Ne pas avoir les mêmes outils d’appréhension du réel ne suscite pas forcément de guerres de religion. Celles-ci ont pourtant été légion dans le domaine de l’autisme, depuis la première description de cette affection en 1943. Si toute controverse n’a pas disparu – notamment entre les promoteurs de telle ou telle méthode éducative ou de soin –, le temps du dialogue semble néanmoins venu entre les tenants d’une approche organique et ceux d’une approche psychologique de la maladie. Il faut dire qu’avec l’avancée des connaissances, les conceptions de l’autisme ont beaucoup évolué au cours des dernières décennies. Au point qu’aujourd’hui « le pluriel – autismes – ou l’utilisation des termes “syndromes autistiques” ou “troubles envahissants du développement” sont considérés comme les plus appropriés pour désigner ce handicap », estime le Comité consultatif national d’éthique (voir encadré ci-contre). En effet, malgré la présence de plusieurs signes cliniques caractéristiques du syndrome autistique – altération des contacts avec autrui (interactions sociales, communication verbale et non verbale), activités et centres d’intérêts restreints et/ou stéréotypés –, les personnes sont très hétérogènes entre elles, tant en termes de degré des atteintes présentées que de déficience intellectuelle et/ou de problèmes somatiques pouvant y être associés.
Selon un récent état des lieux établi par la Haute Autorité de santé, un enfant ou adolescent de moins de 20 ans sur 150 – quatre garçons pour une fille – est concerné par des troubles envahissants du développement (1).
Pour mieux appréhender leur complexité, des experts de différentes disciplines mettent en chantier de fructueuses collaborations. Tel est le cas de la coopération instaurée depuis 1998 entre le département de génétique médicale de l’hôpital parisien Necker-Enfants malades et trois structures qui accueillent de jeunes autistes à Paris ou sa région (deux hôpitaux de jour et un institut médico-éducatif). « Loin de nous diaboliser comme cela a été le cas pour les généticiens de la génération précédente, les psychiatres nous ont ouvert leur porte », explique Arnold Munnich, praticien hospitalier, professeur de pédiatrie génétique (2). Le principe des consultations conjointement effectuées, sur le lieu de vie des adolescents, par l’équipe de ce neuropédiatre de Necker et les pédopsychiatres des institutions partenaires est de ne négliger aucune piste d’investigation : entretiens avec les parents sur l’histoire de la grossesse et de l’accouchement, le déroulement de la période périnatale et l’évolution de l’enfant, établissement de l’arbre généalogique, examen somatique complet du jeune patient, prise de photos de l’intéressé avec son accord et celui de ses parents, puis série d’explorations complémentaires (bilans sanguin et urinaire, imagerie cérébrale, caryotype, etc.). Entre 1999 et 2009, quelque 170 jeunes de 12-20 ans ont bénéficié de telles consultations ; pour 34 d’entre eux – soit 20 % –, l’autisme s’est avéré lié à différentes maladies génétiques qui n’avaient pas été diagnostiquées. La variété des anomalies repérées signifie qu’il n’existe pas un gène de l’autisme, mais diverses prédispositions à développer cette maladie.
Le fait de relier l’autisme à des causes génétiques modifie-t-il la prise en charge des jeunes concernés ? « Non, cela ne change rien au travail que les psychiatres ont à réaliser auprès des adolescents, mais signifie qu’à côté de ces cliniciens, d’autres spécialistes ont leur place pour les soigner », répond Arnold Munnich. Et de se réjouir de voir pédopsychiatres et généticiens s’affranchir de leurs dogmatismes respectifs pour envisager « une ère de coopération féconde, fondée sur un respect mutuel et une réelle complémentarité professionnelle ».
Le travail entrepris par Sylvie Lapuyade, pédopsychiatre dans l’un des hôpitaux de jour qui a accueilli l’équipe de Necker (le centre Françoise-Grémy, à Paris), constitue un exemple de cette complémentarité interdisciplinaire. Sylvie Lapuyade a conduit une étude de terrain auprès de 46 adolescents : 23 qui sont atteints de formes génétiques d’autisme et 23 dont les troubles ne sont pas liés à des anomalies génétiques. Cette recherche « montre que les diagnostics génétiques ont été faits chez les patients porteurs de forme atypique d’autisme », constate la pédopsychiatre (3). La principale différence entre les deux groupes de jeunes concerne les comportements répétitifs et restreints qui sont moins importants chez les adolescents dont l’autisme est lié à une anomalie génétique.
