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Bioéthique : « L’écart est trop grand entre le terrain et le législateur »

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Le projet de révision de la loi sur la bioéthique du 6 août 2004, qui devrait être présenté dans les semaines à venir en conseil des ministres, n’en finit pas de susciter le débat. Faut-il faciliter l’accès aux techniques médicales les plus récentes ou au contraire le durcir ? Forte de son expérience de terrain, Véronique Fournier, médecin et auteure du « Bazar bioéthique », plaide pour que l’on prenne davantage en compte les réalités humaines des demandeurs.

Quel est le rôle du Centre d’éthique clinique de l’hôpital Cochin, que vous dirigez ?

Il a ouvert ses portes en 2002, à la suite du vote de la loi relative aux droits des malades, qui réaffirmait la place des patients dans la décision médicale. Il m’avait semblé alors qu’un certain nombre de questions existentielles, comme les situations de fin de vie ou la procréation médicalement assistée, nécessitaient une aide à la décision, aussi bien pour les médecins que pour les patients et leurs proches. La spécificité de ce centre est qu’il n’intervient que sur des cas concrets et jamais a posteriori. Nous travaillons de façon pluri­disciplinaire, notre groupe étant constitué pour moitié de soignants et pour moitié de philosophes, de sociologues, de juristes, de psychologues… Nous essayons, au cas par cas, d’apporter aux personnes qui nous sollicitent un éclairage, mais nous ne prenons aucune décision à leur place. Cela relève du colloque singulier entre le médecin et le patient et ses proches.

Votre expérience montre que la complexité des situations humaines s’accorde mal avec les grands principes de bioéthique. Cela remet-il en cause la nécessité d’un cadre commun ?

Je ne prône pas la disparition de toute règle. J’interroge simplement celles qui existent et je me demande ce qu’il faut penser du fossé qui, sur certains sujets, se creuse entre les principes et les règles, d’une part, et la demande sociale, d’autre part. Par exemple, un argument régulièrement opposé aux personnes sollicitant une aide médicale à la procréation est qu’il n’existe pas de droit à l’enfant. C’est vrai, mais les couples que nous rencontrons et qui se voient refuser l’accès à ces techniques se demandent pourquoi elles ont été développées, si c’est pour en accorder la possibilité à certains et pas à d’autres. Pour eux, avoir un enfant fait partie de l’épanouissement humain, du moins pour ceux qui le souhaitent, et ils se demandent pourquoi on ne va pas au bout de la logique médicale consistant à aider tous ceux qui en ont besoin. Je trouve personnellement cet argument assez fort.

Mais la loi bioéthique ne vise-t-elle pas, entre autres, à éviter une marchandisation de l’enfant et une dérive eugénique ?

Je ne prétends pas que les couples que nous avons déjà rencontrés soient représentatifs de tous les cas existants, mais je n’ai jamais entendu des parents parler de l’enfant à venir comme d’un bien de consommation. Ce sont des gens concernés qui ont réfléchi à ce qu’ils voulaient, et pour lesquels mettre un enfant au monde est une responsabilité importante. Aucun ne souhaitait interrompre une grossesse parce que le fœtus présentait une petite malformation. Des gens dont la famille a été décimée par une maladie héréditaire grave demandent effectivement à la médecine de vérifier que leur enfant n’en sera pas atteint. Mais ce n’est pas pour eux qu’ils le font ni pour que l’enfant soit parfait. C’est pour lui éviter la douleur et la souffrance qu’ont subies des personnes de leur famille. C’est la même chose en matière de dons d’organes. On ressent chez tous le souci de prendre la meilleure décision pour l’autre. Les gens que je rencontre sont généreux et solidaires avec ceux qu’ils aiment, en particulier avec leurs enfants. Ils sont même prêts à prendre des risques que la médecine juge trop élevés.

En matière de procréation médicalement assistée, l’intérêt de l’enfant est souvent mis en avant. Or c’est un argument que vous contestez aussi. Pour quelle raison ?

Lorsqu’un couple demande l’aide de la science médicale pour avoir un enfant alors que, par exemple, l’homme est malade et que son pronostic vital est en cause, certains estiment que ce n’est pas bon pour l’intérêt de l’enfant car il risque d’être privé précocement de son père. Pourtant, les psychanalystes nous apprennent que ce qui est important, c’est d’avoir été désiré. C’est l’histoire du couple et de son enfant qui compte. Après tout, beaucoup de gens font des enfants et, malheureusement, meurent d’accident ou de maladie. Pourquoi serait-on plus exigeant envers des personnes qui ont besoin de l’aide de la médecine pour engendrer ? En outre, qu’est-ce qu’être un « bon » parent ? Il me semble très difficile d’affirmer, vu de l’extérieur, que telles ou telles personnes feront ou non de « bons parents ». Cela change-t-il vraiment quelque chose que l’homme ait 50 ou 60 ans en cas d’aide médicale à la procréation ? Il faut se méfier de cet argument. Au nom de l’intérêt de l’enfant, on fait beaucoup de choses dont on n’est pas totalement sûr. D’ailleurs, dans le domaine de la protection de l’enfance aussi on se pose ces questions. Quand faut-il retirer un enfant à sa famille ? A quel moment des parents deviennent-ils néfastes ?

