Votre recherche – « Politiques et pratiques d’accompagnement des personnes multihandicapées vieillissantes : dans les coulisses de la dépendance » – s’appuie sur une avancée : l’allongement de l’espérance de vie des personnes multihandicapées. Comment l’expliquez-vous ?
Frédéric Blondel. L’allongement de la vie des personnes multihandicapées est lié au militantisme du courant humaniste d’après guerre, qui a rassemblé des médecins et des associations constituées de familles mais aussi de professionnels très impliqués. Ce mouvement a débouché sur la reconnaissance des personnes multihandicapées par la sécurité sociale en 1964, qui a rendu possible leur prise en charge à domicile ou en institution. Auparavant, celles-ci dépendaient entièrement des familles. Dans le pire des cas, ces dernières pouvaient réaliser un acte d’abandon entraînant le placement de leur enfant dans des hospices, dont on sait qu’ils étaient de véritables mouroirs.
L’accroissement de l’espérance de vie de ces publics s’explique aussi par le développement de la médecine qui, à partir des années 1960, a fait de fulgurants progrès tant en chirurgie orthopédique (1) qu’en matière de traitements médicamenteux. Actuellement, leur accompagnement correspond aux critères de santé et de bien-être tels que définis par l’Organisation mondiale de la santé. Dans les institutions pour personnes multihandicapées – maison d’accueil spécialisée (MAS), foyer d’accueil médicalisé (FAM)… –, le ratio d’accompagnement est de un professionnel pour un usager alors que, dans un EHPAD (établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes), ce ratio est de un professionnel pour trois usagers. Résultat : si, dans les années 1950, l’espérance de vie était d’une dizaine d’années, elle est aujourd’hui de 45 ans. Ce qui signifie que certaines personnes multihandicapés peuvent vivre jusqu’à 75 ans !
Vous pointez néanmoins un risque de régression de leur espérance de vie…
F. B. Le progrès éthique à l’égard des personnes multihandicapées et la reconnaissance de leur humanité a fait un bond énorme dans la deuxième moitié du XXe siècle. Aujourd’hui, on assiste à la résurgence d’une tension entre éthique et contraintes de gestion, qui peut conduire à une remise en question des avancées en matière d’accompagnement. Il faut bien comprendre que ces personnes ne sont en vie que parce qu’elles bénéficient de stimulations nombreuses et répétées de la part des aides médico-psychologiques, des ergothérapeutes, des animateurs, des kinésithérapeutes… On ne peut donc pas décider d’arrêter ou même de limiter ces stimulations au motif qu’elles sont sur le déclin du fait de leur âge. D’autant qu’on n’est jamais tout à fait sûr de savoir expliquer une régression : est-elle liée au vieillissement ou, au contraire, à une trop faible stimulation ? Dans ces conditions d’incertitude, la seule alternative consiste à poursuivre les stimulations quel que soit l’âge, qu’elles soient passives – la personne est massée par exemple – ou actives – la personne est invitée à l’action.
Or les contraintes de gestion deviennent de plus en plus drastiques : on voit apparaître un vocabulaire de rationalisation de l’accueil et de l’accompagnement qui va de pair avec une réduction du personnel et un accroissement du temps de soin par rapport à celui de la relation et de la stimulation. La mise en place des agences régionales de santé (ARS) ne fait qu’accentuer ce mouvement dans lequel la priorité va davantage au médical qu’au médico-social. Avec le danger que tout ce qui est mis en place en matière d’accompagnement se fasse happer par la logique du soin.
