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Alternative à l’institution

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Dans le Nord-Pas-de-Calais, le centre de placement immédiat du Gîte a choisi de proposer une prise en charge souple et individualisée à des jeunes en très grande difficulté. Autour d’un internat gravitent neuf lieux d’accueil où les jeunes vivent au sein des familles des éducateurs.

« Il faut rester humble dans nos objectifs. » Tony Vantielcke, éducateur technique spécialisé au centre de placement immédiat (CPI) Le Gîte (1), dans le Nord-Pas-de-Calais, sait que son travail auprès de jeunes mineurs délinquants récidivistes ne les fera mûrir qu’à petits pas. « Les réconcilier avec le monde des adultes, et leur redonner confiance en eux, c’est déjà énorme », confie-t-il. C’est l’heure du café matinal, dans la cuisine chaleureuse de la ferme équestre. Au menu : pâte à tartiner aux noisettes et paquets de céréales. Dehors, des champs de maïs. Jérôme (2), 15ans, s’empare de deux pains au chocolat avant de filer vers son chantier, à savoir la construction d’une terrasse. Ici, les jeunes sont accueillis dans le cadre de l’ordonnance de 1945, sur décision d’un juge pour enfants, après avoir déjà épuisé plusieurs placements. Bernard Lecointe, directeur de l’établissement et titulaire d’un Cafdes (certificat d’aptitude aux fonctions de directeur d’établissement social ou de service d’intervention sociale), explique : « Nous essayons de faire perdurer la prise en charge avec la multiplication des choix offerts au jeune. » La structure, en milieu ouvert, est expérimentale dans sa façon de construire le parcours du mineur placé, grâce à l’utilisation d’un réseau d’hébergements.

Le centre a été créé en juin 2001 dans le cadre d’un appel d’offre en vue de la création de CPI, lancé par le ministère de la Justice. Mais l’idée était déjà en chemin au sein du Gîte, une association d’aide aux jeunes en difficulté. « L’association avait dans ses tiroirs un projet qui n’entrait dans aucune des cases des établissements traditionnels. Il était destiné aux mineurs en grande difficulté qui se trouvaient en situation de rupture par rapport à la prise en charge éducative. Soit ils étaient récidivistes, soit ils avaient des troubles importants du comportement. Il fallait donc imaginer pour eux une alternative au placement traditionnel », raconte Bernard Lecointe. La réflexion menée lors de la création de l’établissement est partie du principe que l’institution peut produire de la violence, et que certains n’arrivent pas à y tenir. « C’est un contexte qui permet le passage à l’acte », souligne Daniel Vetu, chef de service et éducateur spécialisé titulaire d’une licence en sciences de l’éducation. Les adolescents sont décrits comme étant en situation d’échec récurrent, mais « ce qui est en situation d’échec, complète le directeur, c’est l’accompagnement éducatif proposé ».

Les jeunes sont placés en moyenne pour une durée de six mois. Le placement immédiat dans le cadre d’un défèrement devant un juge des enfants est le cas le plus fréquent. La protection judiciaire de la jeunesse a l’obligation de proposer une alternative éducative à la prison, et le juge tranche entre les deux options. Parmi les 37 jeunes passés en 2009 par la structure, 25 ont connu ce processus, soit 68 % d’entre eux. « C’est une force, reconnaît Bernard Lecointe. Vous arrivez au tribunal, le mineur risque la détention, et vous l’accueillez sans condition, sans l’avoir rencontré. » Les adolescents peuvent également arriver au CPI dans le cadre d’une sortie de détention, d’un placement préparé ou d’un séjour de rupture par rapport à l’institution où ils sont placés habituellement.

Une prise en charge individualisée

Le CPI bénéficie d’un agrément pour accueillir 12 adolescents âgés entre 13 et 17ans. La ferme proprement dite ne dispose que d’un internat de quatre places, les huit autres mineurs étant accueillis dans l’un des neuf lieux de vie existants. Neuf lieux pour huit places, car certains ne fonctionnent que six mois sur douze afin de laisser leurs responsables se ressourcer. Car il s’agit des maisons des permanents, des éducateurs spécialisés faisant fonction, qui accueillent les jeunes sous leur propre toit. Une prise en charge 24 heures sur 24 avec des adolescents au profil abandonnique et aux histoires de vie tissées de ruptures. « La majorité des adolescents que nous accueillons ont été victimes de violences sexuelles graves, précise le directeur. Ils sont le plus souvent en difficulté en internat, et nous voulions leur proposer une prise en charge plus individualisée. Les adultes censément les plus proches d’eux sont ceux qui leur ont fait du mal. Il faut faire la démonstration que l’adulte n’est pas forcément dangereux et que, quand la contrainte existe, elle est respectueuse. »

