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« Créer des centres d’injection de drogues n’encourage pas la toxicomanie »

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Faut-il créer en France des centres d’injection pour toxicomanes ? Oui, estiment la communauté scientifique et les associations de réduction des risques. Non, répond François Fillon, pour qui ce serait encourager la toxicomanie. Le point de vue du sociologue Fabrice Fernandez, qui publie « Emprises. Drogues, errance, prison : figure d’une expérience totale ».

En quelles occasions avez-vous côtoyé l’univers de la toxicomanie ?

Ma recherche visait à observer les trajectoires des usagers de drogues passant alternativement par les structures d’aide, la rue, la prison… J’ai donc travaillé, à partir d’une approche ethnographique, auprès d’associations de réduction des risques (notamment un bus d’échange de seringues), d’associations de réinsertion et en prison. J’ai également suivi des parcours de consommateurs dans la rue, et rencontré à l’hôpital des usagers de drogues contaminés par le VIH.

On entend parler de salles de consommation, d’injection, voire de « shoot »… Ces appellations recouvrent-elles un seul et même dispositif ?

Les centres d’injection supervisée font l’objet de diverses appellations en Europe et ne sont certainement pas homogènes dans leur fonctionnement. Certaines structures aident uniquement les personnes à s’injecter, d’autres travaillent sur le « snif », d’autres encore combinent approches médicale et sociale, avec des éducateurs présents pour aider les usagers. Car ce sont aussi des lieux de resocialisation. Les usagers profitent des informations qui circulent sur tel hôpital, tel médecin, tel centre de cure. Ils viennent s’y faire soigner les petits bobos, parfois les gros. Il se passe dans ces centres toujours plus que la simple réduction des risques, si l’on entend par là l’échange de seringues ou l’aide à la consommation. En fait, la réduction des risques vise aussi à offrir un suivi médical, un accès aux soins et une porte de sortie possible aux usagers de drogues. Les travailleurs sociaux sont, de ce point de vue, des passerelles nécessaires entre ces structures et le reste de la société.

Comment fonctionnent ces centres ?

Il n’y a évidemment aucune présence policière, et l’anonymat est respecté. Les usagers peuvent venir consommer sans crainte. Les horaires d’ouverture sont assez classiques, la plupart du temps en journée. Un centre que j’avais visité en Suisse se composait d’une grande salle d’accueil où les usagers pouvaient parler de leurs problèmes avec des travailleurs sociaux, et d’une arrière-salle où des médecins étaient présents pour suivre les consommations dans de petites cabines individuelles prévues à cet effet. Ces structures ressemblent beaucoup aux centres d’échange de seringues, sauf que les usagers de drogues consomment sur place. Autrement, ils seraient obligés de sortir s’injecter dans la rue, dans des halls d’immeubles ou d’autres lieux non sécurisés. Les salles de consommation permettent d’éviter ce passage dit « à risque », même si, d’une certaine façon, il fait aussi partie de la consommation de drogues. Ces centres touchent en majorité des usagers très précarisés. La plupart, sans travail, vivent des prestations sociales, de petits boulots ou de trafics, et ne disposent pas, le plus souvent, d’un logement en propre.

Créer des centres d’injection reviendrait-il à organiser la consommation de drogues, voire à l’encourager, comme le prétend François Fillon ?

Les mêmes arguments ont déjà été mis en avant dans les années 1980 et 1990 pour critiquer la création des centres d’échange de seringues. Mais aucune étude scientifique ne prouve que la réduction des risques favorise l’augmentation de la consommation. Au contraire, d’après tous les rapports, dont celui de l’Inserm, les centres d’injection implantés à l’étranger ont des résultats positifs, y compris sur la question de l’ordre public. Très médicalisés et encadrés, ils conduisent en réalité les personnes qui les fréquentent à réguler leur consommation parce qu’on leur apprend à le faire. En outre, ils accueillent une population déjà toxicomane, et non des gens qui y viendraient pour découvrir la drogue.

Peut-on cependant craindre, comme l’avancent certains, une augmentation du trafic au voisinage de ces salles ?

Ces dispositifs peuvent parfois fixer des lieux de deal. Mais le deal existe de toute façon, avec ou sans structure. Sans compter que les centres d’injection, tels qu’on peut les imaginer, seraient implantés dans des quartiers de grandes villes où la drogue et les consommateurs sont déjà présents. Je ne pense donc pas que cela augmenterait de manière significative le trafic. On peut d’ailleurs retourner l’argument : le trafic continue d’augmenter, alors qu’il n’existe pas en France de centres d’injection.

