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Une balise contre la dérive

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A Bobigny, une circonscription spécialisée accueille les personnes en errance venant de toute la Seine-Saint-Denis. Depuis 2008, cette petite équipe tente de redonner des attaches et une stabilité à des publics aux parcours chaotiques, et que les autres services sociaux sont souvent réticents à accompagner.

Voûté sur sa chaise, CatalinC. explique dans un français approximatif sa situation à Laurène Gotté, l’assistante sociale. L’air abattu, il raconte que sa femme vient d’être arrêtée pour avoir chapardé quelques couches et un peu de nourriture pour les enfants dans un supermarché. « D’ici deux semaines environ, vous pourrez aller la voir et lui apporter des vêtements et de la nourriture », tente de le rassurer Laurène Gotté. Ce jeune Roumain de 29 ans est arrivé en France avec sa femme en 2004, pour essayer de trouver du travail et subvenir aux besoins de leurs trois enfants. Sans titre de séjour, décrochant des petits boulots au jour le jour dans le bâtiment ou des entreprises de récupération, il a dormi pendant plusieurs mois dans une voiture avec femme et enfants. Il a également connu les hébergements de fortune dans des caravanes et des chambres d’hôtel trouvées via le 115. Il risque aujourd’hui de se retrouver à la rue.

Cette famille roumaine, Laurène Gotté la connaît bien. Elle l’a suivie dès l’ouverture, en 2008, de la circonscription sociale spécialisée d’accueil des publics en errance (CSSAPE) (1). Situé dans un grand bâtiment moderne à deux pas du métro, au sein d’un vieux quartier de Bobigny, ce service a été créé par le conseil général pour s’occuper exclusivement des personnes en errance sur le département de la Seine-Saint-Denis. Des personnes qui, comme Catalin C., s’épuisent à chercher un endroit où dormir durant quelques nuits sans pouvoir jamais vraiment se poser, et qui ne trouvent pas de réponses adaptées dans les services sociaux des différentes villes du département.

L’idée d’une antenne sociale départementale dédiée aux publics en errance émerge au début des années 2000, avec l’explosion en Seine-Saint-Denis du nombre des expulsions de familles endettées, l’augmentation très forte des demandes d’accompagnement de ces publics auprès de la trentaine de circonscriptions de service social du département et l’absence de solutions en matière d’hébergement. « On voyait bien que les services sociaux implantés sur les territoires de Seine-Saint-Denis n’avaient pas envie de récupérer ces situations compliquées et d’accueillir un trop grand nombre de personnes en errance parce qu’elles coûtent cher aux communes. C’était un peu la patate chaude », reconnaît Dominique Darce, responsable de la circonscription sociale spécialisée d’accueil des publics en errance. Familles sans ressources, sans aucun document administratif, en rupture d’hébergement et domiciliées administrativement au sein des services sociaux du département… la charge de travail générée par ces personnes est très lourde, confirme Lionel Verna, assistant social au sein de la structure d’accueil de Bobigny : « Pour les assistants sociaux polyvalents de secteur, accompagner des personnes en situation d’errance prend beaucoup de temps et se fait au détriment de l’accueil des autres publics. Ils sont donc souvent réticents à s’occuper de ces familles qui n’ont pas d’adresse postale, ont des problèmes de justificatifs ou de durée de séjour sur la commune et pour lesquelles tout reste à faire. »

Parer à l’urgence

Dans son grand bureau, Lionel Verna discute avec Fatoumata Camara, une jeune femme ivoirienne arrivée en France l’an dernier pour rejoindre le père de son enfant. Rejetée par celui-ci, sans argent et avec un visa en cours d’expiration, la jeune femme a été dirigée vers la structure par l’assistante sociale de l’hôpital où elle venait d’accoucher. « Ils m’ont aidée à avoir une chambre d’hôtel pour une longue durée, ce qui m’a permis de ne pas être obligée de bouger tout le temps avec le bébé », explique avec un grand sourire cette jeune fille titulaire d’un diplôme en business management. En passe d’obtenir sa carte de séjour, elle doit encore payer le timbre fiscal. Elle est venue demander conseil à l’assistant social pour obtenir une aide financière.

