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Le choix du moindre mal

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Alors que François Fillon refuse l’idée d’expérimenter en France des lieux d’injection de drogues, les ASH ont visité un centre d’accueil pour toxicomanes allemand, le DHZ. Là, les usagers profitent de l’échange de seringues, d’une assistance médicale et d’un soutien en cas de sevrage. Reportage à Sarrebruck.

« Ici, un tiers des usagers s’injectent de l’héroïne, un autre tiers du “speed-ball” [cocktail d’héroïne et de cocaïne] et le tiers restant utilise du Subutex, de la Méthadone ou autre ersatz », détaille Dietmar Spor, travailleur social. L’entrée en matière peut surprendre : nous sommes à Sarrebruck (Sarre), dans l’une des 25 salles de consommation de drogues d’Allemagne. Cette pièce de 16 places intégrée à un centre d’accueil pour toxicomanes, le DrogenHilfe Zentrum (DHZ) (1), a ouvert ses portes en 1999, peu après celles de Hambourg et de Francfort et à l’instar de ce qui se pratiquait en Suisse (2).

« Avant de travailler ici, j’avais aussi du mal à concevoir l’existence de lieux dédiés où des drogués pouvaient consommer légalement des substances illégales, accorde Dietmar Spor. Aujourd’hui, je suis un fervent défenseur du concept. L’utilité de la salle de consommation relève, selon moi, du bon sens. » Le leitmotiv des cinq travailleurs sociaux, des quatre infirmiers et des quatre maîtresses de maison qui font fonctionner le centre au quotidien est : « Aider les toxicomanes pour qu’ils survivent. » « Nous ne militons pas pour l’abstinence mais pour l’acceptation. Ces personnes se droguent de toute façon, autant qu’elles le fassent dans de bonnes conditions », explique Eva Wache, travailleuse sociale et chef de service. Echanges de seringues, distribution de gants en caoutchouc, hygiène des locaux… cette consommation « propre » a permis, au fil du temps, de réduire la contamination par le virus du sida et de l’hépatite C (3).

Autre atout, la présence de personnel médical, qui intervient immédiatement en cas d’infections cutanées, de malaises, de convulsions et même d’overdoses. « En onze ans, aucun usager n’est mort dans nos murs, alors qu’en Sarre 10 à 20 personnes décèdent d’overdose chaque année, chez eux ou dans les toilettes d’une gare », note Cornelia Keuchel, infirmière. Aujourd’hui, elle est d’astreinte dans la cour du centre d’accueil. Elle ouvre le portail, surveille les allées et venues, vérifie qu’il n’y ait ni trafic ni bagarre.

Dietmar Spor, quant à lui, tente d’entrer en contact avec les toxicomanes qui sont là. « Les échanges sont certes lapidaires dans le patio – on parle du temps, du football –, mais ils permettent de gagner la confiance des usagers. » Le travailleur social, la soixantaine et une longue formation en sociologie derrière lui, les connaît presque tous par leur prénom, souvent depuis de nombreuses années. Certains viennent en couple, d’autres en bandes, beaucoup gardent en permanence leur canette de soda à la main pour se donner une contenance, discutent entre eux ou écoutent leur lecteur MP3… Il est 10 heures moins le quart, la salle de consommation ne va pas tarder à ouvrir. Dès lors, les usagers vont se succéder sans interruption jusqu’à 19 heures, pour se piquer ou pour fumer. Ils sont très nombreux à venir ici : on enregistre en moyenne 220 passages par jour.

L’accès libre, mais pas anonyme

Depuis les années 1980, Sarrebruck est devenue une scène de la drogue importante. Les autorités socio-démocrates, sensibilisées à cette problématique et à la propagation du virus HIV qui en découle, ont mis en place des actions de prévention : d’abord l’AIDS Zentrum, puis un espace « bas seuil » qui offre une assistance à des toxicomanes ne souhaitant ou ne pouvant pas suivre une prise en charge classique. Et enfin, en 1992, le DHZ – subventionné à hauteur de 850 000 € par le Land (45 %), les associations régionales et la ville –, où les usagers de drogues dures peuvent venir à leur guise pour prendre le petit déjeuner et le déjeuner, s’informer sur le sevrage, participer à des activités et échanger leurs seringues (600 échanges par jour en moyenne). Dès que la législation l’a permis (4), la plus grande salle de consommation d’Allemagne y a ouvert ses portes – une Konsumraum bien connue des toxicomanes de la région. Pour autant, elle ne touche pas tout le milieu de la drogue. En Sarre, il y a aussi des consommateurs d’ecstasy, d’amphétamines, de cocaïne, de crack, auxquels la salle n’est pas ouverte. « Quant aux personnes socialement bien insérées qui se shootent, ce n’est pas non plus notre “clientèle”, ajoute Dietmar Spor. Ils se piquent chez eux, proprement, et nous ne leur sommes d’aucune utilité. »

