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« Il faudrait établir un seuil de grande pauvreté »

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En 2008, le nombre de ménages pauvres en France était stable, annonçait récemment l’INSEE. Pourtant, depuis plusieurs années, les associations s’alarment de l’augmentation du nombre des personnes en grande difficulté reçues dans leurs permanences. Alors, augmentation de la pauvreté, ou pas ? Tout dépend des indicateurs que l’on retient, explique Julien Damon, professeur associé à Sciences-Po, qui décrypte ce sujet complexe dans « Eliminer la pauvreté ».

Existe-t-il une définition de la pauvreté qui fasse l’unanimité ?

On trouve au contraire une multitude de définitions, et toutes sont discutées. Ce qui est naturel, le fait d’être pauvre n’étant pas une caractéristique intrinsèquement humaine. Au niveau international, il existe le seuil de 1,25 dollar par jour et par personne. A l’échelle européenne, le seuil de pauvreté est calculé sur la base de 60 % de la médiane (1) des revenus. En France, historiquement, ce seuil était calculé à 50 % de la moyenne des revenus. Puis on a opté pour 50 % de la médiane. Aujourd’hui, dans le sillage de l’Europe, on tend à le fixer à 60 % de la médiane. Mais le seul cadre juridique qui définit la pauvreté est le décret n° 2009-554 du 20 mai 2009 qui généralise le RSA et institue pour la première fois un objectif de réduction de la pauvreté. Il comporte une batterie d’une quarantaine d’indicateurs divers. Pour ma part, je crois de plus en plus à cet indicateur très simple : les pauvres sont les 10 % les moins riches. Ce système aide à mesurer chaque année les évolutions en termes de conditions de logement, de surendettement, d’emploi… Le débat entre tous ces indicateurs porte sur leur caractère absolu ou relatif. Soit ils se réfèrent à des critères monétaires ou de conditions de vie par rapport à un minimum que l’on estime nécessaire à chacun pour bien vivre. Il s’agit alors d’un seuil absolu. Soit on les évalue comparativement aux revenus de toute la population, mais il est alors bien plus difficile de lutter contre la pauvreté, le seuil bougeant en permanence.

Avec le RSA, on a vu apparaître le taux de pauvreté ancré dans le temps. De quoi s’agit-il ?

En résumé, ce taux consiste à mesurer, pour l’année n, la part des ménages se situant en dessous du seuil de pauvreté. L’année suivante, on reprend ce même seuil, corrigé de l’inflation, et ainsi de suite… Dès qu’il y a de la croissance, le nombre de pauvres diminue mécaniquement. Ainsi, depuis 2007 – qui constitue l’année de référence du seuil ancré dans le temps –, en dépit de la récession, la part des pauvres diminue d’environ 1 % chaque année. On peut voir cela comme de la poudre au yeux. Les associations de solidarité sont d’ailleurs très critiques à l’égard de ce taux. Mais à partir du moment où l’on connaît le mécanisme, c’est une mesure de la pauvreté comme une autre, quoique plus complexe. En réalité, si le seuil ancré dans le temps pose problème, c’est surtout parce qu’il est hybride entre une définition relative et absolue de la pauvreté. Or on est très réticent en France à l’idée d’introduire des mesures absolues.

L’INSEE affirme que la pauvreté reste stable en France, tandis que les associations ne cessent de pointer l’augmentation du nombre de personnes en grande difficulté. Où se situe la vérité ?

Je serais tenté de dire des deux côtés. La statistique française est très bien faite, mais elle est en retard sur ce dont ont besoin les politiques publiques. On mesure l’inflation chaque mois sur la base de milliers d’observations. On devrait pouvoir faire la même chose avec la pauvreté. Or les chiffres indiquent que, de 2007 à 2008 – on ne dispose pas des chiffres pour 2009 –, la pauvreté a baissé. Mais depuis il y a eu la crise financière. De plus, le chiffre de l’INSEE ne renseigne pas sur les difficultés concrètes que rencontrent les gens. Pourtant, les associations constatent que, même si moins de personnes sont comptées comme pauvres, davantage ont des difficultés dans leur vie quotidienne, avec un « reste à vivre » qui diminue. Entre 2000 et 2006, pour les 20 % de ménages les plus pauvres, la part contrainte de leur budget est passée de la moitié aux trois quarts ! Par ailleurs, les chiffres masquent des transformations considérables. Ainsi, depuis le début des années 1990, la part des pauvres chez les plus de 60 ans a été divisée par deux, tandis qu’elle a été multipliée par deux chez les 25 à 35 ans. La pauvreté s’est en outre concentrée dans les zones urbaines sensibles, avec un taux deux à trois fois supérieur à la moyenne nationale. Elle touche aussi désormais plus de familles monoparentales que de familles nombreuses. Enfin, il y a une forte augmentation du nombre des travailleurs pauvres. Il faut cependant rappeler que, sans les prestations logement et familiales et les minima sociaux, il y aurait deux fois plus de pauvres en France.