N’est-il pas inévitable que des cas individuels se heurtent aux normes collectives ?

La tension entre valeurs collectives et intérêts individuels ne va pas disparaître du jour au lendemain car elle est constitutive de la société. Ce qui est intéressant, c’est d’observer comment et à quels endroits évolue cette tension. Ainsi, les débats actuels sur l’aide médicale à la procréation montrent que l’équilibre entre les deux change sur ce sujet. Les situations qui nous arrivent au Centre d’éthique le prouvent. Le problème est que, jusqu’à maintenant, on a surtout essayé en France de dire ce qui était bien et ce qui ne l’était pas. Or je suis convaincue que, dans les affaires d’éthique médicale, ce n’est pas la bonne démarche car il est compliqué de tracer la limite entre les deux. Les médecins, en particulier, devraient cesser de vouloir être les garants de l’intérêt moral de la société. Ce n’est pas leur rôle. Je préférerais qu’ils mettent en avant leur réticence professionnelle à procéder à tel ou tel acte, plutôt que de s’abriter derrière un interdit de nature morale comme le non-droit à l’enfant. Les demandeurs admettraient beaucoup mieux que des médecins disent : « Je ne suis pas capable de faire cela, ne me le demandez pas », plutôt que de prétendre que tel ou tel acte n’est pas moral. A partir de là, il me semble que l’on peut trouver un consensus social, qui peut d’ailleurs évoluer avec le temps. Ce que l’on ne trouve pas moral à un instant t le deviendra peut-être dix ou quinze ans plus tard. Toutefois, proposer cela ne résout pas tout. On le voit avec l’avortement et la difficulté qu’il y a actuellement à trouver des équipes disponibles. C’est pour cette raison que nous travaillons actuellement sur la clause de conscience. Le sujet risque de monter en puissance.

Comment faire évoluer les choses ?

A force de rencontrer des patients, des demandeurs, des familles et des équipes soignantes, on voit des constantes apparaître qui devraient permettre de rebâtir un socle de valeurs autour duquel tout le monde se retrouverait. Par exemple, assurer la sécurité sanitaire est un argument que personne ne conteste. Les gens admettent sans trop de problèmes que l’on puisse dire « non » à l’assistance médicale à la procréation à partir du moment où une grossesse est dangereuse pour la femme. A cet égard, 50 ans est probablement le bon curseur. Au-delà, le risque augmente sérieusement. Repousser la limite de 40 à 50 ans au nom de la sécurité et de la qualité des soins diminuerait les tensions dans ce domaine. L’égalité d’accès aux soins est un autre principe auquel les Français sont attachés. Ils n’aiment pas ce qui fait le lit du commercial en matière de santé. Cela pourrait aussi être un élément de consensus dans le domaine de la bioéthique, même si on sait que l’on n’arrivera jamais totalement à empêcher que certains se paient ce qu’ils veulent, ici ou ailleurs. Mais on pourrait avoir pour objectif de faire tous les choix possibles pour limiter cette dérive.

Que faudrait-il changer dans le texte ?

Je ne suis pas le législateur et il est bien que chacun soit dans son rôle. Néanmoins, pour avoir travaillé sur la loi précédente, je sais qu’il n’est pas si facile de bien légiférer. Par exemple, il faut se méfier des fausses bonnes idées. A l’époque, j’avais appuyé des dispositions qui, avec le recul, ne sont peut-être pas si judicieuses. Je pense, entre autres, à la composition et au fonctionnement des collèges d’experts chargés d’autoriser les dons d’organes entre vivants. Je ne suis pas sûre qu’ils soient bien positionnés dans le dispositif décisionnel. Le terrain apporte des éléments indispensables à la réflexion. Il faut éviter de légiférer de loin, en ne se fondant que sur des principes et des prétendues bonnes idées. Pour l’instant, il y a probablement un trop grand écart entre le terrain et le législateur.

REPÈRES

Véronique Fournier est médecin. Elle dirige le Centre d’éthique clinique de l’hôpital Cochin, à Paris, qu’elle a créé en 2002. Après plusieurs années d’expérience dans le domaine humanitaire, elle avait rejoint en 1999 le cabinet de Bernard Kouchner, alors ministre de la Santé, où elle avait été notamment chargée de la loi relative aux droits des malades et de la révision de la loi sur la bioéthique. Elle a publié Le bazar bioéthique : quand les histoires de vie bouleversent la morale publique (Ed. Robert Laffont, 2010).

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