La petite équipe, constituée de la responsable, des deux assistants sociaux et d’une secrétaire, accompagne une soixantaine de personnes adressées par les autres circonscriptions de service social, les hôpitaux ou encore les associations du département. Les personnes qui poussent la porte de la CSSAPE arrivent souvent dans l’urgence. La plupart d’entre elles se sont retrouvées à la rue après une expulsion, une rupture familiale, des violences conjugales ou à la sortie d’une structure d’hébergement. D’autres débarquent de l’étranger sans aucun point de chute, et n’ont tout simplement pas trouvé d’endroit où se loger. Dans ces cas-là, pour l’équipe, il s’agit de parer au plus pressé et d’essayer, dans un premier temps, de maintenir les hébergements d’urgence, notamment via le 115. Les assistants sociaux sollicitent également des partenaires pour soutenir au jour le jour des familles très démunies. Ainsi, dans une pièce un peu à l’écart, une armoire remplie de vêtements et de jouets récupérés auprès d’associations offre à l’équipe un moyen de dépanner des mères dans le besoin. Enfin, pour aider certaines personnes à s’acheter à manger, le service peut faire appel aux contributions financières du conseil général. « Ici, nous avons affaire à des gens qui ont des besoins vitaux. Des hommes et des femmes qui se demandent en permanence où ils vont dormir, ce qu’ils vont donner à manger à leurs enfants, s’ils vont pouvoir les inscrire à l’école et comment ils vont se soigner », constate Laurène Gotté.

Au-delà de ces mesures d’urgence, l’objectif du service de Bobigny est, à terme, de favoriser le retour des personnes dans le droit communet leur ancrage géographique et administratif. Pour tenter d’enrayer le cycle de l’errance, qui empêche toute perspective d’insertion, l’équipe met en place un accompagnement social global qui peut durer des mois, voire des années, tant les situations se révèlent compliquées. Devenus référents des personnes qu’ils accueillent, les assistants sociaux prennent le temps de retracer avec elles leur histoire, pour repérer les principaux freins à une insertion sociale et les perspectives d’évolution. « On ne se retrouve pas n’importe comment dans l’errance. Les personnes que l’on reçoit ici ont un parcours de vie, que ce soit en France ou dans un pays étranger, qui a fini par créer un fonctionnement d’errance rendant parfois très difficile l’accès aux dispositifs de droit commun. On les laisse donc parler pour essayer de comprendre les temps de rupture, ce qui n’a pas marché à un moment ou à un autre », note encore l’assistante sociale.

Tous les jours, le 115…

Ayant perdu son travail de marchand ambulant après la révolution roumaine, Bratian Aulin Lacatus a quitté son pays pour venir « chercher la bonne vie » en France. Comme d’autres gens accueillis à la circonscription spécialisée, tant qu’il n’a pas obtenu son récépissé de demande de titre de séjour, il ne peut commencer à travailler, et bénéficier ainsi d’un mode de vie moins instable pour sa femme et ses deux enfants. « L’absence de ce document bloque l’accès à un logement normal et aux dispositifs d’hébergement de droit commun, comme les CHRS ou les résidences sociales », explique Laurène Gotté. En attendant, Bratian Aulin Lacatus vend des journaux associatifs dans la rue et tente chaque jour de joindre le 115 pour savoir où il dormira le soir avec sa famille. En cette fin d’après-midi, une voix de femme à l’autre bout du fil lui demande où il en est dans ses démarches administratives, puis lui propose de le rappeler dès qu’elle aura trouvé de la place dans un hôtel. Dans un français mêlé d’espagnol et d’anglais, ce Roumain d’une trentaine d’années a tout juste le temps de demander à la permanente du 115 s’il est possible de ne pas être dans un hôtel situé à l’autre bout du département. Il espère aussi qu’on lui trouvera un hôtel correct. Quelques jours auparavant, il a dû veiller toute une nuit pour empêcher des cafards d’envahir le lit des enfants…