Pour progresser dans le repérage et la compréhension de l’autisme, Fabien Joly, psychanalyste et psychomotricien, propose, lui, d’emprunter une voie qui se situe au croisement entre neurones et inconscient : celle du corps. En effet, le corps est en permanence traversé par le psychique, cependant que le mental est « drainé en continu de son ancrage corporel, sensoriel et perceptif », explique Fabien Joly. Or, si les fonctionnements cognitifs, perceptifs et socio-communicationnels de l’enfant autiste, ainsi que ses angoisses, sont étudiés et pris en compte, son corps est peut-être ce qui est le moins regardé et le moins décrit. C’est pourtant sa première différence et, sans doute aussi, le lieu-carrefour où données d’équipement génétique et neurobiologique, singularités cognitives, perceptives et sensorimotrices, et enjeux relationnels et affectifs se croisent lors du développement du sujet. Qu’on l’envisage sous l’angle des performances (retard psychomoteur assez global) ou de traits particuliers (stéréotypies motrices, rythmies corporelles, etc.), « la psychomotricité de l’enfant autiste paraît centrale », déclare Fabien Joly. Aussi préconise-t-il de développer une clinique de l’observation psychomotrice, étape essentielle du dépistage de l’autisme et de la prise en charge précoce.
Si chercheurs et cliniciens tentent de s’accorder pour progresser dans la compréhension de l’autisme et l’accompagnement des personnes qui en sont atteintes, les parents sont souvent les mieux placés pour s’inquiéter rapidement des bizarreries de leur enfant. Mais ils ne trouvent pas toujours l’oreille des professionnels. « On a parfois en face de nous des sachants et non pas des écoutants », témoigne Jacques Baert, vice-président d’Acanthe, association de parents et amis d’autistes. Puis, alors même que « la différence de nos enfants s’installe, nous restons convaincus qu’il s’agit d’un accident », poursuit ce père d’un adulte de 28 ans. « Tout rentrera sûrement dans l’ordre. On a alors l’espoir d’un meilleur – ça fait toute la différence avec ce qu’on ressentira plus tard. » D’abord à l’adolescence, lorsqu’il y a des régressions et des pertes d’acquis. Puis à l’âge adulte, quand tout espoir s’évanouit. « C’est à ce moment-là que certains parents s’effondrent », précise Jacques Baert, qui appelle les psychiatres à avoir une attitude bienveillante à l’égard des familles.
En tant que professionnels, « un de nos rôles est d’être une surface de réception de l’agressivité des parents – sans leur répondre avec agressivité : “moi, je sais !” », reconnaît Jacques Constant, pédopsychiatre. Mais d’estimer qu’à cet égard, les attitudes des psys ont beaucoup changé. En fait, explique Jacques Constant, « nous partageons notamment avec les parents l’extrême difficulté à savoir quelle est la “théorie de l’esprit” des personnes autistes », c’est-à-dire la façon dont elles perçoivent, comprennent et se situent dans le monde. C’est précisément pourquoi il importe d’être « dans l’à-côté des parents, non pour les psychanalyser, mais pour travailler avec eux dans une observation partagée de l’enfant et leur expliciter ce que nous-mêmes comprenons de ses manifestations comportementales », estime Geneviève Haag, psychiatre et psychanalyste. L’autisme, de fait, est « un modèle de complexité appelant plusieurs compétences autour de l’enfant concerné », souligne Pierre Delion, professeur de pédopsychiatrie et psychanalyste (4). Cet enfant a besoin d’un « dispositif créé par des professionnels avec les parents pour répondre au plus près de lui aux difficultés qu’il présente ».
Acteurs de la « constellation » de soignants réunis autour de ce jeune, les parents ne sont pas, pour autant, en position de co-thérapeutes. Il s’agit plutôt de leur demander d’être responsables de la stratégie concertée mise en place, explique Pierre Delion. Il insiste sur le caractère incontournable de la confiance réciproque. « C’est la condition requise pour […] traiter ensemble des remous et des angoisses qui ne manquent pas de survenir lors de telles prises en charge dans la durée. »
« Le drame de l’autisme représente un exemple particulièrement douloureux des conséquences que peuvent avoir, en termes de souffrance humaine et de respect de la personne, des théories sur les causes d’un handicap ou d’une maladie », estime le Comité consultatif national d’éthique (CCNE) (5). De fait, les premières explications psychologiques de l’autisme données en 1943 par le psychiatre Léo Kanner, puis la reprise et la popularisation de cette approche par Bruno Bettelheim, psychiatre et psychanalyste, ont eu pour conséquence de malmener des générations de mères tenues pour responsables de la pathologie de leur enfant. Dans les pays anglo-saxons et en Europe du Nord, une autre conception émerge au cours de la décennie 1970 : celle d’une origine neurobiologique de l’autisme, désormais considéré comme un « trouble envahissant du développement ». Cette révision conceptuelle a conduit à « l’abandon de la théorie psychodynamique de l’autisme et de la notion de “psychose autistique” dans la quasi-totalité des pays, à l’exception de la France et de certains pays d’Amérique latine, où la culture psychanalytique exerce une influence particulièrement importante dans la pratique psychiatrique », explique le CCNE. Et de pointer l’effet dévastateur des clivages liés aux approches dualistes. « Le tout neurobiologique ou génétique s’opposant au tout psychologique, le tout “inné” s’opposant au tout “acquis” méconnaissent cette interaction permanente entre l’environnement et la personne d’où émerge et se transforme sa singularité ».