Le réseau des hébergements est structuré autour du pivot que constitue la ferme du Gîte. C’est là que se trouvent les bureaux du directeur, du chef de service et de l’assistante de direction. Ils sont les interlocuteurs privilégiés des permanents des lieux de vie. Le directeur et le chef de service assurent le suivi éducatif ; l’assistante de direction, le suivi administratif. « Je dois avoir une vision globale actualisée du réseau », analyse Daniel Vetu. Ce qui exige des liens constants, par téléphone ou par courriel, pour suivre le déroulé des placements dans chaque hébergement. L’équipe compte également un psychologue qui reçoit régulièrement les mineurs.

Chacun des accueils extérieurs s’est constitué en association, avec laquelle le CPI a signé une convention de partenariat. L’éducateur chargé du suivi du mineur placé chez lui est salarié de cette association, et non du CPI. « Nous avons estimé que les lieux de vie devaient rester autonomes, détaille Bernard Lecointe. C’est un engagement personnel qui va au-delà du salariat. Je ne voulais pas avoir de relations hiérarchiques avec quelqu’un qui accueille un mineur chez lui. Cela signifiait entrer dans la gestion de la vie privée des gens, et professionnellement cela me heurtait. » Le CPI touche un prix de journée de 362,65 €, pour un budget annuel de 1,6 million d’euros. Il verse aux associations une rémunération de 68,85 € et des charges locatives de 25,30 € par jour et par place. S’y ajoute, quand la place est occupée par un jeune, une enveloppe « vie sociale » de 29,50 € par jour. Elle couvre les frais de coiffure, de vêtements, d’argent de poche, etc. En plus des lieux de vie, le CPI du Gîte emploie en direct six éducateurs techniques spécialisés, deux éducateurs spécialisés (dont un faisant fonction, en cours de formation) et deux veilleurs de nuit. Ils travaillent à l’internat mais se déplacent aussi sur les différents pôles du réseau. L’équipe se réunit tous les jeudis pour faire le point, en complément des contacts quotidiens.

Des ateliers proposés librement

Ce mardi matin, Tony Vantielcke, l’éducateur technique spécialisé, a prévu de travailler à l’aménagement de la bétaillère. La ferme du CPI est réputée pour former les adolescents à la conduite des attelages de chevaux de trait : Jonquille et Kaki, les deux chevaux, paissent tranquillement dans le champ voisin, en attendant le prochain entraînement. La bétaillère sert à les transporter pour les démonstrations du week-end. Il faut renforcer l’armature pour adjoindre un toit et des fenêtres, ce qui autorisera l’installation d’un coin couchettes. Dans la cour, Morgan, 16 ans, s’attelle à la tâche, avec bonne humeur. Il scie des montants en acier à la bonne longueur, puis les soude. Consciencieux et concentré. A côté de lui, Youssef, capuche rabattue jusqu’aux yeux, regarde, puis s’absente, repasse… Il doit travailler sur l’atelier, mais personne ne l’oblige à mettre la main à la pâte. « Il ne faut jamais oublier que toutes les activités ne sont que des supports de communication », précise Daniel Vetu. Pour l’équipe, la tolérance au placement d’un jeune ne se mesure pas à son degré de participation. « Un adolescent peut se dire : “Quand je participe, je n’ai pas à penser.” On pourrait avoir tendance à se tromper sur le sens des comportements. Pour l’éducateur, il est frustrant de proposer des activités sans résultat, mais c’est à lui de susciter la motivation, l’envie. » Tony Vantielcke interpelle le jeune garçon, et le charge de prendre en photo l’avancement des travaux. Une manière de l’impliquer en douceur dans le chantier. On le reverra sur l’heure de midi, tête découverte et sourire jusqu’aux oreilles.