Sabine Delzescaux. L’avancée en âge pose la question de l’articulation du médical et du médico-social. Lorsque ces personnes vieillissent, il faut plus de temps pour s’en occuper. Au lieu de prendre trois quarts d’heure, le repas durera une heure et demie. Idem pour la toilette. Or, pour quelqu’un qui souffre de multihandicaps, le repas et la toilette correspondent à des moments de diagnostic, mais aussi de relations sociales et de stimulations. Si on les comprime, en réduisant le ratio de personnel par exemple, on prend le risque de ne plus répondre aux besoins des personnes. Il faut donc que la dimension éducative de l’accompagnement soit maintenue jusqu’à la fin de la vie. Aujourd’hui, plus les personnes vieillissent dans une structure, plus le personnel éducatif est assujetti à la sphère paramédicale et médicale. Ce mouvement s’accroît du fait des orientations prises par les pouvoirs publics, qui tendent à renforcer la standardisation de l’accompagnement pour des publics différents. Jusqu’où faut-il aller dans le soin pour répondre aux nouvelles problématiques posées par le vieillissement ? Les établissements doivent-ils se transformer en hôpitaux – ce qui coûte moins cher que de construire de nouveaux équipements entièrement médicalisés ? Dans ce cas, quelles implications cela engendre-t-il en termes de recrutement du personnel ? Et quelle place reste-t-il pour les logiques thérapeutique et éducative qui caractérisent le secteur médico-social ? Les pressions gestionnaires ont d’ores et déjà un impact sur les pratiques : dans un foyer d’accueil médicalisé, une infirmière rapportait que le goûter avait été supprimé pour les résidents qui pouvaient le supporter car le forfait était dépassé. Dans ce contexte incertain, les familles s’inquiètent.
Quels problèmes rencontrent les aidants familiaux ?
S. D. Les parents se réjouissent globalement de la longévité de leur enfant et ils s’adaptent, même s’il reste à mettre en place de véritables relais – comme des baby-sitters spécialisés – qui se situent au-delà du simple répit. Dans ces conditions, le problème central qu’ils rencontrent concerne la délégation. Car les aidants familiaux vieillissent aussi ! Ils vivent avec cet abîme permanent de savoir qui prendra le relais après eux et qui défendra les droits de leur enfant. Les personnes multihandicapées connaissent de grandes difficultés de communication et ne peuvent donc, pour la plupart, défendre leurs intérêts propres. C’est une population très méconnue avec laquelle se noue un rapport d’étrangeté. Après leur décès, les familles redoutent que leur enfant soit réduit à un corps, qu’il soit en quelque sorte « chosifié ». On peut les comprendre dans la mesure où l’absence de sensibilisation et de formation des professionnels – notamment du corps médical – sur le multihandicap est patente. Pour les parents, l’angoisse est telle qu’ils sont nombreux à préférer que leur enfant, qu’ils aiment profondément, décède avant eux.
Et pour les établissements, quelles sont les conséquences du vieillissement de ces personnes ?
F. B. On assiste tout d’abord à une médicalisation des établissements avec une évolution des profils de métier – il y a davantage d’infirmières par exemple. Des aménagements architecturaux sont également nécessaires : augmentation de la largeur des couloirs, passages, adaptation des salles de bain, des espaces des chambres… Enfin, l’accompagnement doit se réorienter vers la fin de vie, ce qui suppose une formation spécifique du personnel et l’implication de personnes bénévoles pour organiser des veillées, accompagner les familles… Les personnels d’accompagnement sont de plus en plus confrontés à la mort, ce qui n’est pas sans incidence sur la dynamique globale des équipes. Il faut prendre en considération qu’elles sont amenées à évoluer dans des services à forte morbidité, d’où la nécessité de les accompagner dans ces moments de deuil, qui revêtent toujours un caractère singulier.
