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En transit vers l’insertion

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L’ABEJ Sainte-Colombe, à Lille, accueille depuis 2008 des femmes et des hommes sans domicile fixe. A l’origine dans le registre de l’urgence, cet accueil de transition évolue vers une solution d’hébergement à court ou à moyen terme, avec un règlement très souple, acceptable par les grands marginaux.

C’est une ancienne école, avec une cour de récréation aujourd’hui agrémentée de bancs, de trois grandes tables de jardin et de bacs à fleurs. L’ABEJ Sainte-Colombe (1) est un accueil de stabilisation. Un lieu de répit, protégé par un portail métallique vert du brouhaha et du trafic de la rue des Postes, à Lille, dans le quartier populaire de Wazemmes. Pour entrer ici, on sonne ou on badge. Les personnes sans domicile fixe, hommes et femmes, sont logées en chambres individuelles, avec une grande souplesse d’accès : elles peuvent rentrer jusqu’à 5 heures du matin.

L’agrément de ce lieu, créé en mars 2008, a été délivré pour 50 places destinées à des majeurs : 12 sont réservées aux femmes, 38 aux hommes. « La cohabitation mixte n’est pas un problème en soi », note Richard Verdonck, chef de service et responsable de la structure, titulaire d’un DESS en sciences humaines et conduites addictives. Pendant douze ans, il a fait fonction d’éducateur spécialisé au sein de l’ABEJ. « Les femmes peuvent calmer les choses naturellement, intervenir quand le ton monte. » Ce sont les accueils de jour de l’ABEJ (2) qui sélectionnent et envoient les personnes à héberger. La répartition est organisée par tranches d’âge : 15 places pour les 18-25 ans et 35 pour les plus de 25 ans. Dix agents d’accueil travaillent à Sainte-Colombe : une monitrice-éducatrice diplômée, deux moniteurs-éducateurs faisant fonction et sept éducateurs non diplômés, sous l’autorité d’un chef de service et d’un directeur. Ils sont présents de 7 heures à 22 heures, par roulements de trois équipes. La nuit, un agent de sécurité, prestataire de service, prend le relais. Il peut appeler un cadre d’astreinte, en cas de problèmes.

Les lieux tels que l’ABEJ Sainte-Colombe sont très récents. Les centres d’hébergement et de réinsertion sociale (CHRS) de stabilisation n’ont en effet été créés qu’à partir de mars 2007, dans le sillage de la loi DALO, votée après la mobilisation hivernale menée par les Enfants de Don Quichotte. « A l’époque, nous souhaitions ouvrir un accueil de nuit, et nous recherchions un lieu », se souvient Eric Maignaud, responsable hébergement de l’ABEJ, aujourd’hui directeur de Sainte-Colombe. « Puis les Don Quichotte sont passés par là, et le gouvernement a ouvert des lignes budgétaires, avec la possibilité de transformer les places d’urgence en places de stabilisation. » L’ABEJ gérait alors 50 places d’accueil d’urgence, ouvertes uniquement l’hiver à la cité administrative sous forme d’un grand dortoir. L’association profite de la fenêtre de tir pour les convertir et ouvrir Sainte-Colombe. Il ne s’agit plus d’accueillir simplement pour la nuit, dans des conditions difficiles, mais d’offrir un lieu ouvert 24 heures sur 24. « L’idée de la stabilisation, c’était de donner les moyens aux gestionnaires de l’urgence de permettre aux personnes de rester la journée et de les orienter », explique Eric Maignaud. Autrement dit, de créer une étape intermédiaire entre l’accueil d’urgence et le CHRS, pour construire un parcours de réinsertion progressif avec les personnes venant de la rue.