Certains plaident pour que l’on donne plutôt la priorité à la création de places en cure et postcure. Qu’en pensez-vous ?

Il est certain que l’on aurait besoin de développer les places en cure et en postcure, dont le nombre est trop limité. Mais on sait aussi que la cure ne signifie pas une sortie assurée et automatique de la toxicomanie. En ce sens, créer des salles de consommation est intéressant en termes de dépenses de santé publique. En effet, si l’on arrive à faire baisser le taux de contamination à l’hépatite C, massif chez les usagers de drogues par injection, on diminue la prévalence des pathologies associées et on réduit ainsi les dépenses en la matière. Cet argument économique est d’ailleurs avancé dans la plupart des pays ayant adopté ce type de structures. En réalité, les dispositifs ne s’opposent pas mais se complètent. Les salles d’injection constituent un point d’entrée dans un parcours qui peut mener aux centres de cure et de postcure. Malheureusement, aujourd’hui, on laisse les dispositifs de première ligne – les associations de réduction des risques – un peu isolés pour gérer les dimensions à la fois sociales et sanitaires de l’accompagnement des usagers de drogues les plus précarisés.

Justement, les toxicomanes très précaires sont-ils sensibles aux messages de réduction des risques véhiculés par ces centres ?

Individuellement, les usagers de drogues ne perçoivent pas les risques de la même façon que les travailleurs sociaux et les soignants. Pour eux, le risque principal, c’est d’abord l’arrestation, suivi de la perte du logement. Le risque sanitaire (VIH, hépatite) ne vient que bien après dans leurs préoccupations, car c’est un risque à long terme, difficile à imaginer pour des personnes qui vivent au jour le jour et ne sont pas dans la même temporalité que les intervenants des structures. De plus, on observe chez certains un déni des risques et une recherche de leurs limites. Une part non négligeable des usagers de drogues sont ainsi dans un processus de décrochement par rapport à la plupart des régulations sociales et vivent depuis des années dans des conditions déplorables. Du coup, ils investissent leur corps comme unique ressource. Ce corps maltraité représente une porte d’entrée pour parler de soi et aborder sa souffrance sociale et psychique.

Vous considérez la toxicomanie comme une « expérience totale »… C’est-à-dire ?

L’usage de drogues est une expérience totale, dans la mesure où toute l’attention de l’usager est concentrée sur sa seule consommation. Cette expérience parasite tous les autres aspects de sa vie quotidienne. La drogue devient la question et la réponse à tous ses problèmes. C’est une expérience limite dont on se rapproche ou on s’éloigne selon les périodes. Le paradoxe étant que cette expérience totale permet aux usagers de drogues les plus désaffiliés de maintenir un minimum de liens. Même si cette sociabilité de circonstance s’organise autour de la drogue.

Pourquoi les responsables politiques français se refusent-ils à réviser la loi de 1970, souvent jugée obsolète et trop répressive ?

Le problème est que, aujourd’hui, on voit surtout s’exprimer une vision morale de la prévention, partagée entre deux conceptions de l’usager : le malade et le délinquant. Et on ne parvient pas à penser ensemble répression, soins et réduction des risques, comme si ce dernier élément mettait en défaut les deux premiers. En réalité, on ne peut réduire l’usage de drogues à une maladie et le consommateur à un délinquant. Ces deux visions et le débat qu’elles génèrent oublient le sujet social. On ne prend pas en compte les histoires de vie de ces consommateurs précarisés, ni les inégalités sociales qui les ont bien souvent construits. A force de ne voir en eux que des malades, on oublie le processus d’exclusion, les pertes d’emploi, les problèmes familiaux, les violences domestiques, les accidents de la vie et l’engrenage errance-prison qui ont, entre autres, cristallisé la drogue comme une solution. Quant à l’approche autoritariste qui imagine pouvoir les forcer au sevrage quitte à les enfermer, elle méconnaît à la fois les échecs répétés de ce type de politique et les complexes mécanismes de sortie de la toxico-dépendance.

REPÈRES

Fabrice Fernandez est sociologue à l’Institut de recherche interdisciplinaire sur les enjeux sociaux (CNRS-Inserm-EHESS-Université Paris-XIII). Il publie Emprises. Drogues, errance, prison : figures d’une expérience totale (Ed. Larcier, Bruxelles, 2010).

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