Stress lié à l’instabilité permanente et à la peur du lendemain, mauvaises conditions de vie, alimentation des adultes comme des enfants se réduisant le plus souvent à des sandwichs, faute de pouvoir faire la cuisine… L’errance use rapidement les corps et les esprits. Les travailleurs sociaux mènent un important travail d’accompagnement pour tenter de résoudre les nombreux problèmes de santé auxquels sont confrontées ces familles. Là encore, les assistants sociaux doivent souvent se battre pour obtenir l’ouverture de droits à des personnes dont la situation administrative est bancale. A l’image de ce couple de Bulgares dont les maladies très invalidantes ont été reconnues par la maison départementale des personnes handicapées, et pour lequel l’équipe tente d’obtenir l’allocation aux adultes handicapés (AAH), malgré l’absence de titre de séjour. Afin de faciliter l’accès aux soins de personnes malades, les deux assistants sociaux s’appuient sur le partenariat avec des associations comme la Cimade ou le Comede (2).

Plus globalement, l’accompagnement des publics en errance nécessite la mise en place d’un partenariat étroit avec un grand nombre d’acteurs du département – les centres communaux d’action sociale, les services de santé, la caisse d’allocations familiales, l’assurance maladie, ou encore les structures d’accueil. Ces relations partenariales, souligne Dominique Darce, sont d’ores et déjà bien développées : « Nous travaillons bien avec le 115, qui nous a très bien identifiés et qui peut nous soumettre des situations difficiles, ainsi qu’avec les maternités, qui nous orientent des femmes après leur accouchement. » L’équipe a également obtenu d’associations telles que les Restos du cœur qu’elles acceptent d’accueillir sans condition des familles n’ayant pas d’attaches dans une commune précise de la Seine-Saint-Denis.

Dans d’autres domaines, en particulier avec certains centres d’hébergement, les liens sont plus difficiles à nouer, regrette Dominique Darce. « Compte tenu de la situation de crise et de la paupérisation de la population dans le département, le fait que nous soyons une circonscription dédiée aux publics en errance n’est pas toujours bien perçu. Chaque ville a tendance à se recentrer sur ses pauvres. » Il n’est pas non plus toujours simple, poursuit la responsable, d’établir des partenariats efficaces sur des problématiques compliquées, comme la protection de l’enfance, et d’avoir facilement des points de chute pour aider les familles en difficulté. « En tant que circonscription spécialisée dans l’accueil du public en errance pour tout le département, nous avons parfois du mal à raccrocher les personnes qui n’ont pas d’attaches administratives à des services qui sont sectorisés et ne partagent pas notre logique. » Inhérentes à la nouveauté de ce type d’accompagnement, ces lourdeurs devraient néanmoins s’atténuer peu à peu, avec la mise en place de règles de fonctionnement qui désignent clairement les partenaires concernés : ceux du lieu de domiciliation, de l’hôtel où ils sont hébergés, de la circonscription d’accueil de Bobigny…

L’équipe parfois éprouvée

Le travail en réseau est également indispensable pour briser le sentiment d’isolement et de souffrance que peut ressentir l’équipe face à des cas extrêmes. « On voit des enfants qui ont faim, des parents qui ne dorment quasiment plus, et on est confrontés à des situations pour lesquelles on n’a pas de solution, où des personnes se retrouvent à la rue et doivent faire le 115 le soir pour avoir une malheureuse nuit d’hôtel », déplore Lionel Verna. A défaut de bénéficier d’une supervision, l’équipe a institué des rencontres avec des partenaires, durant lesquelles elle peut parler de son travail et de ses difficultés. Une fois par mois, les professionnels du service d’accueil des publics en errance participent ainsi à des réunions de réflexion et d’échanges, animées par un psychiatre de Bondy.

