Quel était l’objectif de votre enquête ?
Je travaille depuis plusieurs années sur la question des turbulences urbaines, en particulier sur le renouvellement du contrôle social dans les quartiers populaires. Dans la continuité de cette réflexion, l’ouvrage Les internés du ghetto est né d’un appel d’offres de l’Institut national des hautes études de sécurité intérieure (1). Il s’agissait d’analyser les interactions génératrices de violences dans les « quartiers sensibles », surtout dans les rapports entre la police et les « jeunes turbulents ». L’enquête porte sur un quartier d’une ville moyenne qui a été, en 2005, le théâtre d’événements extrêmement violents et a subi un couvre-feu de 11 jours. Cette enquête de type ethnographique repose sur des observations directes, des entretiens individuels et collectifs, mais aussi des séances d’« intervention sociologique » durant lesquelles différents acteurs du quartier, dont des jeunes et des policiers, ont pu parler de leurs conflits.
Qui sont ces jeunes que vous avez rencontrés ?
Surtout des adolescents et des jeunes adultes désignés comme « fauteurs de troubles ». Ils sont identifiés par leur apparence, leurs attitudes corporelles, leur façon de parler… Mais c’est un groupe beaucoup plus composite qu’il n’y paraît. Il y a d’abord des collégiens scolarisés dans l’établissement situé au cœur du quartier et dont certains conservent l’espoir de réussir leurs études. Ils développent toute une série d’interrelations avec le monde enseignant, mais aussi avec les intervenants sociaux et les animateurs présents dans la cité. La deuxième catégorie est celle des galériens. Ce sont des jeunes adultes qui ont le plus souvent arrêté leurs études. Ils n’ont pas d’emploi stable et passent leur temps au bas des tours en cherchant des occupations pour fuir leur ennui. Enfin, le groupe le plus visible, ce sont les « soldats du ghetto », les SDG ou les Libolo Gang, comme ils s’appellent eux-mêmes. Par leur accoutrement, leur manière d’être, leurs provocations, ils s’inspirent des gangs nord-américains, avec une forte appétence pour les armes à feu et les véhicules rapides. C’est une minorité bruyante. L’ensemble des acteurs sociaux ont d’ailleurs tendance à associer tous les jeunes du quartier à cette « minorité des pires » racisée.
Vous décrivez longuement ceux que vous appelez les « pacificateurs indigènes ». Quel rôle jouent-ils ?
Il est fondamental. Ce qui m’a frappé durant cette enquête, c’est l’absence des travailleurs sociaux classiques. Bien sûr, ils sont présents dans la gestion de la pauvreté, en particulier les assistants de service social, mais ils restent absents auprès des « jeunes turbulents ». En revanche, ces « pacificateurs indigènes », issus du quartier et qui y vivent, sont eux très présents. Ils travaillent souvent dans la médiation ou l’animation au sein d’associations paramunicipales. Peu formés et ayant des statuts précaires, ils sont surengagés dans leur travail car ce rôle est aussi, pour eux, un moyen de s’insérer dans la société. Ce sont des référents pour les jeunes du quartier, en particulier par les animations sportives qu’ils proposent. Sans eux, il y aurait sans doute plus de violences émeutières car ils jouent souvent les médiateurs entre les jeunes et les forces de l’ordre. Nous avons également rencontré des parents engagés dans des actions de pacification, en particulier des rondes nocturnes, à la suite des émeutes de 2005. Dans un premier temps, ils nous ont expliqué qu’ils étaient de bons parents soucieux de mettre hors d’état de nuire les « mauvais jeunes » posant problème. Mais une fois qu’ils ont compris que nous n’étions pas des agents de la préfecture, leur discours a changé et ils nous ont raconté qu’ils voulaient avant tout s’interposer entre la police et leurs enfants pour éviter les bavures et les humiliations.
