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Réinsertion en campagne

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En Saône-et-Loire, l’association Le Pont a mis en place quatre services d’accompagnement et de réinsertion sociale en territoire rural. Une initiative rare qui permet de mettre au jour des situations de dénuement et d’isolement extrêmes, auxquelles les travailleurs sociaux tentent de remédier grâce à leur polyvalence et à leur réactivité.

« Depuis décembre, j’ai entamé une procédure de divorce et j’ai quitté mon mari, explique Juana Foignot. J’habite chez ma cousine, à Saint-Etienne-en-Bresse, mais c’est un peu serré. Elle habite dans un T2 avec sa fille, elle attend un deuxième enfant et un autre cousin vient d’arriver… » La jeune femme d’origine malgache est en France depuis dix ans. Lorsqu’elle évoque sa situation familiale, les larmes s’invitent sur son beau visage aux traits fins. « J’ai toujours travaillé dans le commerce de mon mari, à Dijon, alors je ne peux pas toucher d’Assedic, raconte-t-elle. C’est pour ça qu’au centre médico-social on m’a conseillé de venir ici. » Dans le bureau de Claire Renard, assistante de service social du service d’accompagnement et de réinsertion sociale (SARS) de Louhans, une bonne nouvelle l’attend : aujourd’hui, un T1 lui a été attribué dans l’agglomération par l’OPAC, l’office HLM.

A Louhans, le SARS – l’un des quatre déployés en Saône-et-Loire par l’association Le Pont (1) – a été mis en place à partir de 1995 pour prendre en charge des situations d’exclusion liées au logement. « Notre idée, c’était un éducateur sur un territoire rural équipé d’un bureau, d’une voiture, d’un portable, qui agisse en lien avec les travailleurs sociaux de secteur pour aller vers les personnes en situation d’exclusion », résume Gilles Pierre, directeur de l’association. Le Pont, qui gère plus de 30 établissements et services dans le département, dont deux CHRS, était en effet régulièrement confronté à des situations d’exclusion spécifiques : « Nous accueillions dans nos CHRS urbains des personnes qui venaient de zones rurales, explique-t-il. Mais en général, même dans leur situation d’exclusion, ces personnes avaient là où elles vivaient un réseau qu’elles perdaient en entrant au CHRS. A l’exemple de cet ancien ouvrier agricole que l’on avait installé à Mâcon. Quand il est décédé, il n’y avait que deux personnes pour assister à son enterrement. C’est significatif du peu de réseau qu’il avait pu recréer. » La création des SARS vise donc à maintenir les personnes dans la localité où elles vivent, lorsque c’est possible, et de voir comment leur situation peut être améliorée. Après Louhans, suivront en 1996 les SARS d’Autun et de Montceau-les-Mines (2), puis ceux de Paray-le-Monial et de Tournus en 2004.

Philippe Lubrano, psychologue de formation, gère le SARS de Tournus depuis trois ans, après avoir travaillé dans un foyer d’accueil d’urgence à Lyon. « Ce que j’aime ici, c’est que l’on travaille en pleine autonomie. C’est différent du travail en institution. Si j’ai besoin d’appeler une directrice de l’OPAC de Saône-et-Loire, je n’ai pas à engager toute une procédure hiérarchique. » Ce matin-là, il part pour Mâcon, où est hospitalisé Patrick Mathieu. « Je m’inquiète de comment je vais finir, lui confie tristement l’homme au visage émacié allongé sur son lit d’hôpital. J’ai encore maigri et j’ai vomi deux fois cette nuit. J’en ai marre qu’on me “pompe” l’eau que j’ai dans les poumons. » Agé de 51 ans et usager du service depuis environ trois ans, Patrick Mathieu est atteint d’une affection pulmonaire récidivante qui le conduit d’hôpital en maison de repos. « Mais je vais vous trouver un autre appartement, suggère Philippe Lubrano. Vous allez aller mieux, on va trouver une solution. »