Ici, la relation éducative se construit par étapes et prime sur le cadre institutionnel. Le CPI ne dispose d’ailleurs pas de règlement intérieur. Ainsi, il n’y a pas d’impératif horaire. « Quand on passe un bon moment ensemble dans les champs, pourquoi rentrer manger à midi ? On revient à 15 heures, et alors ? Quel est le plus important ? La relation établie ou le respect de l’heure ? », interroge Daniel Vetu. De même, on laisse dormir l’adolescent tout juste sorti d’une garde à vue de quarante-huit heures. Il ne faudrait pas croire pour autant qu’aucune règle n’est posée, ni que la souplesse du cadre aille jusqu’au laxisme. « Plutôt que d’imposer, nous préférons démontrer, ce qui est plus difficile. Souvent, un règlement sert à amener du confort pour l’encadrement, considère le chef de service. Quand une fenêtre est cassée, plutôt que de déposer plainte pour l’assurance, nous préférons la réparer avec l’adolescent. Il se répare lui-même en même temps. On doit être en capacité d’assumer ces symptômes. »

Dans le droit fil de cette conception souple de la relation éducative, un planning d’activités est fixé avec une trame hebdomadaire définie : lundi, entraînement d’attelage ; mardi, entretien du matériel ; mercredi, activités sportives ; jeudi, ménage ; vendredi, attelage de nouveau, pour préparer les courses du week-end. Mais ce planning reste flexible, et intègre les projets imaginés et portés par les éducateurs. « Beaucoup d’espaces de responsabilités nous sont laissés », témoigne l’éducateur technique spécialisé. Ce que certains salariés ont pu trouver angoissant quand ils sont arrivés dans la structure. Mais le projet d’établissement est là pour structurer les interventions, car cette autonomie des éducateurs est essentielle : « Nous prenons un risque mesuré, mais c’est la crédibilité des adultes qui est en question, explique Daniel Vetu. Si l’éducateur doit toujours demander l’autorisation à un supérieur, pour acheter quoi que ce soit ou pour prendre la voiture, comment peut-il alors demander à des jeunes d’être autonomes ? Il y a un risque de déstabilisation pour l’adulte. »

En plus de ce que propose la ferme, chacun des neuf lieux de vie offre ses spécificités. D’autres activités y sont proposées – mécaniques, artistiques ou horticoles, par exemple. Les hébergements varient également dans la manière dont est accueilli le jeune. Cela peut être un espace à part, parfois même un gîte extérieur, mais aussi une chambre installée au même étage que celles de la famille. La structure de la cellule familiale accueillante compte également : certains sont en couple, d’autres sont célibataires ou divorcés, avec ou sans enfants. « Le mineur a la possibilité de construire son parcours », explique Bernard Lecointe. C’est pour cette raison que, au début de son séjour, l’adolescent fera le tour des différents lieux de vie existants. Le pavillon de Lucien Bourgeois, ex-moniteur sportif, lanceur de javelot et colombophile averti, où il vit avec sa femme et ses trois filles, ne ressemble pas à la maison-atelier d’art de Jean-Louis Desailly, ancien restaurateur, qui donne volontiers des cours de cuisine, et de Florence Mills, peintre et sculptrice. Ce mardi de septembre, Sébastien, qui vit chez ces derniers, montre fièrement le masque amérindien, en cours de séchage, qu’il a réalisé. Il est l’heure du goûter. La tarte à la pêche, superbe, est confectionnée aussi par ses soins. Sébastien aimerait devenir boulanger, alors Jean-Louis Desailly passe en revue avec lui les différentes pâtes à gâteau, pour qu’il acquière quelques bases. Jérôme vient les rejoindre. C’est chez Jean-Louis et Florence qu’il aménage une terrasse, en compagnie de son éducateur spécialisé, Anthony Pires. Il vit à l’internat, mais goûte à l’ambiance de vie proposée dans ce lieu d’accueil. Ce qui ne l’empêche pas de tester les limites des adultes : il arrive dans la cuisine avec un maillet à la main, alors que les outils sont interdits au sein de la maison. Parfaitement calme, Florence Mills lui rappelle la règle, une fois, puis deux. Aucune tension dans sa voix. L’adolescent respecte alors l’injonction.

