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A Marseille comme dans d’autres grandes juridictions possédant un tribunal pour enfants, un service éducatif aide les magistrats à choisir les mesures les plus adaptées aux mineurs délinquants. En 2009, les huit éducateurs du SEAT de Marseille ont rendu plus de 1 500 avis éducatifs, la plupart du temps dans l’urgence.

Palais de justice de Marseille, section des mineurs. Au deuxième étage d’un bâtiment moderne sont installés les huit éducateurs du service éducatif auprès du tribunal (SEAT), spécialisé dans l’aide à la décision des magistrats – juges des enfants, juges d’instruction et, parfois, juges des libertés et de la détention. Depuis le décret du 6 novembre 2007, les SEAT peuvent être institués dans les tribunaux de grande instance comportant au moins sept juges des enfants (1). Leur mission : rencontrer les mineurs déférés sur demande du parquet et leurs parents afin de rédiger, dans un délai très court, un recueil de renseignements socio-éducatifs (RRSE) avec des préconisations de mesures éducatives. Ils reçoivent aussi, sur rendez-vous, les auteurs d’infractions à la législation sur les stupéfiants ou de délits simples pour lesquels une garde à vue n’est pas nécessaire. « Le métier du SEAT est très spécifique, explique Luc Charpentier, directeur territorial de la pro­tection judiciaire de la jeunesse (PJJ) des Bouches-du-Rhône. Il doit récupérer des éléments en très peu de temps, ne pas être trop instrumentalisé par le parquet, rester toujours dans la volonté d’être dans l’éducatif même si les actes commis sont graves. C’est le seul service de la PJJ à être en amont de la décision. »

Ce mardi-là, à 9 heures, les trois éducateurs présents consultent l’agenda de l’équipe : les noms des déférés y sont surlignés en rose, les rendez-vous programmés en jaune. Aujourd’hui, huit jeunes gens sont déférés : un frère et une sœur de 13-14 ans arrêtés pour cambriolage, trois jeunes de moins de 15 ans pour viol en réunion, un pour attouchement sexuel et vol, et deux braqueurs presque majeurs. Les éducateurs recherchent avec un logiciel spécifique l’historique des affaires en cours, au cas où les jeunes seraient déjà connus des services. Il n’y a pas de réunions régulières organisées dans le service pour parler des situations, mais beaucoup de discussions avant les entretiens et pendant la rédaction, dans l’urgence, des RRSE.

A 10 heures, Christine Gairaud, éducatrice au SEAT, rencontre Clément N. pour infraction à la législation sur les stupéfiants (ILS). Il a été interpellé avec une barrette de cannabis. « On te reçoit à la demande du parquet concernant ton délit pour usage de stupéfiant, commence Christine Gairaud. Je recevrai aussi ta maman. Tu rencontreras ensuite une éducatrice de SOS Drogues International pour un entretien confidentiel. Les deux rendez-vous honorés permettront de refermer le dossier. » L’éducatrice interroge le jeune homme sur ses études (il est en bac professionnel électricité), sa situation familiale, ses relations avec ses parents, ses soutiens extérieurs, ses sorties, sa consommation (c’est sa deuxième interpellation pour consommation de cannabis), etc. Il égrène les parents séparés, les mauvaises relations avec le père, les exclusions du collège. « Au lycée, je fumais le matin, mais maintenant je ne fume plus que le soir, raconte-t-il. Je profite de ma jeunesse… » L’éducatrice rétorque : « On peut profiter de sa jeunesse sans se retrouver au tribunal et sans prendre de risques par rapport à sa santé. » Reçue juste après, la mère, la cinquantaine élégante, est très inquiète des consommations de drogue et d’alcool des jeunes d’aujourd’hui et témoigne d’un quotidien difficile avec son adolescent. « J’espère que, cette fois-ci, il aura le sentiment d’avoir eu une réponse de la société », indique l’éducatrice. La dame aimerait que son fils entre à l’armée pour être cadré, avant de reprendre l’entreprise familiale. Compte tenu de son âge (18 ans dans un mois), aucun suivi éducatif n’est possible. « Il n’a plus que vous, mais vous ne pouvez pas choisir à sa place », conclut Christine Gairaud.