Le seuil de tolérance : la violence

Lors de son ouverture en 2008, le lieu est totalement expérimental, la stabilisation ne représentant alors qu’un concept sans exemple d’application concrète et avec un cadre législatif flou. Dès le départ, l’ABEJ Sainte-Colombe choisit de mettre en place un règlement intérieur le moins contraignant possible. Le but est d’éviter au maximum la remise à la rue. Pour cela, il a fallu édicter des règles minimales, supportables par les plus marginalisés. « Nous nous sommes beaucoup inspirés des actions hivernales d’où nous venions et nous nous sommes calqués sur les problématiques rencontrées, raconte Richard Verdonck, le chef de service. Ainsi, nous n’avions pas d’horaires, les entrées et les sorties étaient possibles à n’importe quelle heure. Mais cela s’est révélé complexe à gérer. A présent, on peut rentrer jusqu’à 5 heures du matin. En revanche, les sorties sont interdites entre 22 heures et 7 heures du matin. » Mais la règle reste souple. Morgan Gire, moniteur-éducateur avec en poche un DUT carrières sociales, le constate régulièrement. « Le règlement est très succinct. C’est le dernier lieu d’accueil pour les grands marginaux qui ont été refusés dans tous les foyers de la métropole. Mais ici, ils tiennent. Toutefois, notre seuil de tolérance, c’est la violence. » Quand il y a agression physique, la sanction est l’exclusion. Caroline Gossart, l’un des agents d’accueil, éducatrice non diplômée titulaire d’un BPJEPS, complète : « Nous devons instaurer un cadre. Ils sont perdus, et ont besoin de ce cadre, même si c’est pour le franchir. »

Contrairement à d’autres lieux, à Sainte-Colombe, l’alcool est autorisé dans les chambres. « Seulement dans l’espace privatif, pas dans les espaces communs, insiste Richard Verdonck.En refusant que la personne arrive avec son problème d’alcool dans la structure, on obtient une situation où la personne ne vient pas parce qu’elle ne peut pas boire à l’intérieur, ou alors elle s’alcoolise massivement avant d’entrer. » Agents d’accueil et cadres, tous sont unanimes : accepter l’alcool est un élément d’apaisement. « Je craignais que cela puisse déborder, confie Richard Verdonck. Mais dans la réalité, cela se passe bien. L’alcoolisation est bien mieux gérée dans le temps par les personnes, et on peut en parler plus aisément car la problématique n’est pas niée. » Frédéric M. (3), après dix-sept ans dans la rue, apprécie cette souplesse de la structure : « Ici, c’est libre, on peut boire dans la chambre. Dans un foyer, c’est compliqué, il y a un règlement à respecter. » Sabrina T., elle, retient la possibilité de rentrer tard la nuit : « C’est important pour sortir le week-end. Je suis bien, j’ai ma petite chambre. J’ai fait dix ans de rue. J’ai dormi à la cité administrative mais les gens se bousculaient, s’alcoolisaient, il n’y avait pas d’intimité, rien. Ici, c’est calme, je n’ai pas de problème avec les hébergés. »

Concilier l’alcool et les traitements

Vient l’heure du repas. Il se prend au self, ouvert entre 12 heures et 13 h 30, et le soir entre 18 h 30 et 20 heures. Toujours cette souplesse horaire, pour éviter le décrochage avec les gens de la rue, tout en redonnant des repères temporels. Constant D. arrive avec son sac plastique, dans lequel on devine des bouteilles, et discute avec Caroline Gossart. Il annonce tranquillement : « Bon, je vais prendre mon apéritif dans ma chambre. » Caroline fronce le sourcil : « Mais tu devrais prendre ton traitement. » Constant souffre de schizophrénie et ne s’en cache pas. Mais là, il n’a guère envie de cumuler médicaments et alcool. « Cela va être un peu lourd », explique-t-il. Renoncer à boire n’est pas envisageable pour lui. Mais l’agent d’accueil arrive à obtenir de lui qu’il prenne ses cachets. En contrepartie, il accepte le principe d’une sieste après son alcoolisation, pour éviter un malaise. « Nous mettons en place un travail de fond, avec l’intervention d’une infirmière en alcoologie », précise Richard Verdonck. Appartenant à l’Association nationale de prévention en alcoologie et addictologie (ANPAA), celle-ci est présente une demi-journée tous les quinze jours.

La dimension santé et hygiène est extrêmement importante dans le CHRS de stabilisation. A la rue, le corps souffre et les addictions sont fréquentes. Sainte-Colombe, au fil des années, s’est appuyée sur le réseau de l’ABEJ pour développer la prise en charge médicale et la présence de professionnels de santé. Des renforts qu’elle voudrait encore accroître. Ainsi, outre l’infirmière spécialisée en alcoologie, deux infirmiers, dont un bénévole, viennent chacun une demi-journée par semaine. Un médecin généraliste, également bénévole, passe une fois tous les quinze jours. Pour la « bobologie », mais aussi pour veiller à la prise des traitements. Autre problématique majeure : les troubles mentaux. « La psychiatrie a des moyens de plus en plus limités et remet de plus en plus vite la personne malade dans la cité. Dans certains cas, cela veut dire une mise à la rue, et nous retrouvons de très graves pathologies dans nos CHRS », constate Eric Maignaud. Un infirmier psychiatrique intervient à Sainte-Colombe une demi-journée par semaine. Une présence sans doute insuffisante face aux besoins, mais qui permet aux agents d’accueil d’avoir un référent pour décoder certains actes. « Nous n’avons pas eu de formation sur ces troubles, alors tous les mercredis nous lui posons un maximum de questions, raconte Caroline Gossart. Comment faire face à quelqu’un reclus dans sa chambre, ou à un autre qui répète constamment le même mot ? Nous avons toujours peur d’être maltraitants. »

