« En évoquant l’évolution du contexte d’intervention des assistants de service social, on ne peut faire abstraction des conditions macrosociologiques dans lesquelles elle s’opère. Ainsi, la mondialisation et la consolidation croissante de l’Europe, notamment par l’intermédiaire du traité de Lisbonne, ainsi que la perspective afférente de la marchandisation du (travail) social, influent, tout au moins implicitement, sur le sens et l’appréhension de l’intervention sociale.
Ces éléments surdéterminent l’évolution de la société et l’implication de l’Etat dans la tentative de résolution de la question sociale. L’Etat, via ses institutions, oriente dès lors l’intervention sociale des assistants de service social, qui peuvent ainsi se trouver dans une situation paradoxale, ce qui ne reste pas sans conséquences sur les personnes qui s’adressent à eux.
En ce sens, les évolutions principales sont extérieures au travail social. Elles sont en effet liées à la mutation économique dans laquelle nous vivons, avec notamment l’augmentation du nombre de chômeurs, d’individus déracinés, en grande difficulté de revenu, d’habitat, d’insertion, et aux conséquences de la crise des régulations de la vie privée. Parallèlement, la manière de traiter les problèmes sociaux s’est modifiée. Longtemps structurées par référence aux différentes formes de protection sociale, les règles de la solidarité nationale sont en train d’évoluer. Dès lors, les assistants de service social se trouvent confrontés à une injonction d’adaptation à un cadre, un contexte, qu’ils n’ont pas choisi. Ils sont ainsi interpellés sur le registre de l’“expertise sociale”.
Il me semble que leurs pratiques intègrent une forme d’expertise, au sens d’un “certain regard”, d’une spécificité liée à leur rôle d’“interface”. En effet, sans que cette liste soit exhaustive, toutes les compétences suivantes sont en interaction dans leurs interventions, selon ceux que j’ai pu interviewer : innovation, création, connaissances, analyse, analyse de la pratique, évaluation, traitement de la situation, stratégies, entretiens, travail en équipe, travail en partenariat, éthique, positionnement professionnel, déontologie, communication orale, communication écrite, visibilité, argumentation, transparence, etc. Dès lors, pourquoi n’assument-ils pas cette expertise sociale, ou ne la reconnaissent-ils pas ? Leurs discours au regard de la terminologie sont en effet ambivalents. Sont-ils réfractaires au mot et/ou à la réalité, et/ou à l’idéologie ? Décideraient-ils de ne pas utiliser le mot du fait d’une forme de blocage idéologique ?
Le CSTS précise que “l’intervention sociale est en tension entre sa nécessaire modernisation et un risque de contrôle social accru. La rationalisation des choix politiques et budgétaires produit la marchandisation de l’action sociale. Ce phénomène se déploie et s’installe actuellement” (2). Est-on en face,
comme l’évoque Michel Chauvière, d’une faillite à penser l’action sociale, qui, dès lors, laisserait la place (le pouvoir) à la rationalisation, à la “mesure”… ? L’expertise sociale peut-elle ainsi être envisagée comme un “contre-pouvoir” à ces orientations ? A moins qu’elle ne vienne confirmer, conforter, cautionner, ces orientations…
d’une compétence de l’entre-deux ou de l’interface ?
d’une injonction à l’expertise sociale, dans et sous laquelle les assistants de service social ne se reconnaissent pas ou ne se sentent pas légitimes ?
d’une conséquence de l’individualisation de la question sociale dans le champ du travail social et/ou des interactions entre contraintes organisationnelles et souffrance accrue des usagers ?
d’une déresponsabilisation, d’un désengagement, de l’Etat au profit des “experts”, notamment dans la perspective de résolution de la question sociale ?
Qui est expert dans le champ social ? Qui aujourd’hui a cette légitimité ? Le terme “expertise” renverrait à la notion de “marché”, de marchandisation du social et orienterait ainsi vers un questionnement autour du sens de l’intervention sociale. Dès lors, comment les assistants de service social pourraient-ils développer des stratégies pour provoquer un retournement de sens, au regard de la logique de marché ? Pourraient-ils accepter la dénomination “expertise sociale” de façon stratégique, pour obtenir une forme de reconnaissance au regard du (des) politique (s), du pouvoir… mais en déclinant, et en valorisant cette forme d’expertise dans l’entre-deux, l’interface, dans les zones d’incertitude ?
Les entretiens réalisés avec des professionnels m’ont amené à de premiers éléments de réponse.