Sortir les gens de l’insalubrité

Après s’être enquis du pronostic auprès d’un médecin du service, il repart à Saint-Albain, sur la commune de Tournus, pour examiner le logement actuel de Patrick. Posé sur le bord de la route nationale, l’appartement est situé dans une maisonnette qui jouxte une ferme retapée. La voisine possède les clés. C’est elle qui a appelé les pompiers quand, huit jours plus tôt, elle a trouvé Patrick mal en point. Derrière la porte d’entrée, une cuisine dont l’évier est rempli d’une eau noire insondable. Des vêtements roulés en boule à même le sol. Une salle de bains encrassée. On peine à imaginer que quelqu’un puisse vivre ici. Le logement a été classé insalubre en raison de la vétusté de son système électrique et de son manque d’isolation. En haut d’un escalier de bois branlant, une chambre équipée d’un lit, sur lequel s’entassent deux matelas. La moquette est si sale qu’on n’en distingue plus les fibres. Un carreau est cassé. L’occupant ne prend même plus la peine d’écraser ses mégots dans un cendrier et a secoué ses cendres à même une petite table. « Parfois nos accompagnements mènent à une institutionnalisation, souligne Philippe Lubrano. C’est souvent le parcours de ces gens abandonniques, cassés. »

Chacun des quatre SARS actuellement en activité dans le département de Saône-et-Loire suit une vingtaine de bénéficiaires (3). En majorité des hommes, même si des couples et des mères isolées sont également pris en charge. Et toutes les classes d’âges sont représentées. « Cette année, sur mon secteur, j’ai constaté une recrudescence de femmes enceintes très jeunes », note Claire Renard, du SARS de Louhans. De même, quelques jeunes en errance font partie des usagers. Les situations sont signalées par les travailleurs sociaux de secteur, les élus locaux, l’ensemble du réseau mis en place autour des SARS (associations, établissements de santé, CPAM, bailleurs sociaux, etc.). « On nous contacte pour des personnes en grande difficulté au niveau du logement, que l’on suit déjà depuis longtemps mais dont la situation ne s’améliore pas », explique l’une des assistantes de service social du centre médico-social de la localité. Entre les heures de permanence et la centaine de bénéficiaires suivis par le centre médico-social (CMS), difficile en effet pour la professionnelle de sortir des procédures administratives (ouvertures de droit, dossiers de surendettement, accès au RSA, etc.). « Les assistantes sociales n’ont pas non plus la même mobilité que moi, ajoute Philippe Lubrano. Je suis tout le temps dehors, je vais chez les gens, dans leur intimité. Je les accompagne aussi à la sécurité sociale, au tribunal, chez un avocat si c’est nécessaire – entre autres parce que beaucoup n’ont pas de véhicule. Ce qui nous permet des interventions différentes, complémentaires. » Le travail en réseau est un aspect important de la mission des SARS. « Mais sur chaque territoire il est un peu différent car les CMS n’ont pas le même positionnement, précise Claire Renard. A Louhans, je me déplace souvent, mais je fais aussi beaucoup d’ouvertures de droits et je reçois les gens au bureau. Si l’assistante sociale est là pour un premier rendez-vous orienté par le CMS, en général, très vite, elle bascule totalement le dossier vers nous jusqu’à ce que la situation soit stabilisée. »

Une clochardisation à domicile

La plupart des personnes suivies sont connues localement et originaires du département. « Ce sont des gens peut-être un peu marginaux mais qui ont toujours vécu là, donc on ne s’inquiète pas d’eux », résume Gilles Pierre. D’autant qu’ils sont nombreux à n’exprimer aucune demande. « En zone rurale, on rencontre régulièrement des personnes qui vivent dans le dénuement, alors qu’elles auraient pu faire valoir des droits sociaux (Assedic, allocations, retraite, etc.), poursuit le directeur du Pont. C’est une forme de clochardisation à domicile, une précarité derrière quatre murs, très difficile à appréhender. » Et des situations inimaginables sont mises au jour. « Nous accompagnons souvent des personnes vivant dans une habitation extrêmement inconfortable et précaire, qu’elles ne sont pourtant pas prêtes à quitter, ajoute Claire Renard. De plus, ces personnes sont très attachées à leur terroir et à leur mode de vie loin des tumultes de la ville. »

Comme ce vieil homme qui habite un moulin dans un village voisin de Louhans. « Outre l’état très dégradé de l’habitation dont il a l’usufruit, il est l’objet de pressions de la part de la municipalité, qui l’a fait hospitaliser à la demande d’un tiers pour des troubles psychiques », raconte Claire Renard. La mairie aurait depuis longtemps des vues sur l’endroit pour en faire un site touristique… « Mais le monsieur ne veut pas être relogé », conclut la travailleuse sociale. « Ce sont des situations qui demandent beaucoup de temps d’approche, un investissement. On ne peut pas bousculer les choses tout de suite. Il faut voir progressivement comment on peut agir, explique Gilles Pierre. Pour certains, ça prend très longtemps car il faut d’abord entrer en confiance. » Comme pour cet autre homme qui vivait dans une cabane d’« embouche » (un point de gué pour la chasse) au milieu des champs, mais qui n’a accepté de la quitter que parce qu’elle avait brûlé… Ainsi, les accompagnements sont d’une durée variable. Même si le contrat d’objectif à l’admission est signé pour une durée de six mois, il n’est pas rare que certaines personnes soient suivies durant plus de deux ans…

