut rester suffisamment de temps sur l’aire d’accueil de La Source pour que sa mère passe son permis de conduire… »
Le revenu de solidarité active (RSA) est un autre levier possible, actionné par le troisième partenaire : l’Association départementale action pour les gens du voyage du Loiret (ADAGV), établie sur le terrain des gens du voyage. « Dans la validation des contrats d’engagement réciproque, le conseil général du Loiret impose, entre autres, que l’enfant aille à l’école pour pouvoir bénéficier de l’allocation. Cela peut motiver des familles qui tergiversent ou trouvent des excuses pour ne pas mettre leur enfant à l’école », détaille Cédric Pelletier, assistant de service social au pôle social de l’association, qui domicilie 650 familles itinérantes. Parmi elles, on dénombre 500 allocataires du RSA pour lesquels le conseil général a conventionné l’ADAGV en tant que référent. Mais « inscription » ne signifie pas automatiquement « fréquentation ». Or le contrat RSA n’est validé que si l’enfant fréquente l’école « avec régularité ». C’est pourquoi assistants sociaux et enseignantes itinérantes – qui seront prochainement réunies sous un même toit – unissent leurs forces pour encourager l’assiduité. Pour les travailleurs sociaux, cette action de terrain au jour le jour consiste à accompagner les gens du voyage dans leur quête de sens. « Nous essayons de leur faire comprendre le lien entre l’enseignement dispensé par l’Education nationale et leur quotidien », explique Cédric Pelletier qui, s’il repère sur l’aire un enfant qui n’est pas en cours, l’oriente vers l’école des enfants du voyage… Quant aux enseignantes de la brigade, elles se rendent aux caravanes dès qu’une école leur signale une absence. « J’essaie de comprendre quelles sont les résistances. Je discute, je rassure et, si nécessaire, je peux accompagner jusqu’à la classe, raconte Stéphanie Moreau-Baty. Parfois, cela tient à peu de choses. Ainsi, chez les gens du voyage, il est anormal de réveiller un enfant qui dort. Or il doit bien se lever pour aller en cours… » L’enseignante et ses collègues insistent aussi auprès des familles pour qu’elles préviennent l’école en cas d’absence. « Les parents sont rassurés quand ils comprennent que l’on demande cela par mesure de sécurité, et non pour les surveiller. » Mais les arguments des professionnels ont parfois peu de poids face à l’influence des médias : « L’an dernier, la grippe A a saccagé tout notre travail. Les familles ont eu une peur bleue et ont retiré leurs enfants des écoles », se souvient Doune Chastel.
Les allées et venues des enfants voyageurs ont également une incidence sur le fonctionnement des établissements scolaires. Anne-Marie Chanclud, enseignante en CP et directrice de l’école élémentaire Henri-Poincaré, a mis quelque temps à trouver ses marques, mais aujourd’hui elle considère la mixité « excellente ». « Au départ, cela perturbe car le projet pédagogique d’un enseignant est d’atteindre des objectifs à des moments précis de l’année scolaire. Ici, un jeune voyageur peut débarquer en plein mois de mars et ne pas encore avoir commencé l’apprentissage de la lecture et des sons. Ils arrivent, ils repartent, quinze jours, trois semaines, un mois… Nous avons appris à nous adapter à ce qu’ils savent faire et à banaliser le fait que ces enfants voyagent. Mais surtout, si nous nous sentons en difficulté, nous pouvons le signaler à l’école des enfants du voyage », explique cette responsable qui accueille trois jeunes manouches dans sa classe. A partir de l’évaluation de l’enfant, un projet est alors mis en place, qui définit des actions ponctuelles auprès des élèves de la classe. « Mais pas question de stigmatiser les enfants voyageurs. Le matin, dans le cours d’Anne-Marie Chanclud, je prends plusieurs petits avec moi en fond de classe pour de la phonologie, dont des petits voyageurs, des primo-arrivants ou d’autres enfants », précise Stéphanie Moreau-Baty.
