« Dis-moi comment tu traites – ou maltraites – la famille, et je te dirai quel psychiatre tu es », affirme Serge Kannas, coordonnateur de la Mission nationale d’appui en santé mentale (1). En effet, estime ce psychiatre, « les différences principales qui peuvent séparer et, parfois, opposer les professionnels de la psychiatrie, ne portent pas tant sur la prédominance de tel ou tel modèle, biologique, psychodynamique ou social, par exemple, que sur la considération, plus ou moins importante, qu’ils accordent au rôle des familles dans le traitement de leurs membres malades mentaux ». Qu’en est-il, sur le terrain, de cette prise en compte de l’entourage familial ? Une fois n’est pas coutume, la question n’a pas été posée aux soignants, mais à des parents de grands adolescents et jeunes adultes (17-28 ans) hospitalisés de façon contrainte ou consentie en secteur psychiatrique.
Pour savoir quel accueil ces familles y ont rencontré, Annick Ernoult, formatrice en soins palliatifs pédiatriques, et Catherine Le Grand-Sébille, socio-anthropologue spécialisée dans les questions d’éthique médicale, ont réalisé une enquête qualitative auprès de 50 parents rencontrés par l’intermédiaire d’associations de familles (2) : 16 pères et 34 mère – dont 11 couples –, habitant dans neuf régions différentes (Bretagne, Champagne-Ardenne, Ile-de-France, Languedoc-Roussillon, Lorraine, Nord, Provence-Alpes-Côte d’Azur, Pays de la Loire et Rhône-Alpes) (3). Variée du point de vue géographique (rural/urbain) et professionnel, ainsi que de celui des pathologies présentées par les jeunes (4), la population des personnes interviewées l’est moins sous l’angle sociologique : ce sont surtout des hommes et des femmes appartenant aux classes moyennes et ayant un usage courant de la langue française.
« On accorde ordinairement peu de crédit à l’opinion des familles. Même si elles connaissent la réalité de très près, même si elles en ont une expérience approfondie, elles sont, pour les instances officielles, celles qui en savent le moins ou qui ne peuvent avoir qu’une vue partielle des choses, parce qu’elles sont les moins distanciées de la réalité concrète », font observer Annick Ernoult et Catherine Le Grand-Sébille, lors de la journée de présentation de cette enquête (5). De fait, les parents interrogés ont traversé de multiples épreuves et ils sont parfois habités par la colère et la rancœur. Pour autant, on aurait tort de faire fi des récits – concordants – de leur rencontre avec la psychiatrie. Chroniques d’une maltraitance ordinaire, ces derniers ne prétendent certes pas à une quelconque objectivité et ils ne sont pas non plus représentatifs au plan statistique. Mais ils jettent une lumière crue sur des pratiques occultées par les discours convenus relatifs à l’alliance thérapeutique censée réunir soignants et parents pour le plus grand bien des patients.
Comment les jeunes adultes du champ de l’enquête se sont-ils retrouvés à l’hôpital ? Essentiellement en passant par la très impressionnante porte des urgences, même lorsqu’il aurait dû être possible de l’éviter. L’entrée dans la maladie peut, en effet, se faire par une crise soudaine et violente : l’étrangeté du jeune à laquelle ils sont brutalement confrontés conduit alors les parents à intervenir sur-le-champ, si besoin avec le concours de la force publique (police, pompiers). Dans d’autres cas, en revanche, cet épisode aigu a été précédé par des changements insidieux et progressifs de l’intéressé. Crise d’adolescence tardive ou manifestations de troubles psychiques ? Si la plupart des maladies mentales se déclarent entre 15 et 25 ans, il n’est pas toujours aisé de discerner le pathologique du normal. Plusieurs parents ont ainsi parlé des « différences » de cet enfant auxquelles la famille s’est adaptée au fil du temps. « Souvent les mères ont le pressentiment que quelque chose ne va pas, mais elles ont beaucoup de mal à le formuler et à le faire entendre de leur conjoint et du généraliste », commentent les chercheuses. Des situations problématiques peuvent ainsi perdurer des mois, voire des années, jusqu’à ce qu’un événement perçu comme réellement invivable – mise en danger du jeune ou de son entourage, appel au secours clairement verbalisé par l’intéressé – vienne dénouer un dysfonctionnement suspecté, mais pas clairement identifié.
