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« Les Gitans ont des modes de vie très variables »

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Démantèlement de camps illégaux, expulsions de Roms… Les gens du voyage, et assimilés, constituent l’une des cibles de l’offensive sécuritaire lancée cet été par l’Elysée. Une cible d’autant plus vulnérable qu’elle reste mal connue. Mais qui sont les Gitans ? Les réponses de l’anthropologue Marc Bordigoni, auteur d’un ouvrage sur les idées reçues sur ces populations.

Gitans, Tsiganes, Manouches, Roms, gens du voyage… Toutes ces appellations désignent-elles une seule population ?

Elles recouvrent des réalités différentes qui peuvent être imbriquées. Lorsque l’on parle de Roms, de Manouches, de Yéniches ou encore de Gitans, il s’agit d’une classification de type ethnique et culturel. Ainsi, les Gitans sont marqués plutôt par la culture ibérique ; les Manouches et les Sintis, par la culture germanique ; et les Roms, par la culture slave et balkanique. Mais le terme « gitans » en français ordinaire est aussi utilisé pour désigner l’ensemble de ces groupes. L’expression « gens du voyage » relève en revanche d’une classification administrative qui s’est substituée au terme « nomades » issu de la loi de 1912, repris par la loi de 1969 imposant les livrets et carnets de circulation aux populations mobiles. Enfin, l’appellation « rrom » – avec deux r – est défendue par l’Union romani internationale, qui l’a adoptée car, dans les ex-pays de l’Est, le terme « tsigane » était devenu une injure. Mais beaucoup de voyageurs, en France, ne le reconnaissent pas.

De quand date l’arrivée en France des Gitans ?

Il y a eu plusieurs vagues. Ceux que l’on a appelés les « Egyptiens » ou les « Bohémiens » sont arrivés dès le XVe siècle. Ils ont d’abord constitué des troupes militaires d’appoint au service des seigneurs féodaux, avant de se reconvertir dans les travaux saisonniers et le commerce ambulant. Plus tard, dans la foulée des guerres napoléoniennes, une nouvelle vague est partie d’Europe centrale. Beaucoup de familles manouches ou yéniches vivant aujourd’hui en Auvergne sont arrivées à ce moment-là. Au début du XXe siècle, des troubles politiques ont provoqué la venue en Europe de l’Ouest de populations roms ou sintis germanophones. Enfin, à partir des années 1960, ce sont les Tsiganes yougoslaves qui ont tenté de trouver du travail à l’Ouest.

Sait-on combien de gens du voyage vivent en France ?

Il n’existe heureusement pas de recensement ­ethnique en France. On ne connaît donc pas le nombre total de Gitans, qu’ils soient nomades ou sédentaires. Mais on connaît à peu près celui des détenteurs de titres de circulation : ils sont 240 000, dont 70 000 itinérants, 65 000 semi-sédentaires et 105 000 sédentaires. En ce qui concerne le nombre global des Gitans, quel que soit leur mode d’habitat, l’estimation – entre 300 000 et 800 000 personnes – est constante depuis une trentaine d’années. Enfin, quant aux Roms venant des ex-pays de l’Est, on estime qu’ils seraient entre 10 000 et 15 000. Originaires essentiellement de Roumanie et de Bulgarie, ils sont pour la plupart sédentaires. Mais comme, pour eux, la manière la plus simple d’avoir un toit consiste à acheter une caravane qui ne roule plus, dans l’imaginaire public, ils sont assimilés aux nomades.

De quoi vivent ces populations ?

Leurs métiers de prédilection recouvrent tout ce qui touche aux prestations de services et de commerce, avec des situations très variables en termes économiques et de mode de vie. Dans les années 1980, en Provence, certains s’occupaient de vente de voitures d’occasion. Ils se téléphonaient les uns les autres à travers toute la région pour se tenir au courant. Je connais par ailleurs un Tsigane dont le métier consiste à parcourir l’Europe pour récupérer les fins de collections et les invendus afin de les vendre sur les marchés. Les gens du voyage travaillent également beaucoup dans l’agriculture. Ainsi, cette année, après avoir récolté les cerises dans le Lubéron, des Gitans de Clermont-Ferrand ont récolté l’ail, l’oignon et le maïs dans le Massif central. Ils vont ensuite démarrer les vendanges dans le Beaujolais. Après quoi, ils se réinstalleront sur leur terrain, en Auvergne. A Marseille, où vivent beaucoup de familles sédentaires rapatriées en 1962, les hommes ont trouvé à l’époque du travail sur le port et aussi dans les pêcheries et les usines. Quand ces activités ont périclité, il a fallu trouver autre chose, et les jeunes s’investissent dans la musique tsigane, qui a connu un essor nouveau avec le jazz manouche.

Les gens du voyage sont-ils aussi délinquants que le prétend le ministre de l’Intérieur ?