Il règne un certain brouhaha dans la salle de consommation. C’est le 1er du mois. Nombre d’usagers viennent de toucher leurs allocations et ont pu acheter leur « came ». Alex G. (5) a le visage ravagé, ses cheveux gras lui pendent dans les yeux. Il entre dans la Konsumraum en habitué, montre son matériel à l’entrée et décline son identité. « Si l’accès au DHZ est libre, on ne peut pas venir se fixer ici anonymement », précise Natalia Jung, étudiante, chargée de surveiller la salle. Une obligation qui ne semble gêner aucun usager. Sur l’ordinateur sont enregistrés leur nom, leur âge et le type de drogue qu’ils prennent. « Il faut être majeur et avoir déjà consommé. Nous n’acceptons pas que quelqu’un débute sa toxicomanie ici. » Pas d’autorisation non plus d’entrer dans la salle sans une cuillère, une seringue neuve et sa propre dose de drogue. Alex G. s’installe sur un tabouret, devant le mur carrelé à l’odeur de détergent. Il emprunte un briquet à un autre usager et entame sa préparation : il dissout son « speed-ball » en le faisant chauffer avec de l’acide citrique dans une petite cuillère. Puis, après avoir enserré son bras d’un garrot, il enfonce l’aiguille dans une veine.

Une injection d’héroïne produit une montée d’euphorie – le « rush ». Cette réaction se ressent quelques secondes après l’injection et dure une minute. Mais pour les toxicomanes de longue date, l’effet n’est plus du tout aussi intense. Dépendant, Alex se pique deux à quatre fois par jour, chaque prise ne servant qu’à éviter la sensation de manque. Juste après l’injection, il se tient debout et s’exprime clairement, même si ses opinions peuvent faire sourire : « Ce lieu est vraiment bien, ce serait encore mieux si l’on pouvait aussi se procurer la drogue ici, prise en charge par l’Etat. Cela éviterait que l’on nous vende n’importe quoi, des drogues mal coupées et trop dangereuses. En outre, la criminalité baisserait puisqu’il n’y aurait plus de dealers. »

Une « tolérance » policière

Assis à proximité, Bernd Z. acquiesce. A peine sorti de l’adolescence, il est vêtu de noir et porte des dreadlocks. Il se pique entre le pouce et l’index. « Je viens ici tous les jours. Je peux échanger mes seringues, me servir en produits désinfectants. Sans logement, je ne pouvais me shooter que dans la rue, j’étais stigmatisé. Ici, personne ne me montre du doigt », témoigne-t-il. Ce qu’il apprécie également, c’est de ne pas avoir à craindre l’irruption de la police. Certes, les doses que font entrer les usagers dans le centre sont illégales, mais ils les achètent au-dehors, à leurs risques et périls. Bien que le DHZ ne soit pas une zone de non-droit, la police n’a aucun intérêt à perturber le fonctionnement d’un dispositif dont elle a validé la création et qui contribue à diminuer les troubles à l’ordre public dans les rues de Sarrebruck. « Mais les flics nous attendent parfois à la sortie pour nous contrôler », regrette Bernd Z., qui se tourne ensuite vers son copain, entré dans la salle de shoot avec lui. Il enfile des gants en caoutchouc et l’aide à se faire un shoot dans le cou.

Derrière eux, certains se piquent dans la cuisse, dans l’aine… là où ils trouvent des veines ou des muscles. « J’ai même vu quelqu’un se piquer dans la veine du front », se souvient Roland Rebmann, autre étudiant qui veille au bon fonctionnement de la salle de consommation. « Je préfère qu’ils le fassent ici que dans la rue. Auparavant, une seringue pouvait être utilisée par 10 à 15 personnes à la suite et le sida se transmettait », explique-t-il, avant d’interpeller une jeune femme qui tente d’ouvrir la porte du fumoir d’une main alors qu’elle a une aiguille enfoncée dans l’autre… Pour exercer ce travail, Roland Rebmann a suivi un stage de premier secours. Il n’a pas à intervenir dans la prise de drogue et n’est pas autorisé à aider à faire un shoot. Son rôle, outre de surveiller les entrées et sorties et de maintenir la propreté du lieu, est de vérifier que, après chaque fix, les usagers jettent leur seringue souillée dans le conteneur et repartent avec une seringue neuve.