Des journées parfois très longues

A sa sortie du bureau, à 10 h 30, Henri Tardi, éducateur PJJ fort de longues années d’expérience derrière lui, s’agace et demande d’accélérer avec les « chichoneurs » (fumeurs de cannabis). « Aujourd’hui, on n’est que trois et on a un milliard de déférés ! s’emporte-t-il. On ne va pas s’attarder sur ces jeunes, sinon ce soir on va finir à pas d’heure ! » L’éducateur part dans les archives du service à la recherche d’éventuels éléments sur les deux braqueurs, sans les trouver car les dossiers sortent lorsque les jeunes atteignent l’année de leurs 18 ans. De toute façon, pour eux, Henri Tardi n’aura aucune mesure éducative à proposer car ils sont déjà incarcérés.

Educatrice au SEAT depuis quatre ans, après dix ans en foyer d’hébergement, Françoise Lasnier passe au bureau alors qu’elle est en journée de récupération. Elle prend le temps d’expliquer le tempo du service : « On ne maîtrise pas grand-chose. En amont, les procureurs nous donnent une partie de notre travail. Chaque vendredi soir, on leur communique un tableau où ils inscrivent les rendez-vous un mois à l’avance, selon des plages réservées : ILS mardis et mercredis matin, COPJ [convocation par un officier de police judiciaire] l’après-midi, compositions pénales (2) les jeudis et vendredis. Et la cerise sur le gâteau, c’est les déférés, qui viennent quand ils viennent… » Comment gère-t-on un éventuel débordement ? En oubliant récupération et repas… « L’entretien peut durer entre un quart d’heure et une heure et demie, si les situations sont lourdes, poursuit-elle. Selon les cas, on appelle les collègues d’autres services (aide sociale à l’enfance, milieu ouvert, établissements scolaires…), mais les contacts doivent être rapides. Tout doit être bouclé dans la journée, qui se termine parfois très tard. Certaines décisions peuvent tomber vers 22 ou 23 heures. Tous les jours, il y a un éducateur de permanence qui s’y colle jusqu’au bout, pour les parents qui restent parfois de 8 heures à 23 heures, et au cas où il faudrait faire un accompagnement des geôles à un foyer. Il m’est arrivé d’en faire à 2 h 30 du matin… »

Le vol des « papillons »…

A 11 heures, Vincent Massari, au SEAT depuis trois ans, après un parcours d’éducateur de rue et en foyer d’accueil PJJ, descend dans les geôles pour rencontrer les deux jeunes cambrioleurs. Il passe les portes métalliques et arrive dans un lieu sombre, oppressant, qui résonne des coups frappés par les jeunes sur les hautes portes aveugles des cellules. « Nous faisons un entretien éducatif dans un lieu qui ne l’est pas du tout », reconnaît-il avant de se glisser dans un petit bureau vitré de deux mètres sur deux avec la traductrice de français-italien et Romina J., 14 ans. La jeune fille explique qu’elle vient d’arriver en France, vit avec son oncle dans un camp à Nice, a neuf frères et sœurs, ne va pas à l’école, ne sait ni lire ni écrire, est entrée dans un appartement avec son frère pour le cambrioler… « Je suis très embêté, lui explique Vincent Massari, en essayant de trouver des images compréhensibles. On est ici dans les geôles. Je suis éducateur et j’aimerais que tu sortes, mais je ne peux pas t’accompagner à Nice car je ne suis pas sûr que ton camp soit là-bas ni que tu aies envie que je t’y accompagne. Je pourrais t’emmener dans la voiture mais, comme un papillon, tu t’envoleras. Le problème c’est que le juge, la police et les gens qui se font voler n’aiment pas les papillons… » Il lui indique que le juge risque de proposer un foyer ou la prison. La jeune fille répond qu’elle veut rentrer chez elle. A la sœur comme au frère de 13 ans, il tente d’expliquer l’importance de l’éducation. « Je vais essayer de te faire sortir parce que je ne veux pas que les garçons de 13 ans soient en prison, dit-il à Marco, le visage encore poupin. Je ne te fais pas de reproche parce que je pense que les adultes doivent t’aider à ne pas faire des cambriolages et à aller à l’école. Je ne juge pas ton mode de vie en caravane, mais je ne veux pas que tu fasses des cambriolages et ne saches ni lire ni écrire. Je peux te proposer de t’emmener dans un foyer pour apprendre. » Le garçon décline poliment la proposition : « Non merci, j’ai mes parents, mes frères et sœurs. » Un peu plus tard, en grillant une cigarette devant le palais, Vincent Massari explique : « Je propose un foyer car c’est le seul moyen qu’ils sortent, mais je suis sûr qu’ils n’iront pas. » Lorsqu’il rédige son rapport, sa collègue Françoise lui signale que la juge des enfants Nathalie Roche souhaite qu’ils leur cherchent un placement en foyer, malgré tout. Le soir même, les deux enfants s’enfuiront lors de l’accompagnement en voiture, comme prévu… « On arrive trop tard, à un moment critique où il n’y a pas de solution, analyse l’ancien éducateur de rue. Ce n’est pas comme éducateur PJJ qu’on peut faire quelque chose. C’est dans les camps, avec les éducateurs de rue, qu’il faut faire de la prévention, instaurer de la confiance, sans remettre en cause leur mode de vie. Si on arrive à leur donner dix jours d’école, c’est déjà ça ! »