L’hygiène, elle, se travaille au quotidien. Un kit (gel douche, serviette, gant de toilette, rasoir, peigne, brosse à dents) est distribué sur demande. « On leur redonne d’abord le goût de manger, on leur réapprend à se laver », décrit l’éducatrice. Le mardi matin, ils peuvent donner leur sac de linge sale, avec listing de ce qu’il contient. Ils le retrouvent lavé, plié et repassé. Les mardis soir et mercredis matin, ils peuvent demander que soient renouvelés draps et taie d’oreiller. L’étape suivante, c’est le ménage de la chambre. Les résidents sont en effet responsables de la propreté de leurs espaces privatifs. Ils ont à disposition des dosettes pour laver le sol, des serpillières et des balais. Ce lundi matin, Francis V. essaie justement d’esquiver les travailleurs sociaux pour rejoindre l’extérieur. Mais l’équipe reste ferme, tout en maintenant le dialogue : il doit assister au nettoyage de sa pièce. « Il a retranscrit la rue dans sa chambre, décode Richard Verdonck, le chef de service, et nous sommes obligés de faire intervenir l’équipe d’entretien. Nous voulons qu’il soit présent, pour qu’il ne puisse pas se dire ensuite : “quand ma chambre sera sale, quelqu’un viendra la nettoyer”. » Francis devra en outre payer la facture de 60 €, par principe : cela fait un mois et demi que les agents d’accueil tentent d’obtenir de lui un bout de ménage. L’homme, âgé, appartient à la catégorie des grands marginaux. « On l’a déjà retrouvé allongé sur le trottoir devant l’ABEJ, et on a cru qu’il avait fait un malaise. Il nous a répondu que non, qu’il faisait la sieste », se souvient Morgan Gire. Avec des personnes aussi désocialisées, « il faut trois semaines pour les amener à la douche », constate-t-il. L’incitation est quotidienne et oblige à s’interroger sur la notion de bientraitance. « C’est une violence terrible, mais il est possible de dire : “Tu sens mauvais.” Nous expliquons qu’à un moment donné l’accès au réfectoire va être compromis car les autres se plaignent », témoigne le moniteur-éducateur.

Peu de solutions pour la sortie

Mais la principale difficulté à laquelle doit faire face l’équipe, c’est la diversité des publics accueillis. « C’est au cas par cas », constate Khanthalom Vachakone, monitrice-éducatrice diplômée, récemment embauchée. L’ABEJ Sainte-Colombe accueille toutes sortes de personnes : des jeunes Africains ayant déposé une demande d’asile et qui ne savent pas où dormir ; des jeunes salariés embauchés sur des chantiers et en attente de logements en HLM ; des jeunes errants avec des problèmes d’addiction ; des malades psychiatriques à la rue ; des sans-domicile-fixe âgés. Sans compter les inclassables, comme cette dame de 74 ans, sujette à des crises d’alcoolisation massive quand elle entre en phase dépressive. Sa place serait sans doute plus dans une maison de retraite. « La phrase que nous prononçons le plus souvent, c’est : “Il n’a rien à faire ici” », sourit Caroline Gossart. « Malheureusement, il est de plus en plus difficile d’entrer dans les dispositifs de droit commun », déplore Eric Maignaud. Du coup, des personnes aux comportements difficiles à gérer aboutissent à l’ABEJ Sainte-Colombe. D’où la nécessité d’échanger au sein de l’équipe. Une réunion se déroule chaque semaine pour partager les différentes problématiques rencontrées. De plus, à l’automne, la structure fera appel aux services d’un superviseur, psychothérapeute de formation, pour que l’équipe puisse se confier et gérer son stress éventuel.

