Il pleut en ce samedi de juin sur le stade vide, aux pieds du mont Mimat et du causse d’Auge, à Mende (Lozère). Alexandre, Kévin et leurs coéquipiers ont mal dormi, mais ils arrivent concentrés, dans leur short court et leurs chaussettes hautes. Avec leurs encadrants, ils vont rejoindre les 47 autres équipes, à l’abri dans les gradins. Un total de 400 jeunes âgés de 10 à 15 ans, dont quelques filles, réunis pour disputer le 5eChallenge national de rugby inter-ITEP (instituts thérapeutiques, éducatifs et pédagogiques). Venues de Dieppe, de Bordeaux, de Castres ou encore de Marseille, toutes ces équipes vont se rencontrer durant la journée, par catégories d’âge, sur la vaste étendue verte divisée en six petits terrains. Arrivés la veille, les adolescents ont passé la nuit au camping et n’ont qu’une hâte en ce frais matin : jouer. Il va pourtant leur falloir patienter encore quelques minutes. La fanfare entame son premier morceau, pendant que les organisateurs appellent au micro les équipes une par une, pour le défilé rituel des mascottes. Chaque ITEP a confectionné la sienne : têtes de sanglier, de lion, d’ours, de grenouille, et même un dromadaire, qui défilent maintenant dans un certain calme et sous un ciel qui se dégage. C’est le round d’observation.
Enfin, les poules sont constituées et les premiers matchs peuvent commencer. Alexandre, Kévin et leur équipe bordelaise jouent dans la catégorie des 13-15 ans. Ils sont venus « pour s’amuser », affirment-ils, mais ils aimeraient quand même faire mieux que l’équipe de leur ITEP qui a participé au Challenge l’année précédente. Malheureusement, pour leur premier match, ils sont tombés sur plus rapides et plus forts qu’eux. A l’arrière, Alexandre n’hésite pourtant pas à faire obstacle à ses adversaires de son petit corps trapu. Il tombe, se relève… sonné. Sur le bord du terrain, les trois éducateurs spécialisés bordelais se sont mués en entraîneurs sportifs. « C’est pas grave, relève-toi, super, vas-y, fonce ! » Alexandre sourit et repart en trottinant. Kévin, lui, commence à s’énerver. Alors, quand un pilier du camp adverse se trouve à nouveau sur le point de marquer, il agrippe son tee-shirt avec force et le tire vers l’arrière. Dans l’effort et la surprise, les deux garçons virent au rouge. L’adversaire lève la main dans un geste exaspéré et lance une violente insulte. L’arbitre intervient et fait signe aux deux protagonistes de s’approcher. Il écarte les autres. « On redescend, les gars. Il faut respecter les règles, sinon vous risquez de vous faire mal ou de faire mal à quelqu’un. Maintenant, on s’excuse, on se serre la main, et on repart. » Les deux garçons hésitent, se serrent la main sans conviction. Leur visage reprend cependant une teinte rose, plus sereine. Le match peut reprendre.
Les deux mi-temps durent cinq minutes chacune, et l’arbitre ne laisse rien passer. Il siffle sans arrêt, relance le jeu au pas de course. Pas de temps mort. A la fin de la rencontre, il réunit les deux groupes, qui s’assoient dans l’herbe autour de lui pour un debriefing. C’est l’association toulousaine Rebonds ! qui s’occupe de l’arbitrage. Son créneau : l’éducation et l’insertion par le rugby (voir encadré page 43). Elle veille à ce que les règles soient respectées, et surtout expliquées et comprises. « Les deux équipes se sont données à fond sur le plan physique, mais aussi affectif. Il leur faut pourtant se maîtriser, pour se ménager mais aussi parce que la journée va être longue », explique l’arbitre, avant de s’adresser plus particulièrement à l’équipe bordelaise, en maillots bleus. « Je tiens à vous féliciter car vous êtes moins gaillards physiquement, mais vous êtes restés dans le match. » Les perdants se détendent peu à peu.
Les joueurs qui s’étaient allongés sur la pelouse en signe d’épuisement se relèvent. Car dans cette compétition unique en son genre, le nombre d’essais marqués ne suffit pas à donner la victoire. Le meilleur score vaut deux points seulement. Un point supplémentaire évalue la coopération au sein de l’équipe et un point de plus note le fair-play, c’est-à-dire le respect des adversaires, de l’arbitre et des coéquipiers (serrer les mains en fin de partie, ne pas porter de coup intentionnel, ne pas proférer d’insulte, ne pas contester une décision de l’arbitre…). Une équipe qui joue bien mais ne respecte pas les autres et l’arbitre peut donc ne pas gagner.
