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« On a l’impression d’être submergé par la redéfinition de l’Etat »

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Depuis vingt ans, un vaste mouvement de réforme de l’Etat a été engagé par les gouvernements successifs. Dernier avatar de cette mutation : la révision générale des politiques publiques, qui modifie profondément le paysage administratif français. S’alarmant de cette « révolution silencieuse », Laurent Bonelli tente, avec plusieurs chercheurs, syndicalistes et hauts fonctionnaires, d’en dessiner les lignes de force pour mieux en contrer les effets délétères.

Votre ouvrage s’intitule L’Etat démantelé. Pourquoi le choix de ce mot ?

Il nous a semblé intéressant, dans la mesure où, avec le développement d’un Etat providence en France à partir du XIXe siècle, un certain nombre d’activités sociales, comme l’éducation ou plus tard la culture, avaient été arrachées au libre-échange pour être soumises aux règles de l’intérêt général. Or nous assistons dans un certain nombre de secteurs à la remise en question de cette logique. Avec d’autres chercheurs travaillant dans différents domaines, nous nous sommes aperçus que chacun observait, de son côté, des processus similaires dépassant largement sa seule aire de travail. Ainsi, pour ce qui me concerne, les réformes concernant la police ne sont pas séparables d’une transformation plus générale de l’Etat. Il s’agissait donc, avec cet ouvrage, de réfléchir collectivement à cet ensemble de mutations touchant, au même moment, de nombreux secteurs de l’action publique.

Quelles ont été les grandes étapes de ce processus ?

Il s’agit en fait d’une refabrication permanente de l’Etat sous l’effet de la concurrence existant entre les groupes qui le constituent et sous la pression de la critique de l’Etat. Dès les années 1960, on a commencé à parler de rationalisation des choix budgétaires, et on a vu apparaître des formes managériales dans le service public. Mais un pas déterminant a sans doute été franchi avec l’instauration, en 2001, de la loi organique relative aux lois de finances (LOLF), puis, en 2007, de la révision générale des politiques publiques (RGPP), qui réorganisent le financement et le mode de fonc­tionnement des ministères. Là où auparavant il existait un budget par ministère, aujourd’hui il y a des financements par mission avec des indicateurs précis et des outils d’évaluation. Pourquoi ce tournant est-il décisif ? Parce que auparavant toutes les velléités de réorganisation étaient menées par des groupes relativement isolés : quelques hauts fonctionnaires des finances qui voulaient changer les normes de la comptabilité publique, ou des hommes politiques, comme Raymond Barre, qui souhaitaient faire évoluer l’administration. Mais aujourd’hui on observe une alliance, un peu contre nature et pas très stable, entre des velléités réformatrices venant de l’intérieur de l’administration et une volonté politique de mettre un coup de pied dans la fourmilière pour des raisons idéologiques. C’est cette convergence qui fait la force de la LOLF et de la RGPP. Et puis il y a l’évolution de la haute fonction publique. Dans les années 1950-1960, ceux qui intégraient l’ENA avaient pour la plupart une certaine idée du service public. Ils y faisaient carrière vingt ou trente ans avant d’aller dans le privé faire fructifier leur carnet d’adresses. Aujourd’hui, 30 % de ceux qui font l’ENA sortent de HEC et la circulation entre public et privé est devenue beaucoup plus rapide. Ce qui accélère le transfert d’une logique d’entreprise vers l’administration.

Quelles sont les conséquences concrètes de ce mouvement ?

Les privatisations et les transferts d’activités du service public vers les entreprises privées sont l’un de ses aspects les plus connus. Dans le domaine de la sécurité, que je connais bien, l’exemple typique est le transfert de l’entretien du parc automobile de la police à des garages privés. Cela coûte plus cher, et lorsque des gendarmes confient l’entretien de leur parc automobile au garagiste local, ils se trouvent dans une situation de dépendance envers celui-ci. Une autre dimension est la compression des effectifs de la fonction publique, notamment via les départs à la retraite, mais aussi par le recrutement de contractuels remplaçant les personnels de plein statut et, parfois, par la mise en œuvre de stratégies de harcèlement sur les agents. Enfin, le dernier point, sans doute le moins visible, est ce que nous avons appelé la « caporalisation » de l’action publique. C’est-à-dire un renforcement sans précédent des chaînes de contrôle et de commandement. D’une main, on privatise, on délègue, on réduit les effectifs… De l’autre, on reprend les rênes de manière très forte, grâce à la nomination de managers publics placés dans un rapport de subordination immédiate par rapport au ministre et à son cabinet. Aujourd’hui, les présidents d’universités comme les directeurs d’hôpitaux sont presque des chefs d’entreprise responsables de leur budget, éjectables par le ministère et ayant un large pouvoir sur les carrières de leurs collègues. On voit ainsi disparaître les formes de cogestion qui existaient dans un grand nombre de secteurs de l’action publique.