La particularité de votre enquête est que vous avez aussi rencontré de nombreux policiers…
Il est vrai, je n’avais jamais eu accès de cette façon à des membres de la police. Et j’ai découvert que, dans le quartier, il existe différents types de policiers qui n’ont pas nécessairement la même mission, du moins pas la même représentation de leur travail. On trouve d’abord l’unité territoriale de quartier implantée dans le poste de police local et comportant beaucoup de femmes et de policiers âgés. Ils n’ont pas réellement la possibilité d’agir et font plutôt profil bas. Beaucoup expriment le sentiment d’être dans un territoire assiégé. Il faut dire que, en 2005, le poste de police avait brûlé, ce qui avait été un traumatisme important. Une autre présence policière est constituée des brigades de CRS. Depuis 2005, cinq fourgons tournent de 21 heures à 5 heures du matin. Ce qui génère une certaine tension. D’autant que ces CRS ne font que passer et ont donc un rapport à la population, notamment juvénile, différent des autres policiers. Le troisième groupe est composé des fameuses brigades anticriminalité, les BAC, qui se divisent en équipes de jour et de nuit. Certains policiers de la BAC de jour travaillent sur ce territoire depuis vingt-cinq ans. Ils sont connus de tous, connaissent tout le monde. Ce qui leur permet généralement d’éviter les confrontations violentes. A l’inverse, les membres de la BAC de nuit, les « nuiteux », sont plus jeunes et davantage dans la confrontation directe. D’abord parce que, la nuit, le public est différent. Ce sont surtout des jeunes qui traînent en bas des tours ou dans les halls. Les policiers interviennent donc pour établir l’ordre. Souvent, ils sont aussi dans une relation ambivalente de provocation à l’égard des jeunes. Et puis il y a le passif de 2005. Certains étaient présents à cette époque. Ils ont vu des adolescents prêts à les lyncher. Aujourd’hui, ils ont peur de perdre la vie lors d’une intervention dans la cité.
L’une de vos hypothèses de départ était que le regard négatif porté sur les jeunes les pousse à se comporter de façon encore plus négative. Quelle est votre conclusion ?
Il existe en fait entre les jeunes et les forces de l’ordre un processus de « réification réciproque ». Autrement dit, une déshumanisation des uns par les autres. La cité est en effet un territoire au sein duquel la routinisation de rapports de stigmatisation réciproque produit un cercle vicieux. Ne serait-ce que parce que les procédures policières, parfois mal comprises par les jeunes, amènent à cette confrontation. Surtout si elles sont utilisées avec un zèle excessif. Cela peut entraîner des violences extrêmement fortes, jusqu’à l’envie de tuer son ennemi. Avec la cristallisation de ces tensions, c’est ce qui s’est produit lors des émeutes de 2005, qui ont représenté pour beaucoup de jeunes un moment de défoulement des frustrations et humiliations accumulées.
Selon vous, on pourrait passer de cette logique de confrontation à une autre de reconnaissance réciproque. De quelle façon ?
Lorsqu’elle devient collective, une révolte est aussi une façon d’exprimer politiquement le ras-le-bol d’une situation sociale intolérable. Certains territoires sont des ghettos « socio-ethniques » où le monde extérieur est perçu comme « froid » et fermé à ses habitants. Or je crois que l’on peut casser cette logique du ghetto, et non plus se contenter de renforcer la pacification des cités comme depuis 2005. Cela suppose une repolitisation de ces quartiers, avec une reconnaissance sociale de leurs habitants et de leur capacité à coproduire la société. Concrètement, cela passe par le développement d’écoles disposant de moyens, et non par le maintien de lieux de ségrégation où l’on isole les jeunes en difficulté encadrés par de jeunes professeurs submergés par les problèmes. Cela implique aussi de transformer les rapports avec la police par la création d’une véritable police de proximité, et non d’une « force de sécurisation » surarmée chargée d’asseoir la domination des forces de l’ordre sur des gens eux-mêmes dominés. Bref, il s’agit de mettre des moyens.
Dans ce processus, les intervenants sociaux classiques ont-ils encore leur place ?
Pour le moment, en tout cas, ils ne l’ont plus. Pour réhabiliter le travail social dans ces quartiers, je plaide pour que l’on permette aux pacificateurs indigènes d’accéder à des qualifications professionnelles du travail social. Il faut qu’ils puissent s’exprimer comme des professionnels, et non comme des « gars de quartier » assignés à leur territoire. C’est l’une des clés. Quant aux travailleurs sociaux déjà qualifiés, ils doivent reconflictualiser leur rapport au travail social et défendre ses valeurs intrinsèques, en particulier la croyance dans la transformation sociale, en refusant les injonctions paradoxales dans lesquelles ils sont enfermés. Notamment lorsqu’ils doivent accompagner des populations défavorisées tout en les contrôlant. Il faut au contraire construire avec ces populations disqualifiées et ethnicisées des actions émancipatrices afin de recomposer de la solidarité collective, et qu’elles accèdent à une réelle citoyenneté sociale et politique.
Manuel Boucher est sociologue, directeur scientifique du Laboratoire d’étude et de recherche sociales (LERS-IDS) et membre associé du Centre d’analyse et d’intervention sociologiques (CADIS-EHESS). Il publie Les internés du ghetto. Ethnographie des confrontations violentes dans une cité impopulaire (Ed. L’Harmattan, coll. « Recherche et transformation sociale », 2010). Il est également l’auteur de Turbulences. Comprendre les désordres urbains et leur régulation (Ed. Téraèdre, coll.« Réédition », 2010).
(1) Depuis 2009, cet établissement est devenu l’Institut national des hautes études de sécurité et de la justice (Inhesj).