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« Supprimer la carte scolaire a aggravé la situation »

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La suppression de la carte scolaire peut-elle réduire la ségrégation scolaire et améliorer le niveau général ? Non, et c’est même le contraire qui se produit, répond le sociologue Choukri Ben Ayed, pour qui la concurrence scolaire effrénée actuelle mine le système éducatif. Un constat accablant, développé dans l’ouvrage « Ecole : les pièges de la concurrence ».

Le niveau baisse et les écarts se creusent, écrivez-vous. Un constat affligeant pour le système éducatif français…

Les inégalités au sein du système scolaire français constituent, hélas, une question récurrente. Dès la IIIe République, il y a eu une école réservée aux élites et une autre pour le peuple. Avec la massification scolaire, on a pu mieux mesurer cet aspect très sélectif de notre système, même si celui-ci a longtemps fonctionné en trompe-l’œil pour le grand public. Il y a peut-être eu un âge d’or dans les années 1980 avec les débuts du collège unique, mais on s’est vite rendu compte que les inégalités persistaient et que des filières spécifiques se recomposaient. La nouveauté, en revanche, est que cette question des inégalités a pris tant d’ampleur qu’elle commence à tirer tout le système éducatif vers le bas. Elle le mine de l’intérieur, et la baisse de niveau ne se cantonne plus aux milieux populaires. Elle commence à affecter les élèves des classes moyennes, voire supérieures.

Quels sont les symptômes de cette dégradation ?

Dans les collèges, l’accroissement des écarts de niveau entre classes sociales est flagrant, mais aussi entre établissements et départements. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, les résultats étaient tirés vers le haut dans les zones urbaines grâce à une offre qui s’étoffait. A l’inverse, on observait plutôt un retard dans les zones rurales. Aujourd’hui, c’est dans les espaces urbains à forte densité que les résultats chutent le plus, sous l’effet d’une ségrégation et d’une compétition scolaires accrues. Le fait est nouveau et doit être souligné. A l’autre extrémité du spectre, dans le rural isolé, on enregistre aussi une baisse des résultats. En revanche, le niveau se maintient dans les zones intermédiaires, entre rural et urbain, où il existe une faible différenciation de l’offre scolaire. Le cas typique est celui d’une commune de 10 000 à 15 000 habitants disposant de seulement un ou deux collèges. Ce qui limite les phénomènes de concurrence scolaire.

Selon vous, la hiérarchisation exacerbée entre établissements scolaires pénalise l’ensemble de la chaîne éducative. Par quel mécanisme ?

Les résultats scolaires sont fortement altérés lorsque les élèves sont pris dans les jeux de concurrence du système. Si un jeune a de bons résultats, il va rester dans son établissement. S’il est en difficulté, il peut être déplacé vers un autre établissement moins bien coté avec un risque de démobilisation. A l’inverse, si ses résultats sont très bons, ses parents peuvent vouloir l’inscrire dans un établissement d’un niveau supposé plus élevé. Ce qui est, en général, difficile à gérer car il est soumis à un niveau d’exigence plus important. On observe ainsi une sorte de peur panique au sein des familles qui entrent dans une course aux meilleurs résultats. Comme si l’élitisme et l’excellence étaient devenus la norme. Il se produit un décentrement des enjeux scolaires qui affecte aussi le travail pédagogique. Tout le monde se livre à une compétition dont l’enjeu n’est pas l’optimisation des connaissances mais l’obsession des notes et des classements, vus comme une fin en soi. Quand on regarde d’autres systèmes scolaires, on s’aperçoit qu’ils se focalisent davantage sur l’acquisition des connaissances et la formation des sujets, y compris sur des aspects qui ne sont pas strictement scolaires, alors que, en France, faute d’un projet scolaire clair et unifié il ne reste que le classement.

La suppression annoncée de la carte scolairedevait améliorer la mixité sociale à l’école. Qu’en est-il en réalité ?

Elle a plutôt aggravé la situation en faisant le lit de cette concurrence effrénée, y compris là où cette question ne se posait pas. Dans les villes de taille moyenne, on voit désormais se développer des flux d’élèves sans que l’on comprenne très bien pourquoi, avec des taux de demandes de changement d’établissement qui commencent à être importants. La suppression de la carte scolaire met en réalité le système scolaire dans une situation d’insécurité permanente. La compétition est clairement affichée et encouragée par les responsables politiques, au moment où elle démontre tous ses effets négatifs.

Mais était-il possible de maintenir la carte scolaire en l’état, avec ses défauts ?