A contrario, les signes avant-coureurs des troubles psychiatriques peuvent avoir été rapidement repérés par les parents, sans que, pour autant, leur enfant ait bénéficié d’une prise en charge précoce. Beaucoup de parents disent avoir « remué ciel et terre » pour chercher des solutions de soin, mais s’être heurtés à un double obstacle : le refus de consulter exprimé par leur enfant, qui ne se considère pas comme malade ; le refus des soignants de les écouter, c’est-à-dire de recevoir ou d’hospitaliser un jeune qui n’en fait pas lui-même la demande, d’autant plus que celui-ci est majeur. « C’est aberrant de demander à une jeune fille psychiquement malade de téléphoner pour se faire hospitaliser, ça manque de logique ! », s’exclame un père, soulignant l’aspect paradoxal d’une telle exigence puisque le déni constitue, justement, l’un des symptômes des maladies mentales. « Donc, on tourne en rond et il n’y a rien qui avance », témoigne aussi la mère d’un jeune homme, qui s’est « battue pendant deux ans avec l’hôpital psychiatrique » de son secteur pour hospitaliser son fils. Deux ans pour faire entendre raison à des psychiatres ? Cela semble proprement insensé alors qu’« il paraît que plus ils sont pris en charge tôt, plus… », renchérit une autre mère étranglée par la colère : son enfant fait partie des jeunes qui n’auront jamais pénétré l’enceinte hospitalière. Ils ont attenté à leur vie avant que leur « demande » ait émergé, ou bien que leur maladie ait été diagnostiquée, ou encore que la recherche d’une structure pouvant les accueillir ait abouti.
Issue d’un parcours plus ou moins long, mais toujours douloureux, surtout dans les quelques heures qui l’auront précédée, l’hospitalisation constitue une nouvelle épreuve. « Les parents redoutent d’ajouter de la violence à la violence de la situation en provoquant ces interventions », expliquent Annick Ernoult et Catherine Le Grand-Sébille. Quand l’entrée à l’hôpital se fait sans le consentement du jeune, les reproches de ce dernier renforcent la souffrance et le sentiment de culpabilité des parents. Quelles que soient les conditions de l’admission, les premiers contacts avec les soignants sont déterminants. « Les détails qui se déploient en quelques instants semblent conditionner les relations futures du jeune adulte et de ses parents avec le milieu psychiatrique », constatent les chercheuses. Ainsi, « les pères et les mères qui ont bénéficié d’un accueil respectueux et de conseils compétents pointent le réconfort que produit l’écoute et la bienveillance, pour le jeune et pour eux-mêmes », soulignent-elles. Mais tel n’est pas le cas lorsque les parents qui accompagnent leur enfant voient d’emblée stigmatiser leurs relations « trop fusionnelles » avec ce dernier. Or, loin de constituer une exception, la disqualification des familles – surtout celle des mères – revient comme un leitmotiv dans le discours des parents. Ces derniers, par exemple, se sont souvent entendu dire qu’ils étaient « trop protecteurs » à l’égard de leur grand enfant. « Un regard circonspect sur le dogme de l’autonomie s’imposerait en psychiatrie », commentent Annick Ernoult et Catherine Le Grand-Sébille. « Nous avons en effet perçu combien l’éthique du “care” développée par les familles peut être, parfois, dévalorisée et suspectée. C’est comme si la catastrophe absolue n’était pas le ravage de la maladie mentale, mais cette protection […] et ce lien indéfectibles quand se manifestent la maladie et la fragilité extrêmes », ajoutent les chercheuses. Tous les parents rencontrés pointent d’ailleurs la contradiction entre cette injonction à l’autonomie, qui accompagne l’invalidation des parents, et le recours à l’entourage familial pour éviter l’abandon et l’errance des jeunes malades. « On nous accuse de tous les maux, et même d’être responsables de la maladie de nos enfants, mais c’est nous qui les récupérons dès la fin de l’hospitalisation et pour très longtemps », fait observer un père. Malheureux à l’idée que leur jeune soit plus ou moins ouvertement mis en demeure de s’éloigner d’eux s’il veut guérir, certains parents disent, comme cette mère, l’énorme difficulté de devoir « être aidant tout en étant rejeté » par les soignants.
Le défaut d’explications est aussi une cause de souffrance. Ainsi, la séparation imposée au jeune et à sa famille par certains services est rarement comprise par les parents. Certains d’entre eux disent également leur incompréhension de la portée thérapeutique des mesures d’enfermement de leur enfant, et ils constatent que celles-ci ont souvent mis en péril l’acceptabilité d’hospitalisations ultérieures. Faute d’avoir été explicitées avec pédagogie, les transformations physiques et psychiques du jeune, sous l’effet de son traitement, conduisent parfois aussi les parents à se demander « si le remède n’est pas pire que le mal ». Enfin, les modalités de communication du diagnostic – annonce-choc assénée comme un verdict ou refus d’engager l’échange avec l’entourage, notamment sous couvert de secret médical – laissent souvent les familles très désemparées. A contrario, « nous avons constaté à quel point les parents étaient reconnaissants aux soignants qui prennent le temps de leur donner des informations, de leur fournir quelques clés de compréhension du jeune et, tout simplement, d’écouter leurs angoisses par rapport à son présent et son avenir », notent Annick Ernoult et Catherine Le Grand-Sébille. A cet égard, nombre de parents ont souligné le rôle très aidant des infirmiers et des aides-soignants, précisent-elles.