En réduisant le périmètre de l’Etat, les responsables politiques n’ont-ils pas à y perdre en termes de pouvoir ?

Je pense au contraire que le pouvoir de l’Etat se renforce. Avant la phase 2 de la décentralisation, l’Etat versait aux conseils régionaux 30 % de leurs budgets. On est passé à 50 %. Les collectivités territoriales sont davantage dépendantes de l’Etat. Des élus parlent même de recentralisation. D’autant que l’on crée des structures telles que les agences régionales de santé, qui renforcent encore ce contrôle. Même chose avec la mainmise de l’Etat sur le 1 % logement ou la réforme de Pôle emploi, qui constituent une forme d’étatisation de dispositifs gérés jusque-là paritairement. C’est un mouvement très violent visant à casser des routines de travail, mais sans les remplacer. Et si cela fonctionne, c’est parce que beaucoup de fonctionnaires ont été socialisés à une autre période du service public, et qu’ils y croient encore. Ils font fonctionner les tribunaux en sous-effectif. Ils ramènent des dossiers chez eux le week-end parce qu’ils ont à cœur de bien faire leur travail… Si les agents publics se contentaient de faire leur tâche, le système exploserait. Il n’est d’ailleurs pas certain que les nouveaux précaires du public se dévoueront comme les fonctionnaires d’autrefois. L’un des paradoxes de cette réorganisation est aussi que beaucoup de hauts fonctionnaires en souffrent. Les corps traditionnels d’inspection sont le plus souvent court-circuités par des administrations ad hoc et des hiérarchies parallèles politiques.

Comment cette reformulation de l’Etat se traduit-elle dans le secteur sanitaire et social ?

Ce qui coûte cher, c’est la précarité, les problèmes psychologiques, les parcours compliqués avec des pathologies multiples et des situations sociales difficiles. Tout cela suppose du personnel et du matériel. On fait donc comme lorsque l’on a délégué les activités rentables de la SNCF au Groupe SNCF, qui fonctionne sur le modèle de l’entreprise privée, en laissant le réseau à la charge de la collectivité via Réseau ferré de France. L’autre difficulté, c’est la décentralisation avec la dévolution aux collecti­vités territoriales d’un certain nombre de missions, sans transfert des crédits correspondants. Surtout que ce transfert se fait à effectifs constants. Que peut faire un conseil général qui reçoit des subsides pour 10 000 allocataires du RSA et doit finalement en prendre en charge 5 ou 10 % de plus ? Soit il paie la différence sur ses propres deniers en faisant des coupes ailleurs. Soit il instaure sa police du RSA pour rester dans les clous budgétaires.

Mais quelle est la finalité de ce processus ? Construire un Etat plus efficace ?

Encore faudrait-il savoir ce qu’est un Etat efficace. Tout le monde est d’accord pour dire qu’une école efficace devrait permettre à tous d’accéder au savoir, y compris ceux qui n’en ont pas les capitaux culturels et économiques. Mais quels sont les critères d’évaluation ? En réalité, c’est un mouvement qui dépasse très largement l’ensemble des forces qui y contribuent ou s’en prévalent. Bien sûr, on perçoit en toile de fond une vision idéologique de ce que doit être la place de l’Etat, mais on observe aussi de profondes contradictions. Par exemple, le gouvernement a fait de la sécurité l’un de ses chevaux de bataille et, dans le même temps, il réduit drastiquement les crédits de la police. Toute la difficulté est donc d’avoir une vision d’ensemble de ce processus qui touche de nombreux secteurs d’activité et provoque une véritable lutte des places à l’intérieur même des administrations. On a l’impression d’être submergé par cette redéfinition de l’Etat dont il est très difficile de comprendre les tenants et les aboutissants. Il fallait essayer de dissiper cette brume par une analyse transversale et permettre à des gens qui pensent avoir des problèmes différents de créer collectivement des formes de résistance. Ce qui aidera peut-être à poser des jalons pour construire un projet alternatif échappant à la logique de la seule rentabilité immédiate.

REPÈRES

Laurent Bonelli est maître de conférences en sciences politiques à l’université Paris-X (Nanterre). Il publie, avec le sociologue Willy Pelletier, L’Etat démantelé. Enquête sur une révolution silencieuse (Ed. La Découverte, 2010). En 2008, il avait publié La France a peur. Une histoire sociale de l’insécurité (Ed. La Découverte).

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