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« La question de l’origine est un point aveugle »

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Chômage, enclavement, absence de mixité sociale… Diverses variables socio-économiques permettent de comprendre les difficultés de socialisation des jeunes en zones sensibles. Mais jusqu’ici, en France, on s’était refusé à prendre en compte la dimension culturelle du problème. Le sociologue Hugues Lagrange franchit le pas dans son nouvel ouvrage « Le déni des cultures ». Une recherche qui a suscité de nombreuses réactions, souvent critiques, ces dernières semaines.

Vous soulignez l’importance des déterminants culturels dans la socialisation des jeunes des quartiers populaires. Cela remet-il en cause les facteurs socio-économiques classiques ?

L’organisation familiale, la situation socioprofessionnelle des parents, la structuration sociodémographique du quartier constituent évidemment des variables déterminantes pour la socialisation des jeunes. Néanmoins, il serait hémiplégique de ne prendre en compte que ces données. A structure familiale, âge, sexe et statut socioprofessionnel des parents égaux, la recherche que j’ai menée montre que la variable du pays d’origine introduit, chez les jeunes des familles sahéliennes, un risque significativement plus important d’être impliqué dans un délit et de rencontrer une moindre réussite scolaire. Bien sûr, on peut évacuer la mention du pays d’origine pour ne garder que les données telles que le nombre de frères et sœurs, l’écart d’âge des parents, la situation de la femme. Mais il ne faut pas être dupe de cette opération intellectuelle, dans la mesure où l’on sait que c’est justement ce qui caractérise ces familles d’origine sahélienne.

Ce n’est pas la culture d’origine des familles en tant que telle qui pose problème, dites-vous, mais sa confrontation au contexte français…

En effet. Dans l’immigration, les familles ne transposent pas leur environnement social, même dans les cas où elles sont regroupées par origine culturelle. Ainsi, dans certains pays sahéliens, l’oncle est ce que l’on appelle un « père classificatoire », qui exerce une réelle autorité sur le jeune. Mais en France, cela ne marche pas, faute du contexte nécessaire. De même, en Afrique, avoir une progéniture nombreuse est essentiel lorsqu’il s’agit d’avoir des bras pour travailler la terre. Ici, cela devient un handicap. En outre, l’intégration de ces populations a été affectée par une conjoncture défavorable, en particulier le taux de chômage, qui n’a pratiquement pas baissé depuis trente ans, surtout dans les quartiers d’habitat social. Certains me reprochent d’être essentialiste. Je serais tenté de leur dire, en paraphrasant Simone de Beauvoir, que la culture n’est pas un destin. Ceux qui ont été socialisés dans une culture ne sont pas obligatoirement voués à agir d’une certaine façon. Nous disposons toujours d’une part d’autonomie. Ainsi, je montre que là où ont été conjugués les moyens des zones d’éducation prioritaire et des zones urbaines sensibles, des effets positifs ont été obtenus en termes de réussite scolaire et de réduction de la délinquance. Si je concevais l’échec scolaire comme étant lié à une culture de manière essentialiste, je devrais m’étonner du fait que ces politiques aient eu un effet.

En ce qui concerne la non-prise en compte des déterminants culturels, vous parlez de « dissimulation ». N’est-ce pas un peu fort ?

Il faut faire la part de l’énervement d’un chercheur qui a le sentiment que l’on met certains sujets sous le tapis. Je pense à un document sur les quartiers émanant d’une institution officielle, sur lequel était inscrit : « Surtout à ne pas citer. » C’est une hypocrisie incroyable ! Ma recherche portait sur la socialisation des jeunes dans le XVIIIe arrondissement de Paris, dans huit communes du bassin aval de la Seine et à Saint-Herblain, en Loire-Atlantique. Or je me suis vite heurté à la difficulté de connaître l’origine des auteurs de faits de délinquance. Les données de l’INSEE comportent, au mieux, la distinction entre Français et étrangers. Ces questions de la localisation géographique et de l’origine culturelle me sont apparues, de manière corrélative d’ailleurs, comme un point aveugle, dans la mesure où j’observais de mon côté une population très mélangée, avec de nombreuses familles de travailleurs venus du Sahel, en particulier dans le bassin de la Seine. Je ne pouvais pas faire comme si cela n’existait pas. J’ai donc travaillé à la fois sur le lieu de naissance des parents et, quand je l’ignorais, sur les patronymes – un indicateur qui permet d’échantillonner la population dans le temps et par quartier. J’ai également demandé aux jeunes le pays d’origine de leurs parents.

Etes-vous favorable aux statistiques dites « ethniques » en France ?