« Nous sommes dans un déni total de la souffrance des familles », estime Guy Baillon, ancien praticien hospitalier, qui se dit bouleversé par cette enquête. « Nous sommes incapables de descendre de notre piédestal pour écouter la parole des familles, car nous avons la conviction que nous savons et puisque nous savons, nous sommes dans le pouvoir – ce qui est totalement délirant », affirme le psychiatre. Comment travailler ce déni des soignants et combler le fossé considérable qui existe entre familles et psychiatrie ? Par exemple, en faisant circuler l’étude d’Annick Ernoult et de Catherine Le Grand-Sébille dans les facultés de médecine et les hôpitaux, répond Pierre Delion, professeur de pédopsychiatrie. « Le fait que tous les témoignages de parents aillent dans le même sens montre à quel point les médecins pourraient, grâce à ce savoir profane des familles, avoir une meilleure connaissance de la clinique même des patients qu’ils ont à soigner », déclare-t-il. La situation est différente en pédopsychiatrie où on ne peut pas ignorer les parents. Mais en psychiatrie générale aussi, on peut faire advenir cette « révolution copernicienne », assure-t-il, « si nous, psychiatres et nos équipes, nous pensons que la psychiatrie ne peut pas se faire sans les parents – non seulement par souci d’humanité, mais aussi par souci d’efficacité pour le soin des patients ».
Sans ignorer la complexité de la question de la séparation – qui ne signifie pas rupture –, les familles redoutent de voir leur enfant le plus vulnérable, celui qui ne peut plus ni poursuivre des études, ni trouver un travail et qui semble souvent si près de « décrocher de la vie », quitter la protection du domicile familial sans solution alternative, notent Annick Ernoult et Catherine Le Grand-Sébille. Dans ces moments critiques, les encouragements à une prise d’indépendance du jeune donnés par certains professionnels leur semblent surtout constituer pour lui une mise en danger. « Lors de mon premier stage d’interne, j’ai rencontré cette idéologie de l’autonomie, destructrice et non soignante du lien », commente Martine Charléry, chef de service en psychiatrie infanto-juvénile dans l’établissement public départemental de santé mentale de Maine-et-Loire. « Puis le passage par la pédopsychiatrie m’a enseigné, au contraire, la nécessité absolue d’une co-construction du soin avec les familles. Pour une raison simple : on ne peut pas soigner un enfant sans respecter totalement sa filiation. Un soin avec un enfant ou un adolescent nécessite absolument la confiance mutuelle entre les soignants et les familles, même si la construction de cette confiance peut prendre des mois, voire des années », ajoute la praticienne.
Au vu des témoignages recueillis par Annick Ernoult et Catherine Le Grand-Sébille, on se rend toutefois compte que les pédopsychiatres ne sont pas systématiquement ouverts aux parents – ni les psychiatres d’adultes toujours rétifs à la relation. Autrement dit, le positionnement des soignants n’est pas uniquement fonction de l’âge de leurs patients. Pour Martine Charléry, engager l’échange avec les familles suppose un certain nombre de conditions. « Il est fondamental de reconnaître les répercussions possibles des pathologies sur l’économie personnelle des soignants », explique-t-elle, soulignant l’importance du « soin à la vie institutionnelle ». Concrètement, cela signifie « des temps de réunion jamais sacrifiés à la rentabilité » afin de mettre en place et de garantir « la circulation d’une libre parole avec la possibilité de dire les peurs, les vulnérabilités, de laisser interroger ses pratiques, d’interroger celles des autres sans destructivité […]. C’est cette sécurité trouvée et retrouvée aussi souvent que nécessaire par tous les membres d’une équipe qui les rend capables de l’hospitalité que sont en droit d’attendre les familles », estime la pédopsychiatre.
Au cours du traitement du jeune adulte, l’équipe soignante peut proposer à ses proches de les rencontrer plus ou moins régulièrement pour une « thérapie familiale ». Dans les représentations des parents, le terme de « thérapie » est associé à celui de « malade » ou de « maladie ». « Cette proposition semble donc désigner la famille comme une entité malade qui est à l’origine de ce qui arrive au jeune adulte […] et chaque membre de la famille se pose la question de sa responsabilité dans ce qui est advenu à l’un d’entre eux », expliquent Annick Ernoult et Catherine Le Grand-Sébille. C’est pourquoi l’un des pères interrogés suggère de parler plutôt de « soutien familial » : son épouse et lui auraient alors « accueilli cette démarche dans l’ouverture plutôt que dans la justification ».