Pour contourner le passage à l’acte

Quel est l’intérêt de cette multiplicité des hébergements ? « Un jeune qui se rend compte qu’il est en difficulté à l’internat va demander à faire un stage de trois jours dans un lieu de vie plutôt que de passer à l’acte », répond Daniel Vantielcke. Pour l’équipe éducative, ce type de demande se révèle positif : cela montre que l’adolescent a su trouver seul une solution de contournement, qui lui évite de reproduire un comportement anormal. Ce qui n’est possible que grâce au choix d’univers éducatifs qui lui est offert. « Nous ouvrons des portes. Ce qui permet au mineur de reconstruire des comportements de raisonnement, de saisie des opportunités. » L’équipe éducative garde cependant toute latitude pour changer le mineur de place, si elle l’estime nécessaire. « Notre travail consiste aussi à proposer un diagnostic précis d’une personnalité et à faire des préconisations, explique Bernard Lecointe. Il s’agit d’aider le juge des enfants dans sa décision. Et donc de tester l’adolescent dans différents scénarios. » Aurélien, qui a passé trois mois sans problème à l’internat, habite ainsi désormais chez Lucien Bourgeois, pour voir comment il vit dans un cercle familial. « Il est normal de mettre le jeune en difficulté, de susciter de la réactivité. Car si son placement se passe de façon idyllique et que dès qu’il est à l’extérieur du dispositif il passe à l’acte, on n’a rien résolu », remarque Daniel Vetu. A l’éducateur de décoder avec le jeune son comportement. « Par exemple, son positionnement dans un groupe, s’il devient leader ou victime, précise le chef de service. Tout l’enjeu du placement, c’est que le mineur comprenne son mode de fonctionnement. Je n’en connais aucun que cela n’intéresse pas. »

L’analyse dans la transparence

Les mineurs étant sous contrôle judiciaire, le CPI a pour obligation de remettre des rapports éducatifs réguliers, les plus précis et argumentés possible. Le premier doit être remis au juge un mois après l’arrivée de l’adolescent, les suivants toutes les quatre à six semaines. Pour les préparer, l’éducateur rédige un rapport hebdomadaire. Puis se tient une réunion de synthèse en présence du mineur concerné. On lui lit le rapport éducatif, et on le lui explique. « Le jeune doit savoir comment il a été perçu par les adultes et il peut s’exprimer sur ce qu’on écrit sur lui », indique le chef de service. Un point important de la philosophie du CPI. La dernière partie du rapport éducatif est d’ailleurs réservée à l’avis du mineur sur son placement. Une section ajoutée dans le cadre de la démarche qualité développée par la structure depuis 2004. C’est aussi grâce à cette analyse des pratiques et à la réflexion engagée pour les améliorer que le CPI du Gîte a créé un conseil de vie sociale, en 2009, pour mieux respecter la liberté d’expression des mineurs placés.

L’équipe du CPI et les membres de son réseau sont conscients de la singularité du dispositif. Et ils ne l’imaginent pas reproductible dans n’importe quelles conditions, car il s’appuie sur un engagement fort des permanents qui accueillent les mineurs délinquants dans leur cadre de vie familial. « Nous avons réfléchi deux mois avec ma femme avant d’accepter », reconnaît Lucien Bourgeois. Le CPI l’a recruté en utilisant son réseau associatif et professionnel. Même schéma pour Jean-Louis Desailly et Florence Mills. Chaque lieu de vie doit ensuite monter son projet éducatif. Sportif pour Lucien ; artistique pour Jean-Louis et Florence, grâce au diplôme des beaux-arts de celle-ci. Jean-Louis, pour sa part, a un passé d’instituteur et l’éducatif le passionne : « Nous avons des adolescents très perturbés psychologiquement, et il est difficile pour eux de revenir dans une structure familiale. Avec ces profils abandonniques, il vaut mieux toujours suggérer plutôt qu’imposer. » Tout passe par une relation affective. Mais « cela ne veut pas dire se laisser submerger par les émotions », pose Jean-Louis Desailly. La prise de distance passe par le regard professionnel posé sur les jeunes, et que les adultes ne cachent pas. Les mineurs savent précisément ce que pense d’eux leur éducateur. Les réunions du jeudi et les entretiens réguliers avec le chef de service et le directeur viennent canaliser la relation établie. Un superviseur réunit également l’équipe, sans les encadrants, une fois par mois, dans un lieu extérieur au CPI. Reste que, même contrôlée, cette intimité avec le jeune est assumée. Jean-Louis Desailly l’affirme : « L’affectif est au centre, il est nécessaire pour que le jeune reste. Cela ne sert à rien de le nier. »

Notes

(1) Dans un souci de discrétion, l’équipe du CPI Le Gîte a souhaité que l’adresse de l’établissement ne soit pas mentionnée.

(2) Tous les prénoms des mineurs ont été modifiés.

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