« C’est ce qu’on appelle un cavalier législatif », souligne Odette Terrade, sénatrice (PC) du Val-de-Marne, une des rares parlementaires à avoir bataillé contre la présence d’un article libéralisant le marché du placement des demandeurs d’emploi dans la loi du 23 juillet 2010 « relative aux réseaux consulaires, au commerce, à l’artisanat et aux services » afin de mettre la France en conformité avec la directive relative aux services dans le marché intérieur, dite directive « services » (1). « En présentant ce texte en plein été, en fin de session parlementaire, le gouvernement a tenté de désamorcer la mobilisation qui aurait pu se faire autour de cette énième remise en cause du service public », dénonce-t-elle, tout en reprochant par ailleurs au gouvernement de procéder à la transposition de la directive « services » secteur par secteur plutôt que d’avoir opté pour une loi-cadre.
L’article tient en une phrase : « La fourniture de services de placement peut être exercée à titre lucratif. » Mais ses conséquences sont considérables. Depuis la loi de programmation pour la cohésion sociale du 18 janvier 2005 (2), l’Agence nationale pour l’emploi (ANPE) avait déjà perdu son monopole sur le placement des chômeurs, mais cette activité ne pouvait être assurée par des organismes privés, tels que les entreprises de travail temporaire ou les sociétés de conseil en recrutement, que sous certaines conditions. Ceux-ci avaient l’obligation d’être déjà présents dans le champ de l’emploi ou de l’insertion et ne pouvaient intervenir que pour le compte du service public en appliquant des principes « de gratuité et de non-discrimination ». Il était en outre stipulé que les organismes privés qui voulaient faire du placement leur activité principale devaient en demander l’autorisation auprès de l’autorité administrative et lui adresser un bilan annuel d’activité. La nouvelle loi fait sauter tous ces verrous. Plus aucun critère de compétences n’est opposé à un opérateur qui souhaiterait investir ce marché. Les obligations de déclaration préalable d’activité et de bilan annuel sont également supprimées. Enfin, « les entreprises d’intérim peuvent fournir des services de placement à titre lucratif », précise le texte.
« Un pur coup de force », fulmine Noël Daucé, membre du bureau national du Syndicat national unitaire (SNU)-Pôle emploi-FSU, premier syndicat de l’institution. « Tout le monde a été tétanisé par cette affaire qui, ayant surgi sans prévenir dans le débat parlementaire, nous ramène à la situation du XIXe siècle avec les bureaux de placement des ouvriers. » L’irritation est d’autant plus vive que la tendance, depuis la fusion de l’ANPE et des Assedic au sein de Pôle emploi en 2008, semblait être à la stabilisation des missions du service public. Ainsi, le rapport d’information sur la flexisécurité à la française de la commission des affaires sociales de l’Assemblée nationale, présenté par Pierre Morange (UMP) le 28 avril dernier (3), proposait de remédier à « la profusion des structures œuvrant en matière de travail, d’emploi et de formation professionnelle » en renforçant « la logique de guichet unique » et en faisant de Pôle emploi « l’acteur pivot » du service public de l’emploi. « Et d’un seul coup, c’est marche arrière toute sur le placement. Où est la logique ? S’il s’agissait d’aider les sociétés d’intérim à accompagner la reprise, pourquoi aller jusqu’à cette extrémité ? », s’étonne encore Noël Daucé.
Du côté du gouvernement, on évoque un simple rattrapage du droit français sur la directive « services ». « L’obligation pour les opérateurs du placement d’exercer une activité complémentaire dans le champ de l’emploi ou de l’insertion, ainsi que la nécessité de rendre des comptes à l’administration, étaient contraires aux règles de libre établissement et de libre prestation voulues par l’Europe », explique Catherine Vautrin, députée (UMP) de la Marne et rapporteure de la loi du 23 juillet. Selon elle, l’ouverture du marché du placement était donc « l’option la plus opportune et la plus conforme à la directive “services” ». Dans un rapport préparatoire, la députée de la Marne indiquait que, désormais, « la régulation du marché du placement serait assurée par d’autres mécanismes, notamment par la capacité de ces opérateurs à développer la qualité de leurs prestations ».