Dans le domaine de l’autisme et des troubles envahissants du développement (TED), certaines situations constituent un problème récurrent aux conséquences dramatiques pour les personnes atteintes, leurs familles et les professionnels, explique Moïse Assouline, psychiatre, directeur de l’hôpital de jour Françoise-Grémy à Paris. Il s’agit de situations complexes, qui sont « caractérisées par l’incapacité, au moins temporaire, pour des équipes spécialisées en autisme d’accueillir une personne, d’organiser sa prise en charge ou de la poursuivre », non pas faute de places, mais pour des raisons relatives aux difficultés de l’intéressé ou à sa dangerosité, explique Moïse Assouline. Ce constat est à l’origine d’un projet qui a été préparé par un réseau national de professionnels et de parents, avec le soutien de la direction régionale des affaires sanitaires et sociales et de l’Agence régionale de l’hospitalisation d’Ile-de-France. Il s’agit d’un dispositif qui associe la création, à titre expérimental, d’une unité sanitaire interdépartementale d’accueil temporaire d’urgence (Usidatu) et de trois unités mobiles d’intervention (UMI).
Elément-clé du dispositif, l’Usidatu devrait ouvrir ses portes en 2012 à l’hôpital parisien de La Pitié-Salpêtrière. C’est une unité non sectorisée fonctionnant 24 heures sur 24 tous les jours de l’année, qui disposera de huit lits en psychiatrie infanto-juvénile et huit en psychiatrie générale. Les demandes d’admission, formulées par la famille ou un professionnel (sanitaire, médico-social ou social), seront systématiquement évaluées, sur le lieu de vie de la personne, par l’UMI géographiquement concernée. Famille ou institution, celui qui a adressé la situation de crise s’engage à réadmettre la personne à l’issue de son hospitalisation, sauf avis contraire de l’UMI. Dans ce cas, un projet de réorientation sera prévu par cette dernière avant l’admission du patient à l’Usidatu.
D’ores et déjà opérationnelles, les trois unités mobiles d’intervention qui se répartissent le territoire francilien (6) sont chargées de venir rapidement en aide à l’entourage familial et professionnel de personnes atteintes d’autisme ou de TED. Elles travaillent avec un réseau diversifié et formalisé de partenaires qui leur fournissent un appui en matière d’évaluations et d’orientations. Les UMI sont composées d’une équipe pluridisciplinaire légère (psychiatre, psychologue, infirmier, éducateur, assistant social), à même d’appréhender les situations dans toutes leurs dimensions.
Selon le bilan du premier trimestre de fonctionnement de l’UMI Centre, 16 des 35 appels reçus concernaient des crises comportementales hétéro-agressives et trois des auto-mutilations graves ; les autres motifs de demande étaient relatifs à des troubles du comportement divers sans agressivité, mais dont l’accompagnement peut être très délicat. Dans la majorité des cas (21 sur 35), l’intervention de l’UMI a aidé au maintien des personnes dans leur milieu de vie (souvent des foyers d’accueil médicalisés, parfois le milieu ordinaire). « Les situations les plus difficiles sont celles de personnes vivant à domicile, dont les familles sont au bord du gouffre », commente Moïse Assouline. « Ce qui montre bien l’importance de la future unité hospitalière où l’on peut estimer que la majorité des patients aura besoin d’un temps d’apaisement d’environ trois mois ».
(2) Lors du colloque « Approches nouvelles en autisme », organisé le 17 mai à Paris par la revue Enfances & Psy : Tél. 09 71 57 99 94 –
(3) Lors de son intervention à la journée « L’autisme : de la recherche aux pratiques », proposée le 2 octobre 2009 par la Fondation de France –
(4) Dans « L’autisme aujourd’hui » – Enfances & Psy n° 46/2010 – Ed. érès.
(5) Dans un avis du 8 novembre 2007 – Voir ASH n° 2535 du 14-12-07, p. 19.
(6) L’UMI Ouest (Yvelines, Essonne et Val-d’Oise) et l’UMI Centre (Paris et Hauts-de-Seine) fonctionnent depuis début 2010, l’UMI Est (Seine-et-Marne, Seine-Saint-Denis et Val-de-Marne) depuis le 1er septembre.