S. D. Le vieillissement est un concept global. Toucher à une variable influence toutes les autres. Avec le vieillissement des résidents, les établissements sont confrontés à celui des parents qui ne peuvent plus accueillir les enfants chez eux le week-end, qui se perdent dans les couloirs, etc. Quand les parents décèdent, les professionnels se retrouvent parfois comme étant les derniers détenteurs de la singularité de l’histoire de vie du résident. C’est une immense responsabilité que certains établissements assument jusqu’au bout en essayant, malgré tout, de garder des personnes multihandicapées très âgées. Ils sont conscients que les orienter vers des structures plus médicalisées risque d’accélérer leur décès. Par méconnaissance de ce public, on continue toutefois à organiser ce type de transfert qui est pourtant vécu comme un déracinement. En outre, quand les parents sont toujours en vie, rechercher une nouvelle place pour leur enfant est souvent au-dessus de leurs forces, ils peuvent avoir le sentiment de devoir tout recommencer de zéro. En général, ils préfèrent que les structures se transforment ou ouvrent des sections annexes pour accueillir leur enfant qui est parfois là depuis dix, vingt ou trente ans. Médicaliser les structures existantes est donc une solution. Toute la question est de savoir dans quelle mesure la médicalisation justifie l’arrêt de l’accompagnement médico-social. On commence d’ailleurs à constater que les premiers établissements qui se sont spécialisés dans l’accueil des multihandicapés vieillissants se trouvent potentiellement dans une impasse : la tâche est très lourde et très morbide pour le personnel.
Que préconisez-vous ?
S. D. La recherche-action a mis en évidence l’importance de la considération qu’a la société pour les personnes multihandicapées ; celle-ci constitue le socle de la pérennisation d’un accompagnement de qualité qui n’élude pas l’éducatif. Les parents veulent être assurés que la société adopte une posture éthique vis-à-vis de leur enfant. Or cette considération est une construction sociale, qui doit être soutenue par les politiques publiques. Des modules de formation sur le multihandicap pourraient être proposés en médecine. Et les professionnels – souvent mal rémunérés – devraient être accompagnés pour mieux faire face à ce public complexe, dont l’accompagnement est particulièrement éprouvant.
F. B. Il n’y a pas de solution miracle mais il faut sans doute aussi réfléchir à maintenir un flux dans les établissements : l’accompagnement de personnes vieillissantes ne doit pas empêcher d’accueillir de jeunes résidents. Il faut également que les structures s’adjoignent des médecins spécialisés ayant une familiarité suffisante avec le multihandicap pour pouvoir réaliser des interprétations fines car ces personnes ont des symptômes de vieillissement atypiques. De plus, faire dans la dentelle comme l’exige ce type de public nécessite du personnel, c’est un poste incompressible. Tout cela ne se fera pas sans une volonté politique forte.
Le débat sur la création d’un cinquième risque ne semble pas aller dans le sens que vous prônez…
F. B. Le cinquième risque pose la question de la pertinence du critère d’incapacité. Dans les projets actuels, celui-ci serait retenu comme le plus petit dénominateur commun pour mettre, dans une même catégorie, toutes les personnes dépendantes, qu’elles soient handicapées ou âgées. Or, même si leur incapacité est identique, les premières ont des histoires et des parcours qui diffèrent complètement de ceux des secondes. Ce serait abraser leur singularité. Derrière ces projets se cache une logique comptable puisqu’il s’agira d’aligner l’accompagnement des personnes multihandicapées, plus coûteux, sur celui des personnes âgées, et de le tirer vers le bas. On voit déjà poindre ce mouvement dans les procédures d’agrément des ARS qui sont invitées, au prétexte de réduire les inégalités de financement entre les établissements, à les financer en fonction d’un coût moyen à la place – soit en fonction d’un niveau moyen de dépendance du public globalement accueilli – et non en fonction des pathologies réelles des personnes accueillies !
S. D. Cela pose la question de la mixité des publics. On trouve d’ores et déjà en FAM des personnes trisomiques vieillissantes avec des troubles du comportement, type Alzheimer, et des personnes polyhandicapées. Comment, dans ces conditions, maintenir la sérénité et la sécurité dans l’établissement ?