Mais pour Bariza Khiari, sénatrice (PS) de Paris, autre parlementaire à s’être opposée à l’irruption de cette mesure, il ne s’agit ni plus ni moins que d’une « interprétation ultra-libérale » des directives européennes. « Le fait que les obligations légales des sociétés de placement soient tout bonnement abrogées et qu’elles soient dispensées de tout contrôle légal est d’une grande gravité. Pour le coup, on simplifie à l’extrême la législation et on attaque avec force, mais subrepticement, notre système. On fait du placement de main-d’œuvre un commerce comme un autre en oubliant qu’il s’agit de situations humaines et non d’objectifs. Cela pose un problème éthique ! »
Pour autant, ce n’est qu’une demi-surprise à Pôle emploi, dont les agents continuent de faire face à la montée du chômage et gèrent chacun un portefeuille moyen de 103 dossiers de demandeurs d’emploi, en hausse de 12 % sur l’année précédente (4). En 2009, plus de 300 000 demandeurs d’emploi avaient déjà dû être confiés à des opérateurs privés pour soulager la pression. A côté des grandes enseignes de l’intérim ou des cabinets de recrutement engagés aux côtés du service public après 2005, un nombre important de nouveaux opérateurs, tels que des chambres du commerce, des syndicats d’employeurs, des organismes de formation et un florilège d’acteurs privés et publics, pourraient être tentés par ce marché en acceptant pour cela de rogner sur un certain nombre de garanties, redoute Maurad Rabhi, membre de la commission exécutive confédérale de la CGT chargé du dossier emploi-chômage et membre du conseil d’administration de Pôle emploi. « On le voit aujourd’hui, on demande aux intervenants privés d’accélérer la sortie des chômeurs de catégorie A, c’est-à-dire ceux qui sont comptabilisés dans les statistiques de l’emploi. Forcément, les cabinets ne vont plus rechercher la qualité de l’emploi mais mettre la pression sur le demandeur pour qu’il accepte toute proposition de reclassement », assure-t-il. Au risque de voir demain ces nouveaux opérateurs utilisés comme les instruments d’une politique du chiffre au bénéfice des statistiques de l’emploi ? Le représentant de la CGT en est certain : « Il est très facile de passer des consignes pour écarter des demandeurs d’emploi. On sait par expérience que lorsque des personnes sont convoquées quatre ou cinq fois dans le même mois, à un moment donné 40 % d’entre elles ne répondront plus et se mettront en position d’être radiées. Les cabinets privés ne s’embarrassent pas des réticences des agents de Pôle emploi et radient dès le premier manquement. »
Du côté des entreprises de travail temporaire, ce « cadeau » provoque un embarras réel. « On se demande ce qui a motivé une ouverture aussi large sur un domaine aussi sensible, confie Bernard Nebout, président de Manpower égalité des chances, filiale de Manpower France spécialisée dans l’accompagnement des demandeurs d’emploi. Les acteurs qui sont entrés sur ce marché à la fin du monopole de l’ANPE avaient une compétence et une connaissance des enjeux. Que désormais n’importe qui puisse se prétendre capable d’accompagner, pendant des mois, des personnes plus ou moins fragilisées me paraît un sujet grave. » De fait, il n’est pas dit que toutes les conséquences de la réforme aient été mesurées, à commencer par la réaction des opérateurs historiques engagés auprès du service public depuis des années. « Quand nous avons décidé de nous mettre sur ce marché, les prix d’intervention étaient de l’ordre de 4 000 € par dossier et le travail temporaire traversait une crise grave qui se traduisait par une baisse d’activité de 40 %. Notre objectif a été de sauvegarder l’emploi tout en apprenant à travailler avec le service public sur des missions plus sociales », explique Bernard Nebout. Problème : les prix sont entre-temps descendus à 1 500 € par contrat, payables pour moitié après que l’opérateur s’est acquitté d’une liste déterminée d’actes d’accompagnement, puis pour 25 % en cas de retour à l’emploi et pour 25 % en cas de maintien dans l’emploi six mois plus tard. Compte tenu du nombre de parcours n’allant pas jusqu’à leur terme, l’activité est jugée « juste rentable » alors même que les sociétés de travail temporaire disposent d’un vaste réseau d’entreprises clientes pour faciliter les reprises d’activité. Pour le président de Manpower égalité des chances, le danger serait alors celui d’un effondrement des prix d’intervention sous l’effet d’une pression de la concurrence. « Auquel cas, deux réactions seraient envisageables : soit se retirer purement et simplement, soit, en réponse à une insatisfaction qui pourrait naître, s’engager dans une offre plus qualitative et forcément plus coûteuse. »
Déjà, les quelques affaires qui ont défrayé la chronique ces dernières années sont venues rappeler la tentation du moindre coût toujours présente auprès d’un public peu enclin à revendiquer. Comme cette association qui recevait des demandeurs d’emploi dans un grenier, ou cette agence montée par un groupe spécialisé dans les ressources humaines qui consistait en une pièce de 20 m2 avec en tout et pour tout une table, un téléphone, et un consultant en contrat à durée déterminée.
