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« La société tend au rejet des vieux malades »

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Après la réforme des retraites, la prise en charge de la dépendance restera l’autre grand chantier à mener sur le front des politiques sociales. Et il y a fort à faire, estime Christophe Trivalle, médecin gériatre, qui, dans son ouvrage « Vieux et malade : la double peine ! », dénonce un système qu’il juge maltraitant pour les personnes âgées dépendantes.

Vous écrivez que les vieux sont considérés comme « bons à jeter ». N’est-ce pas un peu dur ?

L’image est forte, mais il existe dans notre société une tendance au rejet des vieux malades. Ils nous renvoient une image que l’on n’accepte pas aisément. D’ailleurs, aujourd’hui, même les seniors en bonne santé font l’objet d’un certain rejet car on estime qu’ils coûtent cher. Pendant longtemps, on a trouvé normal d’avoir un financement collectif solidaire pour payer les retraites. Aujourd’hui, certains n’hésitent pas à dire : « Qu’ils se débrouillent. » Surtout qu’une petite partie des jeunes retraités bénéficie d’une situation qui paraît plutôt favorable. Le rejet est donc assez global, avec un très net recul de la solidarité. Il est ainsi envisagé, dans le cadre de la future réforme de l’allocation personnalisée d’autonomie [APA], de retirer cette prestation aux personnes relevant du niveau de dépendance GIR4 –? soit plus de la moitié des bénéficiaires actuels (1).

Justement, combien y a-t-il de personnes âgées dépendantes en France ?

Environ 691 000 personnes souffrent de dépendance sévère, et ce chiffre augmente. En ce qui concerne les personnes souffrant de la maladie d’Alzheimer, elles sont près de 860 000, sachant que beaucoup d’autres ne sont pas diagnostiquées. On sait aussi que près de 400 000 personnes dépendantes vivent en institution (soit moins de 5 % des plus de 65ans et 20 % des plus de 80ans), et que 65 % des personnes âgées très dépendantes sont à domicile. Parfois par choix, certaines pouvant rester chez elles dans de bonnes conditions, mais souvent parce que les familles n’ont pas les moyens de payer entre 1 500 et 3 500 € par mois pour une place en maison de retraite. Elles préfèrent donc garder leur proche à la maison, quitte à faire des allers-retours à l’hôpital.

Vous vous montrez très critique à l’égard de la tarification à l’activité (T2A), instaurée à l’hôpital dans les années 2000. En quoi influe-t-elle sur la prise en charge des personnes âgées dépendantes ?

La T2A repose sur le principe selon lequel plus on fait d’activités, plus on reçoit d’argent. Comme cela dépend énormément de la durée moyenne de séjour, il faut réduire celle-ci au minimum en traitant plutôt des pathologies standardisées. Or les personnes âgées malades sont atypiques et leur durée moyenne de séjour est souvent longue. Dans les services de médecine interne, la durée des séjours est de l’ordre de cinq à six jours. En gériatrie, elle est de dix à douze jours, et certains malades ont besoin de beaucoup plus de temps. La conséquence est que les services qui veulent faire de l’activité pour répondre aux critères de la T2A refusent, entre autres, les malades âgés ou souffrant d’Alzheimer, parce qu’ils savent qu’ils auront du mal à les faire sortir. Sauf à les mettre dehors au bout du délai imparti pour les faire revenir la semaine suivante. C’est ainsi que l’on multiplie les hospitalisations. Il faut ajouter que la T2A s’inscrit de toute façon dans une enveloppe globale. Donc, au final, même ceux qui jouent le jeu ne sont pas gagnants. C’est un très mauvais système, à la fois pour les soignants et pour les malades.

Pourquoi considérez-vous l’hôpital comme un « milieu hostile » pour les personnes âgées ?

Parce que, même au sein de l’hôpital, ce rejet des vieux existe. Dans la majorité des cas, lorsqu’un malade âgé rencontre un problème, on l’envoie aux urgences. Là, il se retrouve avec tous les autres patients. Son cas sera souvent jugé peu urgent s’il s’agit d’une déshydratation ou d’une désorientation. Il va donc rester des heures à attendre. Si l’on décide de le garder à l’hôpital, les autres services étant pleins, il risque fort de se retrouver dans un service d’attente, le temps qu’on lui trouve une place. S’il n’y a pas de place en gériatrie, ce qui est fréquemment le cas, il va atterrir dans un service de spécialité, où les soignants n’auront pas forcément l’appétence pour s’en occuper. Il ne sera pas stimulé et ne bénéficiera pas d’une prise en charge globale. C’est ainsi que quelqu’un qui aurait pu rentrer chez lui risque de devenir très ­rapidement grabataire et dépendant, pour finalement devoir entrer en institution.

L’un des chapitres de votre livre s’intitule « La honte des soignants ». Pourquoi un tel titre ?