Statistiquement, on ne peut rien dire, puisqu’il n’existe pas de statistiques ethniques. Ce que l’on peut observer, ce sont surtout des incidents, comme à Saint-Aignan cet été, avec des activités délictueuses ­commises par les jeunes hommes à un certain moment de leur vie. Cela existe aussi dans d’autres milieux. C’est exaspérant pour les populations, mais cela s’arrête là. Néanmoins, certaines prati­ques peuvent devenir « délinquantes ». En Auvergne, par exemple, des familles manouches très pauvres vivaient de la pêche sur l’Allier. Quand cette ressource importante pour eux est devenue quasi interdite, ils ont continué à pêcher pour fournir les restaurateurs.

Les enfants des gens du voyage sont parfois victimes de discriminations en matière de scolarisation. Mais les familles ne rechignent-elles pas à les pousser vers les études ?

Je me suis beaucoup intéressé à la sociologie de l’éducation, notamment chez les gens du voyage, et il est vrai que l’école est un système individualisant et compétitif qui, par certains aspects, est antagoniste avec les valeurs collectives des familles de Gitans, au sein desquelles il n’est pas toujours bon de se distinguer. En outre, la culture des gens du voyage est plutôt orale. Enfin, il existe une méfiance réciproque entre les Gitans et les gadjé, c’est-à-dire les non-Gitans, avec la volonté de ne pas trop se fréquenter. Cela dit, on a toujours connu des enfants de Gitans qui, par goût individuel, réussissaient à l’école. Certains deviennent avocats ou médecins. Je pense à une famille sédentaire dont le fils a suivi une formation en cinéma à l’université d’Aix-en-Provence, alors que sa sœur est préparatrice en pharmacie. Aujourd’hui, ils travaillent à revaloriser la culture tsigane au travers du flamenco contemporain.

Quel est le statut de la femme chez les gens du voyage ?

Il dépend beaucoup de la situation démographique, historique et économique de chaque groupe familial. Par moments, les mariages se font très jeunes ; à d’autres, plus tardivement. Jusque dans les années 1950, les femmes, chez les Gitans, allaient au-devant des gens pour vendre les produits dont les hommes assuraient la production. Elles étaient aussi traditionnellement chargées de l’alimentation et de la nourriture. Aujourd’hui encore, dans les familles, la femme gère le quotidien et l’homme les investissements lourds, telles la voiture ou la caravane. C’est une société où il existe des différenciations permanentes de sexe, mais aussi d’âge. Quand on vieillit et que l’on a des enfants, on est davantage respecté.

Bien que de nationalité française, les gens du voyage sont soumis à un régime particulier…

C’est vrai. Cette volonté de contrôle s’est exprimée via les lois de 1912, puis de 1969, qui imposent les livrets et carnets de circulation et obligent les gens du voyage à trois ans de rattachement à une commune, au lieu de six mois en droit commun, pour avoir le droit de voter. Comme ces populations vivaient à l’époque essentiellement en milieu rural, on craignait qu’elles prennent trop de pouvoir dans des communes ou qu’elles ponctionnent les secours municipaux. La loi a donc prévu un quota de « voyageurs » par commune. Ce statut est aujourd’hui fortement contesté, car il n’existe aucune raison d’imposer à des citoyens français des conditions particulières d’accès au droit de vote, aux allocations ou au logement.

Comment interprétez-vous l’offensive gouvernementale en direction des Roms ?

Des raisons de politique intérieure incitent Nicolas Sarkozy à mettre en avant un groupe et sa prétendue dangerosité. Même si les gens du voyage ne réagissent pas tous de la même façon, certains sont absolument furieux de cet amalgame fait entre eux et les Roms des Balkans. Cette stigmatisation et l’amalgame de réalités différentes va leur rendre la vie encore plus difficile, au moins pendant un temps. Par ailleurs, je pense que l’on n’a pas tiré toutes les conséquences de cette situation. Il faut savoir que le carnet anthropométrique imposé en 1912 aux populations itinérantes a été le premier titre d’identité créé en France. Il a été suivi par la carte d’identité des étrangers, en 1917, puis par la carte nationale d’identité, créée en 1940 par le gouvernement Laval. Or certains souhaitent aujourd’hui que l’on instaure un fichier biométrique national pour contrôler les aides délivrées aux Roms. Je suis prêt à parier que, bientôt, on étendrait cette mesure aux autres étrangers, puis à tous les citoyens relevant d’un système d’assistance, quel qu’il soit.

REPÈRES

Marc Bordigoni est anthropologue et chercheur au CNRS-Institut d’ethnologie méditerranéenne, européenne et comparative (Aix-en-Provence). En mai dernier, il a publié Les gitans (Ed. Le Cavalier bleu, collection « Idées reçues »).

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