Des parents compétents
Pédopsychiatre et psychiatre d’adultes, Guy Ausloos est tout à fait d’accord avec ce père. Pourtant, lui-même avait commencé à faire des thérapies familiales, il y a 39 ans. Mais « j’ai rapidement compris que les parents n’étaient pas les coupables décrits par les théories », déclare-t-il, soulignant qu’utiliser la compétence des familles, considérées comme des partenaires, ne peut qu’améliorer les conditions d’intervention des professionnels et favoriser l’évolution des patients. « Quand j’ai commencé à rencontrer les familles, se souvient Guy Ausloos, il était clair que les mères étaient hyperprotectrices, fusionnelles, symbiotiques, rejetantes, castratrices, les pères évidemment absents, ou alors autoritaires, mais aussi castrateurs, et les couples fusionnels, inversés, ou conflictuels et, plus récemment, co-dépendants… » Les soignants faisaient alors des hypothèses quand ils rencontraient des familles dont l’un des membres souffrait d’une maladie mentale. « L’hypothèse tout à fait juste était : les parents ont un problème. S’ils le nient, c’est qu’ils ont quelque chose à cacher. S’ils le reconnaissent, la cause est entendue. S’ils sont distants, ce sont des parents non collaborants. S’ils sont trop confiants, ils risquent de devenir dépendants de l’équipe soignante. S’ils sont participants, ils risquent d’être envahissants. Bref, quoi qu’ils disent, quelle que soit la façon dont ils se présentaient, les parents avaient tort », souligne le psychiatre.
Confondre la cause et l’effet
En fait, cette hypothèse – les parents ont un problème – revient à confondre la cause et l’effet, estime Guy Ausloos. « Non seulement parce que, évidemment, nous avons tous des difficultés en tant que parents, mais aussi parce que les parents ne sont très souvent rencontrés qu’après un certain temps où leur enfant a été diagnostiqué, étiqueté, hospitalisé. Ils ont alors déjà vécu l’effet de ce tsunami familial que représente la première hospitalisation, le premier épisode psychotique, la découverte d’une anorexie. Cela m’a amené à dire que travailler avec les familles consiste à travailler pour ne plus être comme avant, mais comme après. Parce que plus rien ne sera jamais comme avant, il n’est pas possible de faire abstraction du fait qu’il y a eu cette hospitalisation, ni pour le jeune adulte, ni pour les parents, ni pour les frères et sœurs. Il faut donc que tous apprennent à vivre comme après. » C’est d’ailleurs ce que l’entourage a déjà commencé à faire avant d’être en contact avec la psychiatrie, ce qui conduit à lui imputer des attitudes résultant de l’irruption de la pathologie comme étant au fondement de celle-ci. Par exemple, quand les couples parlent de tensions plus ou moins vives entre eux parce que les hommes et les femmes ne réagissent pas de la même manière aux métamorphoses de leur enfant, « j’ai pu constater que ces tensions n’étaient pas la cause, mais la conséquence de la maladie mentale de leur fils ou de leur fille », précise le psychiatre. Cela, « je crois que beaucoup de mes collègues ne l’ont pas encore compris, et ils continuent parfois à dire des choses aussi horribles que : “avec des parents comme ça, c’est pas étonnant qu’il/elle soit schizophrène”… »
C.H.
Notes
(1) Voir Pluriels n° 46-47 – Lettre de la Mission nationale d’appui en santé mentale – Consultable sur
(2) Il s’agissait de l’Unafam (Union nationale des amis et familles de malades mentaux), ainsi que des associations Apprivoiser l’absence (accompagnement pour parents en deuil) et Argos 2001 (aide aux personnes atteintes de troubles bipolaires et à leur entourage).
(3) Intitulée « Parents de grands adolescents et jeunes adultes hospitalisés en psychiatrie : quels vécus ? Quels besoins ? Quelles violences ? Quels soutiens ? », cette recherche a été effectuée en 2009 avec l’appui de la Fondation de France, de la Fondation Sylvaine-Ernoult et de la FASM Croix-Marine. Disponible sur
(4) D’après le diagnostic annoncé aux parents, 21 jeunes étaient atteints de troubles schizophréniques, 6 de troubles bipolaires, 7 de troubles de l’alimentation, et 7 étaient décédés par suicide. Pour 4 jeunes, le diagnostic n’était pas connu, ou avait été donné en termes généraux, ou n’avait pas été communiqué à la famille.
(5) Le 4 juin à Paris, au ministère de la Santé.