Cela n’aurait pas été pire que la situation actuelle. Des études ont été réalisées, notamment dans des grandes villes, montrant clairement une aggravation de la ségrégation scolaire à partir du moment où l’on a assoupli la carte scolaire. On a vu s’installer une hiérarchie, avec quelques établissements constituant le haut du panier, et une myriade d’autres pris dans la spirale des difficultés et de moins en moins bien perçus par les populations. Les équipes pédagogiques manquant de soutien, les enseignants ont commencé également à fuir. En effet, ce type d’établissement a toujours plus ou moins été géré comme variable d’ajustement par l’administration. Par un jeu très cynique que j’ai maintes fois observé, quand il s’agit de populations précarisées, on intériorise le fait que les lacunes administratives seront moins dénoncées là qu’ailleurs. L’un des collèges étudiés lors de cette enquête a connu trois chefs d’établissement en une seule année scolaire. Dans un autre, cinq inspecteurs faisant fonction se sont succédé en moins de deux ans. Sans compter le fort turn-over des enseignants. Le résultat est une ghettoïsation, qui n’est pas le point de départ mais bien la conséquence du déclin de ces établissements et de leur gestion aberrante. La carte scolaire n’est que le thermomètre de cette dégradation, et tant qu’on ne traitera pas frontalement ces problèmes, les mécanismes de « choix » de l’école ne seront que des supplétifs insuffisants et source d’aggravation des problèmes.

Pourquoi les zones d’éducation prioritaire, qui visaient à réduire les effets des inégalités sociales, n’ont-elles pas réussi ?

Elles reposaient pour l’essentiel sur une approche comptable permettant de réduire le ratio du nombre d’élèves par enseignant. Elles encourageaient aussi une dynamique de projets et une certaine transversalité, entre autres avec les travailleurs sociaux. Mais rien de plus. Elles n’ont jamais bénéficié d’une politique volontariste de soutien aux enseignants. D’ailleurs, au sein de l’Education nationale, il n’existe aucun espace laissé à ces derniers pour exprimer leurs difficultés, y compris dans les zones difficiles. On a plutôt tendance à mettre les problèmes sous le tapis. En outre, en matière pédagogique, malgré une volonté des enseignants d’étayer leurs pratiques quotidiennes, elles restent bien en deçà des connaissances disponibles. Mais aucun moyen n’y est vraiment consacré.

Il existe pourtant des initiatives intéressantes…

C’est vrai, mais elles demeurent expérimentales. De plus, ces projets innovants sont très instables. Ils naissent parce que, sur le terrain, des personnes de bonne volonté montent un projet. Mais, quelques années plus tard, elles sont parties ou ont été découragées par les inerties administratives. Les enseignants sont souvent critiqués pour leur supposée résistance au changement. Mais la réalité est que, bien souvent, ils finissent par se lasser. Lorsque j’ai commencé ma carrière, je faisais chaque année environ dix interventions dans des stages locaux d’éducation prioritaire. Aujourd’hui, on n’est pas loin de zéro. Simplement parce qu’il n’y a plus de moyens pour ces stages et que ceux qui les organisaient ont renoncé, à force de se voir couper l’herbe sous le pied. Le système scolaire français est conçu pour des enseignements conventionnels, un point c’est tout.

Néanmoins, discernez-vous des pistes de reconstruction ?

Dans cet ouvrage, nous tentons d’objectiver la situation du système éducatif français à la fois sur le plan statistique et sur le terrain. Ainsi, depuis une trentaine d’années, il n’y a pas eu de politique scolaire au sens propre du terme, mais seulement un empilement de dispositifs et de mesures à courte vue. Je suis convaincu que la multiplication de microdispositifs n’est pas la solution, à l’image des internats d’excellence et des systèmes d’accompagnement éducatif, qui contribuent à disperser les moyens. Les choix politiques actuels vont à l’opposé d’une reconstruction vertueuse du système scolaire, avec moins d’enseignants, la suppression de la formation pédagogique et une libéralisation accrue. Il faudrait tirer les enseignements de ce constat et prendre les problèmes un par un. Par exemple, repenser l’éducation prioritaire, avec un véritable ciblage d’établissements, une politique de formation des enseignants adaptée au territoire et au public au sein desquels ils sont appelés à intervenir, et la création de lieux de concertation et d’accompagnement. Mais le constat est tellement accablant qu’il serait assez prétentieux d’affirmer avoir la solution. Notre conclusion est que, dans le système actuel, nous sommes tous perdants. Cela peut être le début d’une prise de conscience.

REPÈRES

Choukri Ben Ayed est sociologue. Il enseigne à l’université de Limoges. Chercheur au Gresco (Groupe de recherche et d’études sociologique du Centre-Ouest), il publie, avec Sylvain Broccolichi, sociologue, et Danièle Trancart, statisticienne, Ecole : les pièges de la concurrence. Comprendre le déclin de l’école française (Ed. La Découverte, septembre 2010).

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