A l’image de la famille Suchet, installée dans une jolie et ancienne maison au bout d’un chemin de terre, sur la commune de Tournus. Aujourd’hui, il ne reste plus que Gisèle, bientôt 80 printemps, et sa fille Annette. Le fils aîné, qui vivait auparavant dans une remise du rez-de-chaussée, a été placé par les services sociaux dans une famille d’accueil. « Il est handicapé parce qu’il a eu la “toxicose” et la “céphalite”, confie Annette. Moi aussi je suis handicapée, à cause de ma luxation congénitale de la hanche je n’ai jamais pu travailler. » Les deux femmes vivent donc de la pension de réversion du père décédé et de l’allocation aux adultes handicapés d’Annette. Celle-ci fait visiter fièrement l’étage rénové de la maison : murs immaculés, faux plafonds, lino neuf, fenêtres changées et un tout nouveau poêle à granulés qui trône au milieu de la cuisine-salle à manger. Difficile d’imaginer l’état dans lequel les services sociaux ont trouvé la maison, il y a cinq ans. Des cartons de vêtements sales et un amas d’objets hétéroclites entassés dans toutes les pièces, des plafonds infiltrés d’humidité et des murs noirs de fumée, six chats et des oiseaux moribonds dans une cage… Les travailleurs sociaux de plusieurs services se sont d’ailleurs dévoués pour venir aider la famille à faire le tri, et surtout jeter, voire tuer des volatiles malades… « Annette, il va falloir que je vous emmène commander des meubles, suggère Philippe Lubrano. Vous avez besoin d’un lit. » Malgré la fenêtre grande ouverte sur une vue bucolique et les berges de la Saône, subsiste l’odeur des félins que les deux femmes continuent à accueillir et celle de la cage à oiseaux. « Annette, vous savez qu’il va falloir faire quelque chose pour les chats, lui signale le responsable du SARS de Tournus. Regardez, c’est tout neuf et le lino est déjà taché… » « Oui, je sais bien, répond Annette. Je vais les faire piquer, sauf peut-être la Sandrine. Mais faut pas que maman m’entende. » Pour cette famille, Philippe a pu faire appel au plan départemental d’action pour le logement des personnes défavorisées (PDALPD). « Les Suchet sont propriétaires. Le PDALPD leur a permis d’accéder à une aide financière pour les travaux qu’elles rembourseront par petites mensualités. »

Un référent pour les bailleurs sociaux

Pour ceux qui ne sont pas propriétaires, les SARS bénéficient de liens privilégiés avec les bailleurs sociaux du département. « Il faut dire que la situation n’est pas aussi tendue que dans les grandes villes, résume Jessica Pagnon, conseillère en économie sociale et familiale auprès de l’OPAC. En général, nous pouvons répondre à une demande de logement dans les deux mois. Et si un dossier est déjà suivi par le SARS de Tournus ou celui de Louhans, cela représente pour nous une garantie, un référent sur lequel on sait que l’on pourra s’appuyer en cas de difficulté. » Au point, souvent, de faire passer ces dossiers en priorité en commission d’attribution des logements.

Par ailleurs, l’association Le Pont loue également six appartements de stabilisation répartis sur le territoire pour y héberger temporairement des personnes en difficulté. Et elle peut faire appel aux ressources internes de l’association, CHRS ou lits halte soins santé. A Tournus, un partenariat particulier a même été établi avec l’association Solidarité et Partage, qui gère une épicerie sociale, des ateliers d’insertion, un accueil de jour ainsi que sept appartements-relais loués chez des bailleurs publics ou privés. « Avec les appartements, nous avions eu quelques problèmes, explique Martine Varraud, la directrice de l’association. Les personnes que nous y installions causaient des dégâts car elles n’étaient pas en état de vivre de manière autonome. Et puis elles se retournaient vers moi pour un accompagnement social que je n’étais pas en mesure de leur fournir. » Comme certains des usagers étaient déjà suivis par le SARS de Tournus, une convention a été signée entre Le Pont et Solidarité et Partage : l’admission dans les appartements-relais de l’association tournugeoise est désormais gérée par le SARS, et les candidats passent au préalable une semaine ou deux dans un appartement-passerelle. « Là, Philippe Lubrano peut passer les voir et préparer l’après, conclut Martine Varraud. Et on s’est rendu compte que la moitié des gens qui sont passés chez nous sont finalement partis en CHRS. »

