« Pierre Gauthier, s’exprimant en qualité de président de l’Unaforis (Union nationale des associations de formation et de recherche en intervention sociale), donne à croire que la seule évolution possible pour les formations en travail social passe par la création de “hautes écoles professionnelles en travail social”… Respectable en soi, ce point de vue n’en demeure pas moins critiquable tant sur la forme que sur le fond.
Sur la forme, Pierre Gauthier débute par une terrible contre-vérité ! A la question de savoir si les adhérents de chacune des organisations composant l’Unaforis, à savoir l’Aforts et le GNI (2), sont vraiment prêts à la fusion, il répond : “Je crois qu’ils le sont…” Il feint ainsi d’ignorer le courageux tour de France des régions accompli avant l’été 2010 par Christian Chassériaud et Olivier Cany, respectivement président et directeur de l’Aforts (3), au cours duquel ils ont recueilli les inquiétudes, voire les manifestations de défiance, à l’égard d’une fusion qui, pour beaucoup, relève du mariage de la carpe et du lapin.
Tandis que l’Aforts est majoritairement constituée d’un réseau d’écoles, chacune ancrée dans une histoire et la réalité géographique et humaine d’un territoire, les adhérents au GNI sont exclusivement des IRTS, nés dans le milieu des années 1980 et porteurs d’une ambition politique visant à l’instauration d’un seul établissement de formation par région. Or, sous couvert d’arguments parfaitement recevables (adosser à l’université les formations de niveau III et plus, simplifier la carte des diplômes en travail social, contrer la multiplication des certifications et des acteurs sur ce créneau spécifique, etc.), c’est bien cette menace d’une fusion des établissements de formation et d’une disparition de la diversité des approches pédagogiques qui rejaillit par le biais de la création des “hautes écoles professionnelles en travail social”.
Ce double projet, de fusion de l’Aforts et du GNI et de la création des hautes écoles, et surtout la manière dont il est mené pose une véritable question de confiance. Elle a d’ailleurs été renvoyée aux dirigeants de l’Aforts le 28 mai, lors de sa dernière assemblée générale, par cette minorité d’“isolés” et de “récalcitrants”, que sans doute évoque Pierre Gauthier. Ceux-là refusent une fusion qui leur est présentée comme étant la seule issue possible, sauf… à “manquer le train” ! Mais le train pour où ? Pour quel avenir ? Le spectre de l’Europe est sans cesse évoqué ; mais voilà bientôt 20 ans que son harmonisation sert de caution aux fusions de toutes sortes, à la disparition des particularités locales, à la désertification des territoires et, pour finir, au délitement du lien social. Or il y a une autre Europe possible, et elle invite à en finir avec ces discours fondés sur la peur ! Par ailleurs, il y a quelque chose d’inquiétant dans la manière dont tout débat impliquant les projets d’avenir se trame selon une seule alternative possible : “se soumettre” ou “ne plus être”.
Comment, dans un tel contexte, ne pas craindre alors cette proposition d’une labellisation des futures hautes écoles par la seule Unaforis ? A quelles conditions se donneront ces labellisations ? Et sur quels critères ? Et n’est-ce pas aller un peu vite en besogne que d’affirmer que les régions n’ont pas le souci ou les moyens de penser l’organisation des formations sur leur propre territoire ? Dès lors, si le projet pêche par la forme, il pêche aussi sur le fond. Par-delà une différence de culture entre deux réseaux, Aforts et GNI, il est surtout dénoncé une fuite en avant encouragée par un discours dominant pour lequel les seules formes de rationalisation et de modernisation des institutions et des entreprises sont la fusion et la constitution d’énormes entités installées en situation de monopole. A l’instar de l’ensemble des autres domaines d’activité, le secteur social et médico-social pâtit de cette mégalomanie. Bien sûr qu’il fallait sortir de l’extrême morcellement des structures qui caractérisait encore le champ social et médico-social à la fin des années 1970. Mais stop ! Il y a des seuils au-delà desquels les concentrations d’établissements ou de services desservent leurs propres fins et trahissent leurs valeurs d’origine. Il y a belle lurette que la rationalisation évoquée sert d’autres intérêts que la modernisation du secteur. La formation, comme l’accompagnement au quotidien de personnes en grande fragilité, requiert des structures propices à la rencontre et à “l’envisagement de l’autre”, au sens donné à cette approche par Paul Ricœur ou Emmanuel Lévinas. C’est par un travail de proximité agi au quotidien et au sein de structures à taille humaine que peut s’effectuer la nécessaire transformation de soi visée par tout accompagnement formatif ou éducatif.