Prétendre être totalement aveugle à la dimension culturelle ne fait qu’encourager le développement des fichiers sauvages, comme c’est le cas pour les Roms. Je me range donc aux conclusions de la commission présidée par Yazid Sabeg, qui avait été chargée de rendre un avis sur ce sujet. Je suis favorable à ce que l’on soit moins hypocrite et que l’on publie les données nécessaires à la connaissance de la société, sans aller au-delà. Il faut distinguer les fichiers administratifs, d’une part, de ceux du recensement et des travaux de recherche, d’autre part. Je travaille actuellement sur l’enquête « Trajectoires et origines » (1), et nous posons des questions très précises sur les origines, les confessions… Evidemment, ces données sont anonymisées et agrégées. Par ailleurs, l’enquête Emploi inclut désormais une question sur le lieu de naissance des parents. Ce pourrait être aussi le cas du recensement. Quant aux fichiers administratifs, ils ne devraient comprendre aucune donnée de cet ordre.

Certains rappellent qu’en 2006, dans votre ouvrage Emeutes urbaines et protestations, vous mettiez l’accent sur la question sociale mais pas sur une causalité culturelle…

Dans cet ouvrage, je soulignais que les participants des émeutes de 2005 étaient des jeunes habitant les quartiers « ségrégués », appartenant le plus souvent à des familles nombreuses. Encore une fois, en l’absence de statistiques précisant l’origine culturelle non seulement à l’échelle des quartiers mais aussi des communes, le fait d’appartenir à une famille de plus de six personnes constituait la variable la plus précise dont on pouvait disposer. Précisément parce qu’il existe une difficulté de socialisation dans ces familles larges. Mon travail s’inscrit dans une véritable continuité. Les recherches qui ont abouti au Déni des cultures ont précédé le petit livre sur les émeutes et l’ont nourri : en 2006, j’avais déjà fait plus de la moitié du parcours de recherche dont je rends compte dans ce nouvel ouvrage.

On vous reproche aussi de publier ce livre dans un contexte propre à une récupération politique…

Il n’a pas de lien de causalité avec le discours prononcé à Grenoble par Nicolas Sarkozy, dans lequel il associe immigration et délinquance. Mon ouvrage, rédigé l’année dernière alors que je me trouvais en Inde, n’a été publié qu’avec plusieurs mois de retard. Plus généralement, je crois qu’il n’y a pas de moment opportun pour diffuser des connaissances. L’idée selon laquelle il ne faut pas désespérer Billancourt finit par être plus néfaste que le fait de dire les choses avec mesure et équilibre. J’ai vu ces dernières semaines que le risque de dérapage était fort. J’ai essayé de dire clairement que j’étais favorable à un accueil de la diversité, mais pas à une assimilation synonyme d’effacement. Je préfère parler d’inclusion. Pourquoi ne serions-nous pas capables d’accueillir la diversité du monde, non en la faisant rentrer dans le rang mais en en reconnaissant l’apport et en l’articulant de façon compatible avec notre société ?

Finalement, quels leviers actionner pour favoriser la socialisation des jeunes dans les quartiers d’habitat populaire ?

On sait que l’une des variables décisives est de maintenir sur place une proportion significative de familles de classe moyenne ou supérieure. Mais en pratique, les classes moyennes autochtones sont très réticentes au fait de venir habiter dans les secteurs de forte immigration. L’un des leviers consisterait donc à améliorer la mixité sociale dans ces quartiers en favorisant le maintien ou l’installation d’une classe moyenne elle-même issue de l’immigration. Pour cela, il faudrait développer du locatif, de l’accès à la propriété, de la résidentialisation, des services, des transports… Si les conditions étaient réunies, il serait possible d’inverser la dynamique. Un autre levier est de favoriser l’« empowerment » des femmes. J’ai été frappé par le fait que, quand les femmes arrivées en France dans les années 1980 dans le cadre du regroupement familial commencent à s’inscrire dans la société, ne serait-ce qu’à travers un cours d’alphabétisation ou en travaillant pour rapporter un peu d’argent, cela modifie immédiatement les résultats scolaires de leurs enfants. La femme montre à son enfant que, en dépit de ses handicaps, elle réussit à s’insérer, même modestement, dans la société française. Et que lui peut donc le faire aussi. En outre, à partir du moment où ces femmes maîtrisent mieux le français et les codes sociaux, elles peuvent aller rencontrer plus facilement les enseignants. Cela change aussi leur rapport au sein du couple, ce qui renforce leur rôle éducatif.

REPÈRES

Hugues Lagrange, sociologue, est directeur de recherche à l’Observatoire sociologique du changement (Sciences Po-CNRS). Il publie Le déni des cultures (Ed. du Seuil, 2010). Il est également l’auteur, avec Marco Oberti, d’Emeutes urbaines et protestations. Une singularité française (Ed. Presses de Sciences Po, 2006) et de Demandes de sécurité. France, Europe, Etats-Unis (Ed. La République des Idées/Seuil, 2003).

Notes

(1) Copilotée par l’INED et l’INSEE – http ://teo.site.ined.fr.

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