Pour d’autres mineurs, l’équipe du SEAT dispose de plus de pistes. Jacques Bouygues, le directeur du service, éducateur pendant vingt ans en foyer PJJ, détaille ces mesures éducatives avant jugement, dont la liste s’est allongée depuis l’ordonnance de 1945 : la liberté surveillée préjudicielle (LSP), qui associe surveillance et action éducative ; l’investigation et orientation éducative (IOE), qui permet depuis 1991 d’aider le magistrat à la décision avec une investigation sur les conditions matérielles d’existence et d’éducation du mineur, le contexte sociologique, sa personnalité, le fonctionnement intrafamilial…; les mesures d’activités de jour ; le travail non rémunéré ; le contrôle judiciaire ; la réparation pénale ; le stage de citoyenneté… Mais le souci vient du fait que ces mesures ne sont pas toujours appliquées, faute de moyens. Manque de places en foyers, attente de plusieurs semaines pour les LSP ou les IOE… « L’UEMO [unité éducative en milieu ouvert] centre de Marseille a 60 demandes d’enquêtes en attente ! », relève Christine Gairaud. « Que proposer comme alternatives à l’incarcération si le minot peut être jugé, avoir une mesure, mais qu’elle ne soit jamais appliquée ? », se désole Henri Tardi. « Beaucoup de mesures confiées à la PJJ, comme les LSP, ne sont pas prises en charge dans les meilleurs délais faute de moyens, reconnaît Didier Sur, vice-président du tribunal pour enfants de Marseille. Quant aux placements en centres éducatifs renforcés ou fermés, on se heurte très souvent à l’absence de places disponibles. Le juge ordonne une mesure, et elle n’est pas prise en charge… C’est un énorme problème. Il y va de la crédibilité du juge et de la justice. »

Une « vision tronquée de l’amour »

Educatrice au SEAT depuis huit ans, Kaddy Cissé est aujourd’hui confrontée à ce problème avec Abderrahmane G., 17 ans, déféré pour agression sexuelle. Déjà arrêté un mois plus tôt pour vol aggravé, il a bénéficié d’une mesure de LSP qui n’est toujours pas effective… L’éducatrice rencontre le jeune homme dans les geôles à 14 h 20. Elle lui pose des questions sur lui, sa famille et pourquoi il est là. Sur le soupçon d’agression sexuelle, l’adolescent tente de se défendre : la fille, âgée de 12 ans, faisait beaucoup plus que son âge, elle l’a « chauffé », il lui a proposé des trucs sexuels. Lorsqu’ils se sont revus avec ses trois copains, elle ne voulait plus et il a essayé de l’« emboucaner » (la convaincre, en parler marseillais). L’éducatrice met en cause sa « vision complètement tronquée de l’amour » et son manque de maturité par rapport à ces questions. « Tu n’arrives pas à détecter si elle a envie ou pas ? Il va falloir travailler là-dessus sinon il y a de forts risques de récidive, assène l’éducatrice. Tu es dans un discours de normalisation d’actes qui ne sont pas normaux. C’est inquiétant. » L’éducatrice revient sur les aspects éducatifs et familiaux. Le père n’est pas là, sans qu’on comprenne bien s’il est en vacances ou si les parents sont séparés. Pour conclure, Kaddy Cissé explique au jeune homme ce qu’elle va conseiller au juge : « Il n’y a pas de mandat de dépôt requis [les faits ne sont pas criminalisés, Ndlr], mais vu la gravité des faits et le fait que tu les nies, il faudrait que tu ailles voir un psychologue ou un psychiatre. Je ne dis pas que tu es un violeur, mais que tu as besoin de parler de sexualité pour que tu puisses assouvir tes désirs dans d’autres conditions. » A la sortie des geôles, l’éducatrice souligne qu’il a le profil type des garçons que l’on retrouve plus tard dans des « tournantes ». Cette fois-ci, cela reste du domaine correctionnel, à la différence des trois jeunes de 14 ans déférés aujourd’hui pour viol en réunion.