Marc-Philippe Daubresse a réaffirmé il y a peu que l’objectif de réduire la pauvreté d’un tiers d’ici à 2012 était « tenable ». Etes-vous aussi optimiste ?

A l’aune du seuil de pauvreté ancré dans le temps, ce doit être possible. Même si cela peut paraître insatisfaisant. Cela dit, le seuil ancré dans le temps n’est que le premier indicateur de la liste fixée par le décret de 2009. Et cela ne marchera pas pour les 39 autres indicateurs, qui reprennent les seuils traditionnels à 60 % et 50 % ou qui portent sur l’accès aux soins, au logement… En outre, si la pauvreté avait réellement diminué, n’importe quel gouvernement se serait empressé de s’en attribuer le mérite. Mais avec la crise les résultats seront mi-figue mi-raisin. Il faut aussi préciser que si l’on conserve la même méthode de collecte des informations, on ne saura vraiment qu’en 2014 si l’objectif de réduction d’un tiers de la pauvreté entre 2007 et 2012 a été atteint.

La politique menée avec le RSA a-t-elle servi l’objectif de réduction de la pauvreté ?

Le RSA a été inventé dans une période de croissance pour aider les gens à revenir vers l’emploi. En période d’accroissement du chômage, ce n’est pas la solution. D’ailleurs, le RSA dit « d’activité » ne décolle pas. En général, il n’y a pas eu d’efforts pour renouveler la politique de lutte contre la pauvreté, qui pèche par sa complexité incroyable. Elle pèse sur les opérateurs de terrain et freine l’accès aux droits d’un certain nombre de bénéficiaires potentiels. En outre, le projet initial du RSA visait à fusionner l’ensemble des minima sociaux avec l’allocation de solidarité spécifique, de logement, les prestations familiales et la prime pour l’emploi. Tant que cette fusion n’aura pas lieu, je pense que l’on n’avancera pas.

A quoi sert-il, dans ces conditions, de fixer des objectifs de réduction de la pauvreté ?

Cela présente l’intérêt capital de mettre les politiques sous pression. C’est mobilisateur : en se donnant des rendez-vous réguliers, on s’oblige à parler de la pauvreté et à examiner l’évolution de la situation. Dans le même ordre d’idées, l’instauration des objectifs du millénaire pour le développement, adoptés par les Etats membres de l’ONU, constitue une bonne idée. Le premier de ces objectifs vise à diminuer l’extrême pauvreté par deux de 2000 à 2015. De même, l’Union européenne a raison de se fixer un objectif ambitieux de 20 millions de pauvres en moins d’ici à une dizaine d’années. Cela doit permettre d’exercer une certaine pression sur les pouvoirs publics, même s’il ne faut pas la surestimer.

Vous proposez d’établir un seuil de « grande pauvreté » en France. Comment serait-il calculé et quelle serait son utilité ?

Il s’agirait de mesurer combien de personnes vivent avec moins de 1,25 dollar par jour – l’indicateur international le plus courant, en parité de pouvoir d’achat en France. On s’apercevrait que, contrairement à ce que croit la Banque mondiale, il y a des pauvres en France. Certains sans-papiers ou sans-abri vivent en effet dans des conditions d’extrême dénuement. L’utilité pratique d’un tel indicateur consisterait à viser l’éradication effective de ces situations insupportables, qui devrait être une priorité pour les responsables politiques.

Peut-on prétendre éradiquer la pauvreté ?

Encore une fois, tout dépend de l’indicateur retenu. S’il consiste à prendre les 10 % les moins riches, par construction, vous ne pouvez pas. Avec un seuil fixé à 60 % de la médiane des revenus, c’est également quasiment impossible. En revanche, à 40 % de la médiane, on peut décider de placer tous les minima sociaux au-dessus de ce seuil. On peut aussi décider que personne en France ne doit être à la rue ni disposer chaque mois de moins de 200 €, hors dépenses contraintes, sur ses revenus. Je pense que c’est faisable, et surtout mobilisateur pour les politiques publiques. Je crois non pas tant à la réalisation d’un objectif final qu’à une transformation radicale des politiques publiques. Il y a déjà eu une transformation puissante avec l’inscription dans la loi d’objectifs quantifiés de réduction de la pauvreté. Et si l’on se met d’accord sur les indicateurs, on doit pouvoir progresser.

REPÈRES

Julien Damon est professeur associé à Sciences-Po. Il a été rapporteur général du « Grenelle de l’insertion » et chef du département « Questions sociales » au Centre d’analyse stratégique. Ancien président de l’Observatoire national de la pauvreté et de l’exclusion sociale, il publie Eliminer la pauvreté (Ed. PUF, 2010).

Notes

(1) Contrairement à la moyenne, qui est la somme des revenus divisée par le nombre de ménages, la médiane partage en deux les revenus. En clair, c’est la limite au-dessous de laquelle se situent 50 % des revenus.

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