Dans un contexte influencé par la mondialisation, l’Europe, la marchandisation du social, l’évolution de l’Etat providence (sur le déclin), les assistants de service social sont ambivalents et/ou alternent entre l’acceptation et le refus, hésitent sur l’utilisation d’“expertise sociale” comme terminologie recouvrant l’intervention professionnelle. Cette ambivalence et/ou alternance se décline sous le “paradoxe” suivant : ils acceptent la dénomination “expertise sociale” pour être reconnus, pour être et se sentir légitimes dans leurs interventions, mais également en tant que “force de proposition” sur les moyens de résoudre la question sociale aujourd’hui ; mais, corrélativement, ils résistent aussi à cette terminologie en référence à leurs valeurs professionnelles (éthique, déontologie…) et leurs conceptions “humanistes” de la société, par crainte de “figer” l’intervention sociale, et ainsi de la dénaturer, de lui faire perdre son sens, et en lien avec un certain rejet de la rationalisation bureaucratique et de la marchandisation du social.
L’expertise est à proprement parler un “savoir en usage” (3), c’est-à-dire un ensemble des savoirs qui régissent l’action. Ces savoirs sont de quatre types : les savoirs théoriques, les savoirs procéduraux, les savoirs pratiques et les savoir-faire. En lien avec les différents savoirs, une certaine forme d’appréhension du contexte se révèle donc nécessaire, tout autant qu’une certaine maîtrise des méthodologies d’intervention. Lors des entretiens, cela se traduit par la connaissance de dispositifs, des processus d’intervention, des méthodologies professionnelles, de la complémentarité, des interactions, un cadre d’intervention, etc. Mais cette maîtrise n’aurait aucun sens sans des capacités d’adaptation et de mise en œuvre, ni un certain sens pratique, de mise en pratique. Les assistants de service social expriment leurs compétences en matière de mises en lien pour s’adapter à la situation en fonction de différents paramètres, tels que les connaissances institutionnelles, des échelons hiérarchiques, des lieux de décision, de leurs rouages, des atouts et faiblesses du système, de la circulation de l’information, des modes de communication, des stratégies, etc.
Au chapitre des résistances, on pourrait faire un détour par la légende grecque de Procuste. Ce dernier, contemporain de Thésée, était un brigand qui arrêtait les voyageurs et les forçait à s’allonger sur un lit ; il coupait les pieds des grands et tirait les membres des petits pour les mettre aux dimensions du lit. Il y a péril à ajuster les fins aux moyens, telle est la conviction des assistants de service social, qui entendent résister aux valeurs entreprenariales et libérales liées à l’expertise sociale pour ne pas se retrouver dans le lit de Procuste… ou pour ne pas orienter vers le lit de Procuste. Au regard des entretiens, la communication, notamment (savoir) “parler politique”, serait une option stratégique pour éviter cet écueil. La formation a certainement une place à défendre en la matière.
Etre “artisan”, comme le formule le CSTS (4), plutôt qu’“expert”, sans systématiquement rejeter l’appellation, pourrait ainsi résumer une partie des propos des assistants de service social rencontrés.
Succinctement dit, l’éthique de conviction permet de défendre la place d’autrui. L’éthique de responsabilité du travail social s’impose comme mode de structuration des pratiques quotidiennes dans un contexte d’évolution permanent et de complexité. L’éthique de discussion promeut la réflexion partagée sur les valeurs, les missions et les orientations de uns et des autres. Ces trois approches se complètent et aident à définir le sens du travail social (5). Outre la relation à l’autre en vue de son émancipation, de son autonomie, quelle place le travail social souhaite-t-il occuper et occupe-t-il effectivement dans le fonctionnement de la société, dans l’aide à la décision de l’Etat et des institutions ? Le débat autour de l’éthique de la reconnaissance a très probablement une place à prendre dans cette réflexion…
A la rencontre de ces différentes formes d’éthique (de conviction, de responsabilité, de discussion, de reconnaissance), l’expertise sociale des assistants de service social apparaît comme une réalité controversée par eux-mêmes… Mais sont-ils les seuls à participer de cette controverse ? »
Contact :
(1) Site angevin de formation, recherche et accompagnement en travail social (Safrants), Association régionale des instituts de formations en travail social (Arifts), Ecole normale sociale de l’Ouest (ENSO).
(2) Dans le rapport de sa sixième mandature, intitulé Le travail social aujourd’hui et demain – Voir ASH n° 2604 du 10-04-09, p. 35.
(3) Gérard Malglaive, Enseigner à des adultes – Ed. PUF, 1990.
(4) In Le travail social aujourd’hui et demain.
(5) Une idée développée par Brigitte Bouquet dans un article sur « l’éthique » du Nouveau dictionnaire critique d’action sociale (Bayard, 2006), qu’elle a codirigé.