Les problématiques liées au logement en milieu rural résultent en effet souvent de difficultés préexistantes. La précarité économique, les addictions (à l’alcool, aux stupéfiants), les troubles psychiques ou somatiques, le manque de mobilité (absence de véhicule personnel et de transports en commun) se conjuguent parfois pour entraîner des dettes, des problèmes d’hygiène, une perte du lien social ou, à l’inverse, un envahissement du logement par d’autres personnes. « Il y a peu, nous avons dû faire intervenir les gendarmes chez un monsieur dont la maison était régulièrement envahie par des “copains” qui venaient bénéficier du versement de son RMI et se faisaient parfois menaçants », se souvient le psychologue. Une responsabilité qui ne relève habituellement pas du secteur social. « Théoriquement, même les gendarmes n’auraient pas dû y aller, car il n’y avait ni infraction ni menace physique visible, note le travailleur social. Mais bon, c’est une situation parmi d’autres dans lesquelles nous sommes toujours à la limite de notre rôle. » Il est vrai que déménager une famille ou l’accompagner dans un magasin de meubles, véhiculer chez le médecin ceux qui sont malades, gérer des situations psychiatriques – au moins 25 % des accompagnements sur Louhans, selon Claire Renard – ne sont pas nécessairement des tâches incluses dans la formation des travailleurs sociaux.

L’isolement des professionnels

A cela peut s’ajouter un certain sentiment d’isolement pour les professionnels aussi. Pour y remédier, les trois services d’accueil et d’orientation (SAO) créés par Le Pont dans le département ont été installés dans les mêmes locaux que les SARS de Louhans, de Paray-le-Monial et d’Autun. Des rencontres mensuelles sont organisées entre les travailleurs sociaux. « Ils se donnent un coup de main sur des situations, par exemple, s’il faut trouver un véhicule pour un déménagement, échanger sur des dossiers, les besoins en logements, leur organisation générale, indique Gilles Pierre. Par ailleurs, des réunions d’analyse des pratiques sont organisées chaque mois avec un psychologue clinicien. » Mais surtout le recrutement est pensé en conséquence : « Des gens qui n’ont pas l’habitude de s’organiser seuls ne supporteraient pas cette façon de travailler, souligne le directeur. Il faut aussi une bonne connaissance du secteur social dans son ensemble, acquise dans les expériences professionnelles précédentes, et une grande faculté d’adaptation et de réaction. Bien sûr, l’association travaille sur le fonctionnement de l’ensemble du réseau et, au besoin, nous mobilisons rapidement toute aide matérielle ou compétence présente dans nos autres établissements. »

Pour Juana, tout devrait prochainement s’arranger. Après lui avoir rappelé les aides dont elle pourra bénéficier pour meubler son prochain logement ou fournir la caution du logement, Claire Renard évoque sa situation familiale. Les larmes reviennent quand Juana évoque les difficultés pour voir sa fille de 8 ans, restée à Dijon chez son père. « En fait je ne l’ai pas revue depuis que j’ai quitté mon domicile, il y a six mois, glisse-t-elle inquiète. Et lui, il refuse de répondre à mes appels. » Une décision de justice lui accorde pourtant un droit de visite ainsi qu’une pension alimentaire. Claire saisit son téléphone : avant d’arranger un prochain rendez-vous avec le mari indélicat, elle décide de contacter l’avocate de Juana pour mettre en œuvre une saisie sur ressources. Juana repart prendre son bus pour Saint-Etienne-en-Bresse. Dans cette zone rurale, elle a au moins l’avantage de profiter d’une ligne de bus départementale qui effectue quatre allers-retours quotidiens…

Notes

(1) Association Le Pont : 80, rue de Lyon – 71000 Mâcon – Tél. 03 85 21 94 50.

(2) Lors de la création en 2009 d’un CHRS dans la ville voisine du Creusot, le SARS de Montceau-les-Mines a fermé.

(3) Les 45 places des services de Tournus et de Louhans sont rattachées au CHRS de Mâcon, tandis que les 40 places d’Autun et de Paray-le-Monial sont rattachées à celui de Montceau-les-Mines.

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