La scolarisation des enfants favorise aussi l’ouverture de la famille sur l’extérieur. Voyageuse installée sur l’aire d’accueil au début du mois de septembre, Nathalie Sauser y est favorable. Depuis qu’il sait lire, son fils David, 8 ans, est chargé de déchiffrer les cartes routières. Pour autant, elle affirme que jamais elle ne l’enverra au collège. « C’est trop dangereux. On a vu à la télé que certains jeunes se prennent des coups de couteaux. » Il est vrai que les gens du voyage ont souvent une méconnaissance du fonctionnement des collèges. « Avec leurs immenses couloirs et leurs façades parfois sinistres, ils ont tendance à les assimiler à des prisons, et ne peuvent pas envisager d’y envoyer leur enfant », explique Doune Chastel. Alors, comme les autres adolescents de l’aire d’accueil, David poursuivra sa scolarité via le Centre national d’enseignement à distance (CNED). Même si elle est préférable à une déscolarisation, cette solution reste insatisfaisante pour la coordinatrice départementale : « Nous avons peu de moyens pour accompagner les jeunes qui suivent des cours par correspondance. » Et cela va à l’encontre des objectifs affichés par Azim Qassemyar : « Je ne suis pas persuadé que rester étudier dans sa caravane rende le voyageur citoyen. Selon moi, les cours à distance n’ont pas de sens quand les gens restent sur place. » Autre difficulté : le niveau des cours de sixième du CNED est particulièrement élevé. Régulièrement sollicités pour l’aide au devoir, les animateurs de l’ADAGV ne sont pas habilités à les accompagner scolairement. « Mais comment refuser une aide à un enfant qui la demande ? », interroge Solène Calvo, responsable du pôle animation. L’école des enfants du voyage et l’association ont donc entrepris une réflexion autour de cette problématique. Le pôle social de l’ADAGV, qui aide les jeunes à remplir les dossiers d’inscription au CNED et leur en explique le fonctionnement, s’appuie sur le projet professionnel des jeunes pour inciter à leur scolarisation dans le secondaire. « Il faut donner du sens à l’instruction. Par exemple, certains garçons souhaitent monter leur entreprise d’élagage ou de peinture. Or, pour ces métiers artisanaux, il est indispensable d’avoir le niveau du certificat d’aptitude professionnelle. Nous commençons à nous servir de ce levier pour les pousser jusqu’à la troisième explique Fatima Ezzahir, assistante sociale. Reste à les faire entrer dans les murs de l’établissement pour le désacraliser… »
Chez les voyageurs, il suffit parfois qu’une seule famille soit convaincue pour faire fonctionner le bouche-à-oreille : « Si nous parvenons à ce que l’intégration scolaire résonne auprès de quelques voyageurs comme un enrichissement et non comme une assimilation, l’idée pourrait très vite se propager aux autres familles, confirme Doune Chastel. Alors, quand tout le terrain en sera persuadé, on ne parlera plus d’intégration mais tout bonnement de scolarisation. »
En 1980, l’école d’adaptation des enfants du voyage a été créée sur le terrain de La Source – l’un des plus importants de France, avec ses 60 emplacements.« C’était bien qu’il y ait une école, mais il manquait la mixité sociale. Cela ne favorisait ni la posture d’élève ni les apprentissages de maîtrise de la langue », explique Doune Chastel. De fait, des enfants arrivaient en retard, parfois en pyjama, ils étaient entre cousins et parlaient entre eux en argot, les parents pouvaient débarquer à tout moment dans la classe… Le premier « projet d’école » est élaboré en 1985. L’établissement devient une école d’adaptation et se voit affecter des enseignants spécialisés. A partir de 1989, la loi d’orientation sur l’éducation (3) favorise l’intégration des enfants de l’enseignement spécialisé dans les classes ordinaires. L’école des enfants du voyage s’ouvre alors peu à peu vers l’extérieur. D’abord par des échanges ponctuels avec des écoles de proximité, puis par le déplacement à mi-temps des classes « voyageurs » dans les écoles et collèges, et enfin par l’intégration à temps plein des jeunes voyageurs dans les classes ordinaires. L’existence d’une école de voyageurs perd alors de son sens, et l’équipe pédagogique demande à l’inspection académique l’autorisation de fermer progressivement les classes « voyageurs » en conservant les postes d’enseignants (4). En 2006, les classes élémentaires sont fermées, suivies, en 2007, de la classe collège. L’école des enfants du voyage garde son appellation, mais l’emploi du temps des enseignants – devenus itinérants au sein de la brigade départementale inspection académique gens du voyage (BDIAGV) – varie en fonction des arrivées et des départs des voyageurs, du lieu où ils sont scolarisés et des actions définies.
(1) Gadjo – gadjé, au pluriel – est le terme employé par les gens du voyage pour désigner un sédentaire.
(2) Certains parents restent sur les aires durant plusieurs mois sans scolariser leurs enfants. D’autres le font systématiquement, même pour une très courte durée. D’autres encore ne mettent leurs enfants à l’école qu’à un seul endroit, ce qui entraîne une scolarisation hachée. Enfin, certains voyageurs inscrivent bel et bien leurs enfants, mais le taux d’absentéisme est si important qu’il empêche les apprentissages.
(3) Loi n° 89-486 du 10 juillet 1989.
(4) Conformément à la circulaire n° 2002-101 du 24 avril 2002.