A l’heure du déjeuner, la salle ne désemplit pas. « Un quart des usagers ont une activité professionnelle et viennent ici entre midi et deux heures – ou après le travail », explique Dietmar Spor. En effet, dans la cour, circulent quelques hommes en bleu de travail. « Il n’y a pas de toxico type, affirme le travailleur social. Leur point commun est d’être accro à une drogue illégale, mais la vie des uns est différente de celle des autres : 80 % sont des hommes, la majorité ont entre 25 et 35 ans et un quart sont originaires de l’ex-URSS. Mais on a aussi deux usagers allemands de plus de 60 ans. Ailleurs, on voit peu d’héroïnomanes âgés parce qu’ils meurent avant. Ici, ils vieillissent avec la structure. Certains vivent de leur travail, qui leur permet d’acheter leur matos (environ 40 € le fix d’héroïne de 0,25 gramme). D’autres financent leurs doses en dealant. Mais la majeure partie des gros consommateurs doit voler pour subvenir à ses besoins. C’est dommage, mais c’est comme ça. »

Suivre l’évolution des usagers

Il a été décidé que l’accès au dispositif était valable pour quatre mois. A l’issue de ce délai, les consommateurs prennent rendez-vous avec un travailleur social pour se réinscrire. « Nous renouvelons systématiquement, mais ce principe nous permet de suivre leur évolution. Il arrive néanmoins que certains usagers refusent de nous rencontrer. Leur unique but dans la vie est de consommer. Nous leur garantissons la survie et notre porte leur reste toujours ouverte. » L’accompagnement social a en effet une place importante au DrogenHilfe Zentrum.

Dimitri H. croise justement Dietmar Spor dans la cour et lui demande un entretien. « Je prends du Subutex et je bois, mais j’ai un travail et ne veux pas le perdre. Mon patron me laisse une chance de me faire soigner et accepte de garder ma place dans l’entreprise le temps du sevrage », résume-t-il. L’éducateur le reçoit immédiatement dans son bureau : « Si quelqu’un nous demande un sevrage, nous le mettons en place au plus vite, avant qu’il ne change d’avis. » Il appelle le centre de désintoxication. Celui-ci compte 14 places, toutes occupées. Dimitri H. sera sur liste d’attente. Quand une place se libérera, Dietmar Spor le conduira au centre, situé à quelques kilomètres de la ville. « Nous allons les chercher chez eux, cela les motive et ne leur coûte rien. Surtout, nous ne voulons pas qu’ils passent seuls par la gare, où ils risquent de faire de mauvaises rencontres », commente le travailleur social, que l’on sent très attaché à chaque usager. L’an dernier, l’équipe du DrogenHilfe Zentrum est parvenue à amener une vingtaine d’entre eux vers la thérapie. « Nous ne les berçons pas de l’illusion qu’ils pourront arrêter rapidement et facilement. Aussi, nous ne proposons pas la thérapie à tous nos usagers. Certains s’en sont sortis. Il y en a aussi qui ont arrêté sans notre aide. » D’autres solutions pour accompagner les personnes dépendantes sont proposées au sein même du DHZ : le groupe de parole KISS (Kontrolle im selbstbestimmten Substanzkonsum, « La maîtrise de soi dans l’usage de drogues »), animé par deux travailleurs sociaux ; des séances d’acupuncture, réalisées par un travailleur social et une infirmière formés, qui permettent d’aider au contrôle de la consommation ; des consultations médicales gratuites, une fois par quinzaine, etc.

Au début, l’hostilité du voisinage

Même si la population allemande semble particulièrement tolérante sur la problématique des salles d’injection, l’ouverture de celle du DrogenHilfe Zentrum ne s’est pas faite sans heurts. « Il y a eu beaucoup de résistances, notamment de la part du voisinage. Ils ont manifesté et fait circuler des pétitions. Ils reprochaient à nos usagers de salir le quartier en jetant leurs seringues dans le caniveau ou près du square. Et puis il y avait de la prostitution à proximité du centre, cela faisait mauvais effet. Ils n’avaient pas tort », détaille Dietmar Spor. Alors, pour améliorer la situation, les professionnels ont mis en place différentes actions. Premièrement, deux ou trois fois par jour, les maîtresses de maison, souvent aidées par les usagers, sillonnent le quartier pour ramasser les déchets : ceux qui sont liés à la drogue, mais aussi les canettes et les sacs plastique. Deuxièmement, pour résoudre le problème du racolage, le centre Le Trottoir a été ouvert à la périphérie de la ville. Il s’agit d’une sorte de drive-in, où les femmes qui financent leur addiction par la prostitution attendent leurs clients. Sur place, elles peuvent s’abriter sous un auvent et, chaque soir de 19 h 30 à 23 h 30, une infirmière ou un travailleur social du DHZ y assure une permanence, propose du café et des croissants, des produits sanitaires et des préservatifs. Fière de la réussite de ce dispositif qu’elle a mis en place en 2007, Eva Wache conclut : « Les relations avec les habitants sont beaucoup plus détendues aujourd’hui. Ils ont compris que la salle de consommation était source de “mieux vivre ensemble” : plus personne ne se shoote dans les cages d’escalier, il y a moins de prostituées dans le quartier, et les toxicomanes consomment dignement. » La travailleuse sociale ne se repose pas pour autant sur ses lauriers. Perfectionner le fonctionnement du Zentrum passe par des rencontres régulières avec ses partenaires : le centre de santé de la ville, la mairie, les associations, l’hôpital, les travailleurs sociaux.