F. B. Plus on réduit le nombre de critères d’entrée, plus on se situe dans une perspective de normalisation et de standardisation. Avec la loi 2002-2 rénovant l’action sociale et médico-sociale et la loi de 2005 sur le handicap, on a mis le patient au centre des dispositifs d’accueil et d’accompagnement. Finalement, avec le cinquième risque, on risque de le retrouver à la périphérie, ce qui serait un retour en arrière ! Seules les familles aisées auront la possibilité de s’offrir des services de meilleure qualité, ce qui générera un système d’accompagnement à deux vitesses – alors même que l’on sait que les familles des personnes multihandicapées de naissance ont en majorité des ressources modestes, ne serait-ce qu’à cause du temps passé – en général, par la mère – à l’accompagnement à domicile…
Démarrée officiellement en décembre 2007 à la demande du Centre de ressources multihandicap (2), la recherche-action – intitulée « Politiques et pratiques d’accompagnement des personnes multihandicapées vieillissantes : dans les coulisses de la dépendance » (3) – s’est achevée en juin dernier. Elle s’est intéressée spécifiquement au multihandicap, qui englobe dans sa définition le plurihandicap (association circonstancielle de handicaps, sans retard mental grave), le polyhandicap (handicap rare à expressions multiples avec restriction extrême de l’autonomie et déficience intellectuelle sévère) et le surhandicap (surcharge progressive d’une déficience physique ou psychique par des troubles d’apprentissage ou des troubles relationnels).
Conduits par Frédéric Blondel, chercheur au Laboratoire de changement social (université de Paris Denis-Diderot), et Sabine Delzescaux, chercheure au Laboratoire d’économie et de gestion des organisations de santé (université de Paris-Dauphine), les travaux se sont appuyés en grande partie sur le croisement des points de vue des différents acteurs. C’est ainsi qu’outre un comité de pilotage garant des orientations de la recherche, quatre groupes de travail ont été constitués avec les « institutionnels » (responsables d’associations, de maisons départementales des personnes handicapées et de représentants des pouvoirs publics), les directeurs d’établissements, les professionnels (aides médico-psychologiques, moniteurs-éducateurs, personnels paramédicaux, chefs de service, intervenants à domicle…) et les aidants familiaux.
L’intérêt de la recherche est d’avoir tenté de comprendre ce qu’est le vieillissement des personnes multihandicapées en prenant en compte la variable spécifique que constitue, pour elles, la stimulation. Elle éclaire ainsi d’un jour nouveau le débat sur le cinquième risque, qui tendrait à faire converger vers un même traitement des populations qui ne sont peut-être pas comparables. Peut-on en effet mettre sur le même plan une personne dépendante de 98 ans et une autre multihandicapée de 30 ans, dont le dégré d’incapacité est, pour la première, la suite logique d’une vie autonome et, pour la seconde, le fruit d’un travail de stimulation artificielle permanent ? Telle est en substance la question dérangeante posée par les chercheurs. Lesquels montrent les limites d’une approche fondée sur un critère d’incapacité commun aux deux populations et qui, basée sur la mesure fonctionnelle, ne prend pas en compte l’histoire de la personne et ses besoins d’accompagnement social et thérapeutique.
Un autre intérêt de ces travaux est de mettre en évidence que si le vieillissement est marqué par la dégénérescence des capacités biologiques, il résulte aussi du rapport que chacun entretient avec lui. Ainsi le vieillissement est analysé non pas comme une situation, mais comme un parcours qui doit être appréhendé sur le plan de la longévité, mais aussi de la qualité de vie. Sachant que cette qualité de vie, pour la personne multihandicapée, dépend fortement de la personne chargée de l’accompagner et de l’éthique de cette dernière.
ISABELLE SARAZIN
(1) Ce qui a permis leur accession à la verticalité qui a eu de multiples effets positifs sur leur fonctionnement intestinal, leur circulation sanguine, la réduction des escarres et les risques pulmonaires…
(2) Centre de ressources multihandicap : 42, avenue de l’Observatoire – 75014 Paris – Tél.01 53 10 37 37.
(3) A commander sur