Avec la perspective d’une prochaine bataille pour le placement des chômeurs, les critiques sur le manque d’évaluation des opérateurs privés ont été relancées. Au point que la CGT a claqué la porte de la commission d’attribution des marchés de Pôle emploi, en juillet dernier, pour protester contre son rejet d’une proposition de charte de la sous-traitance. « Les syndicats n’ont pas à être les faire-valoir de la déréglementation. A partir du moment où on refuse de définir clairement les missions et les obligations des opérateurs privés en termes de qualité des prestations et de logistique, on sort d’une logique de service public et on va vers des dérives importantes. Faudra-t-il un scandale pour que le dossier évolue ? », lance Maurad Rabhi.
A la direction générale de Pôle emploi, on se refuse à tout commentaire. « L’ouverture du marché n’affectera que les opérateurs commerciaux entre eux et ne changera rien techniquement à l’organisation du service public de l’emploi », se borne-t-on à déclarer. Ce discours ne surprend pas Daniel Memain, conseiller dans une agence de Pôle emploi et délégué syndical de la Fédération Solidaires SUD emploi. « Quand on interpelle notre direction dans les instances internes de Pôle emploi, on nous dit ne pas être au courant, ne pas avoir été consulté. Pourtant le coin enfoncé dans le service public est énorme ! » Bien qu’il soit vrai que la disposition votée dans la loi du 23 juillet ne modifie en rien les missions du service public, les craintes portent sur ses retombées à moyen terme. En effet, du fait de la suppression de toute entrave à l’exercice du placement des chômeurs, c’est le service public lui-même qui va finir par perdre ses prérogatives dans les appels d’offres ou les concessions de marché, assure le représentant syndical. « Dans un délai bref, on pourra très bien nous dire que telle catégorie de demandeurs d’emploi devra faire l’objet d’un appel d’offres, auquel cas n’importe qui pourra répondre sans que Pôle emploi soit prioritaire. Ce qui pourrait avoir des répercussions directes en termes de budgets de fonctionnement. » Dans un communiqué signé dans la foulée du vote de la loi, la Fédération Solidaires SUD emploi affichait ainsi son inquiétude à l’idée d’un service public « naviguant à la petite semaine en concurrence avec les organismes privés du placement », et pointait « les conséquences directes sur l’emploi… au sein même de Pôle emploi ».
Après la libéralisation d’une longue liste de marchés, comme les services postaux, les transports, les télécommunications et l’énergie, celle du placement des demandeurs d’emploi cristallise les craintes d’un affaiblissement des missions du service public. « Tout ce que l’on va créer, c’est un système à deux vitesses, avec d’un côté un secteur privé concentré sur les catégories de demandeurs d’emploi les plus solvables, et de l’autre, pour les chômeurs difficiles, ceux qui galèrent le plus, un Pôle emploi en sous-effectif et dans l’incapacité d’opérer un suivi personnalisé », dénonce Bariza Khiari. Pour la sénatrice de Paris, on assiste à l’amorce d’une stratégie de paupérisation déjà à l’œuvre dans d’autres secteurs comme l’audiovisuel ou l’éducation. « On retire les moyens nécessaires au service public pour effectuer sa mission, le secteur privé se voit avantagé par les pouvoirs publics, et on finit par constater une défaillance du service public conduisant à l’enterrer. »
Pour l’heure, chacun guette la parution du décret d’application pour soupeser les éléments de régulation qui subsisteront sur ce marché. En 2009, Laurent Wauquiez, secrétaire d’Etat chargé de l’emploi, s’était engagé à ce que le recours au privé ne concerne que 10 % des chômeurs, soit 250 000 personnes par an, et avait confirmé Pôle emploi dans son rôle de « colonne vertébrale » du reclassement. Mais c’était avant le vote de la loi du 23 juillet 2010.