Le manque de places pèse aussi sur la sortie des personnes accueillies. « Nous souffrons d’un véritable manque de solutions », regrette Richard Verdonck. Ainsi, Frédéric, arrivé avec des addictions lourdes, a retrouvé à l’ABEJ Sainte-Colombe un certain équilibre. « Avant, je buvais, je prenais des médocs, de la drogue. Maintenant, tout ça, c’est terminé. Je m’en suis sorti. » Aujourd’hui, il attend avec impatience une place en CHRS d’insertion. « Je ne veux pas rester là éternellement. » D’autant que les chambres sont comme des cabines de bateau, petites et sans fenêtres – pas adaptées pour des séjours de longue durée… Or Frédéric est présent depuis octobre 2008. « La durée de séjour est extrêmement variable, puisqu’il n’y a pas de délai à l’hébergement », explique Richard Verdonck. Les moins de 25 ans restent entre quinze jours et six mois ; en revanche, les plus âgés sont souvent là depuis l’ouverture. Conséquence : une liste d’attente a été constituée sur cette tranche d’âge. Un sans-abri qui souhaite une place doit renouveler sa demande chaque semaine auprès de l’accueil de jour de l’ABEJ, qui reçoit 2 000 personnes à l’année. La priorité ira au plus régulier. « La réalité fait que la différence entre un CHRS de stabilisation et un CHRS d’insertion est assez mince, soupire Richard Verdonck. Quelqu’un qui n’a qu’un problème d’hébergement devrait intégrer un CHRS d’insertion. Mais s’il y a une disponibilité chez nous, c’est ici qu’il ira. »

Un CHRS au rabais ?

Le circuit apparaît bloqué à tous les niveaux : peu d’appartements d’insertion et de maisons-relais, qui libéreraient des places en CHRS d’insertion ; des accueils d’urgence qui auraient dû disparaître pour être remplacés par des places de stabilisation, mais qui perdurent car les moyens d’hébergement restent insuffisants… Eric Maignaud complète le constat : « Aujourd’hui, nous ne sommes pas dans la logique d’un parcours segmenté. Nous n’en avons pas les moyens. » Avant d’ajouter : « On nous demande de stabiliser des personnes en très grande difficulté, mais le prix de journée est de 38 € par personne. Avec une structure de 50 places, je suis déficitaire. Mon budget général de fonctionnement est de 850 000 €. »Ce qui incite Eric Maignaud à craindre que la stabilisation ne soit qu’une manière de faire « du CHRS au rabais ».

Pour répondre à cet enracinement dans ses murs d’un public âgé, la structure a dû évoluer. Elle ne peut plus se contenter d’accueillir et d’orienter. L’idée, au départ, était que les personnes hébergées gardent un référent unique, le travailleur social rencontré à l’accueil de jour. Mais les plus de 25 ans se déplacent de moins en moins. Ils préfèrent rester à Sainte-Colombe, et ne vont plus voir leur référent. Contrairement aux jeunes adultes qui, eux, maintiennent le lien avec le Point de repère, l’accueil de jour de l’ABEJ pour les jeunes errants. De nouveaux axes de travail se dessinent donc en direction des plus âgés. « Nous devons mettre la personne en mouvement », précise Eric Maignaud. Et travailler à l’émergence d’un projet individuel. Ce qui passe par la professionnalisation de l’équipe, afin qu’elle puisse assurer ce suivi existant mais encore informel. « Je souhaiterais que cinq membres de l’équipe sur dix soient moniteurs-éducateurs diplômés ou disposant d’un diplôme équivalent », indique Eric Maignaud. Autres priorités : améliorer le lien avec les accueils de jour pour fluidifier la transmission des renseignements et accentuer le recours au réseau. « Nous avons besoin d’une équipe pluridisciplinaire, affirme Morgan Gire. Des spécialistes de l’hygiène, qui savent gérer le rapport au corps, comme les aides à domicile ; un psychiatre ; un expert en toxicomanie. Cela se met doucement en place. Pour moi, aujourd’hui, nous sommes au début de l’histoire. De 2008 à aujourd’hui, c’était le prologue. »

Notes

(1) ABEJ Sainte-Colombe : 217, rue des Postes – 59000 Lille – Tél. 03 20 21 12 27 – stecolombe@abej-lille.com.

(2) Créée dans les années 1980, l’ABEJ-Lille (Association baptiste pour l’entraide et la jeunesse) est une association d’aide aux sans-abri. Elle comporte des lieux d’accueil de jour et de nuit, un centre de santé, des ateliers d’insertion, un foyer d’hébergement, une résidence sociale, une maison-relais et un service de relogement. Elle a en outre mis en place une action de médiation culturelle.

(3) Les usagers n’ont pas souhaité donner leur nom de famille.

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