A 15 heures, Kaddy Cissé remonte au deuxième étage du tribunal pour rencontrer la mère du jeune homme, qui le défend bec et ongles. « Il est bien éduqué, fait ses cinq prières, n’a jamais frappé personne, il ne boit pas, ne fume pas, c’est un footballeur, il travaille dans un centre aéré. » Elle accuse ses fréquentations et reconnaît que depuis la séparation d’avec son père, ça ne va pas bien. L’éducatrice tente de tirer au clair le motif de l’absence du père – problèmes avec la justice ? interdiction du territoire ?

Un leitmotiv : l’absence du père

Dans presque tous les dossiers traités par le SEAT, l’absence de référence paternelle et la déstructuration de la famille reviennent comme un leitmotiv. Au fil de l’entretien, la mère craque, et son discours évolue : « Depuis deux mois, mon fils a changé complètement. Il me menace : “Si tu ne m’achètes pas une moto, je ne reste pas tranquille.” Il m’a cassé la porte, j’ai dû appeler la police pour qu’ils le calment. » Elle pleure, mais refuse catégoriquement l’idée d’un placement. L’éducatrice indique qu’elle va demander l’application de la LSP pour l’obliger à faire des démarches, à voir un psychologue, à travailler sur la question du père dévalorisé. Trois heures et demie plus tard, une fois lu le rapport de Kaddy Cissé, la juge des enfants Nathalie Roche recevra le jeune homme aux côtés de sa mère, à bout de nerfs, soutenue moralement par l’avocat de permanence. La magistrate conclura l’audience à 19 h 15 : « Je vous mets en examen. Je demande une IOE – un bilan social avec une expertise psychiatrique – et je vous place sous contrôle judiciaire confié à la PJJ. Tous les quinze jours, vous vous présenterez à l’UEMO centre. Je souhaite que vous rencontriez un psychologue du service éducatif pour parler de sexualité, de ce qu’est une femme, que vous n’entriez pas en relation avec les victimes et que vous suiviez régulièrement une scolarité. Cela sera vérifié par l’éducateur. »

Nathalie Roche est allée dans le sens de l’éducatrice. « C’est le cas dans sept ou huit cas sur dix, confirme Didier Sur, le vice-président du tribunal des enfants. Les propositions des éducateurs du SEAT sont très pertinentes. Nous avons une bonne équipe et la chance d’avoir une grande proximité. Mais il ne faut pas nier que, comme éducateurs, ils ont une démarche différente de celle du juge. Un éducateur sera très mal à l’aise de ne rien à proposer ou de suggérer la prison, alors que, dans certains cas, c’est quasi inéluctable. »

TENDANCE
Un nombre croissant de dossiers

Le tribunal de grande instance de Marseille est l’un des six principaux de France en matière de délinquance des mineurs, avec huit juges des enfants et six juges d’instruction spécialisés. En 2009, 1 509 jeunes ont fait l’objet d’un avis éducatif du SEAT après un déférement, une convocation par un officier de police judiciaire ou à la demande d’un juge des enfants, en hausse de 31 % par rapport à 2008. Le nombre de déférés a augmenté de 53 % pendant cette période, passant de 577 à 882, alors que les COPJ en alternative aux poursuites diminuaient. La tendance pour la première partie de 2010 indique que le nombre d’avis pourrait monter à 1 800. Pourquoi cette augmentation ? Outre un raidissement de la politique pénale, la délinquance des mineurs a fortement augmenté à Marseille, avec une aggravation des chefs de prévention pour les plus âgés et un rajeunissement des jeunes mis en cause.

Notes

(1) Outre Marseille, quatre SEAT ont donc été maintenus, à Bobigny, à Nanterre, à Evry et à Lyon. Dans les autres juridictions, ce sont les unités éducatives auprès du tribunal (UEAT), intégrées aux services territoriaux éducatifs de milieu ouvert (STEMO), qui remplissent la fonction d’aide à la décision auprès des magistrats.

(2) Mise en place en juillet dernier pour les mineurs primo-délinquants auteurs de vols simples ou de dégradations, cette procédure se présente comme une alternative aux poursuites. Si le jeune reconnaît sa responsabilité, il ne passe pas devant le juge des enfants, et l’affaire est traitée directement avec le parquet, après un rapport du SEAT.

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