Dès lors, la constitution de hautes écoles régionales aurait pu être une bonne idée si elle n’avait pas été d’emblée entachée du soupçon de servir quelques intérêts particuliers. Car il existe une alternative à la fusion. Elle passe par la mise en réseau des écoles au sein d’une même région ; laquelle, loin d’être le territoire homogène présupposé par des visions centralisatrices, est souvent le lieu d’expression de particularités à respecter. Laborieusement, certes, et au prix d’un travail souvent usant mais non dénué d’efficacité, l’Aforts était parvenue à mettre en musique cette polyphonie. Il fallait poursuivre… plutôt que de précipiter son engloutissement dans l’Unaforis ! Car rien ne nécessitait une telle fusion. D’autant plus que, à l’heure des nouvelles technologies de communication et d’information, il est aisé de favoriser l’émergence de plateformes régionales en travail social au sein desquelles chaque école conserverait son identité propre tout en collaborant à la mutualisation d’une part de ses ressources. Nul besoin de fusion pour créer des entités remarquables. Et s’il doit y avoir des hautes écoles professionnelles, celles-ci, par le biais des nouvelles technologies, peuvent très bien être virtuelles, interrégionales, voire européennes. Voilà un projet d’avenir autrement plus enthousiasmant ! A la vision purement conservatrice d’une organisation en pyramide des ressources accumulées en un seul lieu et dirigé par un seul gouvernant, s’oppose le modèle alternatif du rhizome, tel qu’il a été esquissé par Gilles Deleuze et Félix Guattari dans Mille plateaux (4). Mais il est clair que cette vision écosophique (5) du monde et de la place de l’homme au sein de celui-ci se heurte à l’idéologie purement réactionnaire de l’organisation des institutions ; ces dernières ont peur de la diversité, plus difficile à gérer. Longtemps elles ont combattu la nature pour, une fois celle-ci domestiquée, s’attaquer à l’homme, considéré comme un “facteur à risque” en raison de son imprévisibilité. Faire le choix de la mise en réseau des écoles de préférence à leur fusion au sein d’une seule entité, c’est faire le choix de tourner résolument le dos aux discours sur le “zéro risque” et le “zéro défaut”, qui sont les leviers de ces sociétés néolibérales et post-humaines telles que décrites par Francis Fukuyama dans son essai intitulé La fin de l’homme (6). A l’heure où l’idée qu’il faudrait être gros pour survivre à la mondialisation fait faillite, la fusion est au mieux une idée paresseuse et au pire un calcul douteux. Ainsi, avec ce débat sur l’avenir des formations en travail social, s’ouvre la possibilité de mettre en œuvre un véritable projet de société. C’est en cela qu’il nous intéresse. Et c’est la raison pour laquelle la convention nationale sur l’avenir des formations en travail social programmée le 26 octobre à Paris (7) est d’ores et déjà lourde d’enjeux. »
Contact :
(2) Respectivement l’Association française des organismes de formation et de recherche en travail social et le Groupement national des instituts régionaux du travail social.
(3) Olivier Cany a, depuis, quitté ses fonctions à l’Aforts.
(4) Editions de Minuit, 1980.
(5) L’écosophie peut être définie comme la science de la construction du sujet dans un lien à la fois respectueux et intime à son environnement.
(6) Coll. Actuel (n° 109), Folio.
(7) Et organisée par la direction générale de la cohésion sociale et l’Association des régions de France.