Les opérateurs privés du placement font-ils mieux ou moins bien que le service public de l’emploi ? Dès la publication de la loi de programmation pour la cohésion sociale de janvier 2005 (5), qui mettait fin au monopole de l’Agence nationale pour l’emploi (ANPE) sur le placement des chômeurs, la délégation de service auprès des opérateurs privés a été mise à l’épreuve. En 2005, l’Unedic a confié à des opérateurs privés une partie des accompagnements renforcés assurés par l’ANPE auprès de demandeurs d’emploi présentant des risques de chômage de longue durée. Entre mai et septembre 2005, 189 000 personnes ont bénéficié d’un accompagnement à la recherche d’emploi et 114 000 d’un accompagnement au projet professionnel avec l’ANPE. Tandis que près de 4 000 ont été confiées à des opérateurs privés du placement. En se centrant sur la situation des bénéficiaires neuf mois après, le département d’études de l’ANPE ne constatait « aucune différence significative » entre les trois types d’accompagnement, alors que les publics confiés aux opérateurs privés se situaient au début de leur période de chômage et possédaient un niveau d’études relativement plus élevé (bac ou plus pour 44 %) que les deux autres groupes (6). Quel que soit l’accompagnement, environ 55 % des bénéficiaires étaient sortis au moins une fois des listes de demandeurs d’emploi (activité de plus de 78 heures) au moment de l’étude et 43 % en étaient absents (reprise d’activité durable). En revanche, le coût de la prise en charge d’un demandeur d’emploi par les opérateurs privés s’élevait à 2 300 € en moyenne, et atteignait 4 000 € dans le cas d’une reprise d’emploi de plus de six mois, voire 5 000 € pour le reclassement des personnes de 50 ans et plus (7).
En 2007, l’ANPE et l’Unedic franchissaient un nouveau pallier en s’engageant dans une expérimentation sur deux ans. Chaque année, 41 000 demandeurs d’emploi « indemnisables » étaient confiés à des opérateurs privés selon un programme d’action renforcé de six mois, tandis que 40 000 autres, « indemnisables ou non », faisaient l’objet d’un suivi intensif dans le cadre du dispositif « Cap vers l’entreprise » mis en place par l’ANPE. Parallèlement, ces deux groupes expérimentaux étaient comparés à un groupe témoin bénéficiant d’un parcours classique. Cette fois, toutes les conditions d’objectivité étaient réunies puisque l’évaluation du dispositif était confiée à un collectif de chercheurs de l’Ecole d’économie de Paris et du CREST (Centre de recherche en économie et statistique). Le rapport d’évaluation restitué fin 2009 (8) apparaît alors comme un pavé dans la mare. A l’horizon de six mois, notent les chercheurs, le programme public « Cap vers l’entreprise » a « un effet plus rapide et élevé sur le taux de sortie vers l’emploi », avec 9,1 % de sorties supplémentaires des listes par rapport au groupe témoin, contre 4,2 % du côté des opérateurs privés. Au bout de un an, l’écart reste aussi significatif puisque le taux de sortie vers l’emploi des personnes suivies par le service public s’est accru de 7,3 points par rapport à un accompagnement ordinaire, contre 5,6 points en moyenne pour les opérateurs privés.
Dans ce contexte, le recours au privé pour assurer le suivi en 2010 et 2011 de 170 000 chômeurs considérés comme loin de l’emploi et de 150 000 licenciés économiques a fait bondir les syndicats (9). Outre le coût de l’opération estimé à 466 millions d’euros, les syndicats ont dénoncé « une volonté idéologique », en rappelant que cette « marchandisation » s’effectuait alors que leur ministre de tutelle, Laurent Wauquiez, avait confirmé l’application pour Pôle emploi du non-remplacement de un départ à la retraite sur deux, « soit une réduction des effectifs de l’ordre de 1,5 % par an à compter de 2011 ».
M.P.
(4) Sources : conseil d’administration de Pôle Emploi. Ce portefeuille peut atteindre jusqu’à 200 demandeurs d’emploi par conseiller selon les situations locales.
(6) L’accompagnement renforcé des demandeurs d’emploi – Observatoire de l’ANPE – Novembre 2006.
(7) Alors que, selon des sources syndicales, le montant du suivi d’un chômeur par Pôle emploi est estimé à 800 €.
(8) Les expérimentations d’accompagnement renforcé des demandeurs d’emploi conduites par l’Unedic et l’ANPE en 2007 – Rapport de synthèse du Comité de pilotage de l’évaluation – 5 ctobre 2009.
(9) Le SNU, la CGT et la CFDT ont fait des déclarations séparées critiquant le recours à la sous-traitance du privé.