Car tout n’est pas idyllique, et le centre rencontre son lot de problèmes : « Dès que nous relâchons notre surveillance, il y a des bagarres dans la cour – 90 % du temps, les produits ou l’argent sont en cause », admet Eva Wache. L’agressivité étant bannie, les personnes impliquées dans une altercation sont interdites de centre pendant quatre semaines. De même pour celles qui sont surprises à dealer. Si le trafic est officiellement prohibé dans l’enceinte de la structure, tous les toxicomanes que nous avons rencontrés affirment néanmoins se fournir sur place. Pour Hans W., y trouver sa dose quotidienne comporte plusieurs avantages : « Je travaille et, en sortant du boulot, je n’ai pas le temps d’errer dans les rues à la recherche d’héro. Au centre, je sais que j’en trouverai. Et comme tout le monde se connaît, personne ne se risque à vendre de la mauvaise came. » Dietmar Spor ne se fait pas d’illusion : « Malgré notre constante attention, nous ne parvenons pas à éradiquer le trafic. Mais seules les petites transactions entre consommateurs qui revendent des doses pour financer leur prochaine prise ont cours dans nos murs. Les gros dealers ne se risquent pas à venir ici. Nous les dénoncerions immédiatement à la police. »

POLÉMIQUE
La France en manque… d’expérience

Située à 3 kilomètres de Forbach (Moselle), la salle de consommation de drogues supervisée de Sarrebruck a naturellement attiré les toxicomanes de France (où ce type de dispositif est interdit) à son ouverture. L’affluence est alors très importante : jusqu’à 1 200 seringues sont échangées chaque jour et, en permanence, une vingtaine de personnes font la queue devant le centre d’accueil, provoquant la colère des riverains. En outre, les Français sont suspectés d’avoir introduit le Subutex. En 2006, cédant à la pression populaire, les autorités locales décident de réserver l’accès aux seuls Sarrois (6). Ce qui exclut de fait les Allemands de Rhénanie-Palatinat, Land voisin qui ne bénéficie pas non plus de telles structures.

Des Français se présentent encore quotidiennement devant le portail afin d’utiliser la salle de consommation. L’équipe du DHZ leur en interdit l’accès mais permet l’échange de seringues.

« Je ne comprends pas qu’en France on criminalise les consommateurs en interdisant ces lieux destinés à réduire les risques », peste Eva Wache, chef de service au DrogenHilfe Zentrum. Dans l’Hexagone, le sujet est sensible depuis le refus de François Fillon, cet été, d’expérimenter ce type de dispositif, comme le recommandait un rapport d’expertise de l’Inserm (7). L’association Elus, santé publique et territoires insiste pour lancer cette expérimentation. Pour leur part, Bernard Accoyer et Gérard Larcher, présidents (UMP) de l’Assemblée nationale et du Sénat, ont annoncé, chacun de leur côté, la mise en place d’un groupe de travail sur le sujet (8).

Notes

(1) DHZ : Brauerstrasse 39 – 66123 Sarrebruck (Allemagne) – Tél . 0049 681 9381810 – www.drogenhilfezentrum.de.

(2) En 1986, la Suisse a été le premier pays à ouvrir une salle de consommation de drogues supervisée, à Berne. Aujourd’hui, les Pays-Bas, l’Australie, l’Allemagne, la Norvège, l’Espagne, le Canada et le Luxembourg les autorisent.

(3) Les usagers de la salle de consommation peuvent se faire tester. Moins de 5 % des héroïnomanes sont porteurs du virus du sida.

(4) Article 10A du « troisième texte modifiant la loi sur les stupéfiants » du 28 mars 2000 au niveau national, et le « règlement relatif à l’octroi d’un permis pour l’exploitation de salles d’injection » du 4 mai 2001 pour la Sarre.

(5) Les identités ont été changées.

(6) La Sarre compte 1 million d’habitants. Les consommateurs de drogues dures y sont estimés à 2 000.

(7) Voir ASH n° 2671 du 27-08-10, p. 32.

(8) Voir ASH n° 2676 du 1-10-10, p. 21.

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