De telles rencontres aident les professionnels à ne pas se sentir trop débordés par rapport aux problématiques complexes et aux attentes très fortes des personnes en errance. « Certaines espèrent trouver chez nous des réponses immédiates. Elles sont dans l’urgence, surtout en matière d’hébergement, souligne Lionel Verna. Notre rôle consiste aussi à leur expliquer que nous ne sommes pas un “distributeur de solutions”et que nous ne pouvons pas tout faire. Nous devons leur apporter des informations, une réflexion sur leur situation, et détailler les perspectives qui existent ou non, afin qu’elles puissent faire un choix de vie en connaissance de cause. » Souvent, en effet, les assistants sociaux doivent affronter la frustration des familles auxquelles on a dit qu’elles trouveraient ici toutes les solutions à leurs problèmes. Ils doivent surtout prévenir les publics sans papiers des difficultés qui les attendent, afin qu’ils puissent juger s’ils ont une chance de trouver une vie meilleure en France ou s’il vaut mieux, en fin de compte, retourner dans leur pays d’origine.

Un dispositif pertinent

En dépit de ces difficultés, l’équipe met en avant la pertinence de ce type d’accueil centralisé, qui aide à mieux comprendre les parcours des publics en errance et à élaborer des accompagnements plus cohérents. Deux ans après le démarrage de la structure, l’équipe met en avant les cas de relogements qui ont permis à plusieurs familles en grande difficulté de se reconstruire. Comme cette femme venue d’Angola avec ses six enfants et qui, après sa sortie du centre d’accueil pour demandeurs d’asile, a atterri sans hébergement ni aucun référent social dans le bureau de Laurène Gotté. Grâce à un financement du conseil général, elle a pu se loger à l’hôtel, avant de faire des démarches pour obtenir son titre de séjour, et de commencer à travailler comme auxiliaire de vie dans une association. « Nous avons fait une demande d’accord collectif départemental (3), et la famille a finalement pu emménager en début d’année dans un appartement HLM à La Courneuve. Nous avons senti immédiatement un mieux-être pour l’ensemble de la famille. Dès qu’elle a eu son logement, nous avons pu refaire le lien avec le service social de la ville et elle a pu utiliser tous les services municipaux. » Durant un an et demi, l’équipe a également accompagné un homme en voie de marginalisation à la suite d’une séparation conjugale. Après avoir dormi dans une voiture, puis dans une cabane, le sexagénaire invalide a pu être logé à l’hôtel, avant d’entrer récemment dans un logement HLM de Bobigny.

Mais avec seulement quatre familles logées dans des HLM du département et plusieurs personnes placées en CHRS, les résultats en matière d’hébergement témoignent du long et patient travail nécessaire pour sortir les personnes de l’errance. Pour tous les autres, ce lieu d’accueil est un premier pas vers une forme de reconnaissance et une balise qui empêche de continuer à dériver au fil des jours. « Ils m’ont aidé à avoir des vêtements pour les enfants, ont fait de nombreux courriers pour trouver des aides alimentaires », explique avec émotion Bratian Aulin Lacatus, qui attend la réponse de la préfecture pour pouvoir monter une petite affaire de vente de vêtements sur les marchés. Il dit vouloir s’installer définitivement en France. Dans quelques instants, il ira retrouver sa femme et ses enfants, qui attendent sur un parking l’appel du 115 et ne savent toujours pas où ils vont dormir…

Notes

(1) CSSAPE : 1, place du 11 -Novembre-1918 – 93000 Bobigny – Tél. 01 41 50 53 70.

(2) Comité médical pour les exilés.

(3) L’accord collectif départemental est un dispositif contractuel entre l’Etat et les bailleurs sociaux pour le logement des ménages cumulant des difficultés économiques et sociales.

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