Dans mon service, lors des réunions d’équipe, très souvent les soignants se plaignent qu’ils n’en peuvent plus. Ils ne sont pas satisfaits de leur travail car ils ne sont pas assez nombreux pour s’occuper de malades dépendants qu’il faut nourrir, laver, habiller… C’est la course tous les matins, chaque aide­soignante devant s’occuper d’une dizaine de personnes. Ce qui fait qu’elles n’ont pas assez de temps pour leur parler ni établir une relation de confiance. Rien d’étonnant à ce que les personnels des services de gériatrie craquent. Le turn-over y est très important, ainsi que le taux d’absentéisme. Nous sommes en permanence en manque de personnel. D’autant que l’augmentation des départs à la retraite touche aussi les professions du soin et que les hôpitaux en profitent pour faire des économies en supprimant des postes. Officiellement, c’est parce qu’il y a trop de postes et que l’on est mal organisés. En réalité, on supprime des emplois car c’est le principal poste de dépense hospitalier. Mais cela va forcément coincer. On va aller vers un glissement des tâches – l’aide-soignante fera une partie du travail de l’infirmière et une auxiliaire remplacera en partie l’aide-soignante – avec un risque de déqualification.

Vous dénoncez la situation faite au service de longue durée (SLD). Pour quelle raison ?

Ces services sont un peu l’équivalent des EHPAD [établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes], mais à l’hôpital. Ils sont très médicalisés, avec la présence de soignants 24 heures sur 24 et un plateau technique. La plupart des pathologies peuvent être prises en charge sur place. Ce qui représente un immense avantage par rapport aux maisons de retraite. Malheureusement, les responsables de la santé publique considèrent que ce n’est pas à l’hôpital de s’occuper des malades âgés en longue durée. Même les gériatres, censés s’intéresser aux malades âgés, préfèrent les services de courts séjours ou de soins de suite. A Paul-Brousse, nous avons ainsi fermé une centaine de lits sur un total de 380. S’il y avait assez de places dans les EHPAD et que ceux-ci étaient d’un bon niveau médical, on pourrait sans doute continuer à supprimer des places en SLD. Mais cela n’est pas le cas. Certes, un effort a été fait pour améliorer la médicalisation des EHPAD, mais on est en train de revenir en arrière. Les budgets ne tiennent plus compte du GIR ni des pathologies. Certains EHPAD seront obligés de licencier. On va à nouveau vers une sous-médicalisation des maisons de retraite, alors que l’on a en partie détruit les services de soins de longue durée. On court à la catastrophe.

Risque-t-on d’en revenir aux hospices de vieux que l’on avait cru disparus ?

La qualité de la prise en charge des personnes âgées dépendantes, en milieu hospitalier comme dans les maisons de retraite, vient de la présence d’un personnel qualifié, motivé et en nombre suffisant. On peut avoir de très beaux locaux, s’il n’y a personne pour s’occuper des patients, cela ne sert à rien. La grande dépendance, ce sont des gens dont il faut s’occuper en permanence. Dans beaucoup d’EHPAD, il n’y a pas d’infirmière la nuit, donc pas de soins possibles. Si un malade en fin de vie a besoin d’une injection régulière pour soulager ses douleurs, on ne pourra pas s’en occuper. Il y avait eu un petit mieux avec le plan « Solidarité grand âge », qui prévoyait des ratios de 1 pour 1. A présent, on considère que des ratios de 0,6 pour 1, c’est déjà du luxe en maison de retraite. Des progrès ont aussi été faits avec les médecins coordonnateurs d’EHPAD, mais il faut revoir leur statut.

Craignez-vous l’émergence d’un « eugénisme gris »?

C’est une crainte que l’on peut avoir. Certains s’interrogent sur l’intérêt de vivre lorsqu’on souffre d’Alzheimer, et sur le coût pour la collectivité. Et dans les couples où l’un des deux conjoints souffre de cette pathologie, il n’est pas rare que l’autre évoque des idées de suicide ou d’euthanasie. Ne pas donner aux services les moyens de s’occuper des malades âgés, c’est aussi une façon de se débarrasser de ces derniers. Si un service de long séjour ou une maison de retraite ne dispose pas d’un nombre suffisant d’infirmiers ou d’aides-soignants, il devient difficile de s’occuper correctement des malades. Au lieu de les emmener aux toilettes, on leur met des couches. Au lieu de les lever tous les jours, on ne le fait qu’un jour sur deux. Ils mangent mal et sont dénutris. Ils deviennent grabataires. C’est une façon d’accélérer leur fin de vie.

REPÈRES

Christophe Trivalle est gériatre. Il dirige les unités Alzheimer et Soins de longue durée de l’hôpital Paul-Brousse, à Villejuif (94). Il coordonne le diplôme universitaire de prévention du vieillissement pathologique à la faculté de médecine Paris-Sud. Rédacteur en chef de la revue NPG (neurologie-psychiatrie-gériatrie), il publie Vieux et malade : la double peine ! (Ed. L’Harmattan, 2010).

Notes

(1) Actuellement, seules les personnes classées en GIR 5 et 6, c’est-à-dire les moins dépendantes, ne sont pas éligibles à l’APA. Inclure dans ce groupe celles qui sont classées en GIR 4 est notamment une proposition du rapport Rosso-Debord – Voir ASH n° 2666 du 2-07-10, p. 7.

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