C’est d’ailleurs ce qui risque d’arriver à celle de L’Oustalet, sur le terrain d’à côté. Lors de leurs deux premiers matchs, les Toulousains se sont imposés au score. Cependant, la première fois, ils sont passés à côté du point de coopération. Les joueurs ont donc été plus attentifs, lors de la deuxième rencontre, à jouer plus collectif, à regarder où se trouvaient leurs camarades sur le terrain, à leur passer le ballon et à construire davantage les actions de jeu. Mission accomplie : ils ont obtenu le point de coopération, mais le point de fair-play continue à leur échapper. Il faut dire qu’ils n’hésitent pas à crier sur le terrain pour se critiquer entre eux. « Mets-nous du sparadrap sur la bouche. On ne peut pas s’empêcher de parler ! », finit par conseiller un joueur à l’éducatrice qui les accompagne et les soigne. Car les premiers bobos commencent à arriver. Un doigt foulé, une cheville endolorie. Sans compter des baisses de moral soudaines. Partout, sur le stade, on voit des éducateurs qui prennent des enfants dans les bras, pour une accolade intense et courte. Puis les joueurs repartent, ragaillardis.
Le premier Challenge national de rugby inter-ITEP a été organisé en 2006 à Morlaix (Finistère), à l’initiative de l’ITEP de l’Ancrage. A l’époque, 170 jeunes s’étaient réunis. Dès l’année suivante, l’Association nationale des ITEP et de leurs réseaux (AIRe) (1), qui regroupe les trois quarts de ces établissements, s’associait à cette manifestation, non pour l’organiser mais pour la soutenir. Son rôle consiste ainsi à « garantir l’esprit qui porte cette rencontre autour du rugby en maintenant les fondamentaux des missions de l’ITEP », est-il précisé dans la charte rédigée en 2008 par l’association. Autrement dit, à veiller à ce que l’événement soit organisé dans un but éducatif et thérapeutique. « Car le rugby a de véritables vertus pour nos jeunes », témoigne Jean-Paul Bringer, directeur de l’ITEP Bellessagne, à Mende, co-organisateur du Challenge cette année (2). « C’est un sport qui apprend le plaisir à être ensemble, à se toucher aussi, sans se faire mal. C’est un sport qui demande de respecter l’autre, de différer sa propre envie, de laisser passer l’adversaire devant, parce qu’on a le sentiment d’être un véritable joueur de rugby, plutôt que de lui casser la figure. Et parce que le rugby est un sport qui, comme le foot, se révèle très porteur en matière d’image. C’est un outil formidable pour des jeunes qui vivent habituellement les règles comme persécutrices. Le sport modifie leur rapport à ces règles. Enfin, pour ces jeunes qui ont une très faible estime d’eux-mêmes, l’activité sportive les aide à reprendre confiance, à se valoriser à leurs propres yeux. Cette journée leur permet de vivre une réussite qui leur est accessible, alors qu’ils ont connu l’échec scolaire. »
En 2007, le Challenge a été organisé à Toulouse ; en 2008, à Aix-en-Provence ; en 2009, à Auch (Gers). Cette année, à Mende, ce sont les ITEP Bellesagne et Maria-Vincent qui se sont portés volontaires pour organiser le tournoi. « Ce qui nous a intéressés aussi, c’est la possibilité de changer l’image des ITEP, qui est très négative, poursuit Jean-Paul Bringer. Par exemple, nous construisons en ce moment un nouvel hébergement en internat à Mende, et tous les voisins du site ont voulu s’opposer à la création du centre. Ils ne savaient pas exactement ce que c’était, mais ils en avaient peur. » Les ITEP, ce sont les anciens instituts de rééducation. Une appellation qui a longtemps laissé croire que les jeunes hébergés avaient de graves problèmes éducatifs, à la limite de la délinquance. « Or ils ont des problèmes tout court. Ils ont des difficultés à vivre avec l’entourage, à supporter les frustrations, martèle le directeur de Bellesagne. Je dis souvent qu’ils ont des soucis dans leur tête et qu’ils n’arrivent pas à les ranger. Donc ça les préoccupe en permanence. Ils ne sont pas disponibles pour l’apprentissage. Ils sont énervés quand on les dérange, et ne tolèrent pas la frustration, tout en ayant une faible estime d’eux-mêmes. Avec le Challenge, on montre qu’ils peuvent donner d’eux-mêmes, qu’ils peuvent être dans des relations sociales de qualité. »
En dépit de cette volonté d’ouverture, le public est peu nombreux sur le bord du terrain. En revanche, la centaine de bénévoles qui se sont investis sur le Challenge sont bien présents. L’école de moniteurs-éducateurs de Marvejols a dispensé ses élèves de cours le vendredi afin qu’ils puissent participer aux derniers préparatifs. De son côté, l’école d’infirmières de Mende a participé, avec les pompiers, à l’organisation d’un poste de secours. Une boulangerie de Mende fournit gratuitement le pain durant tout le week-end et le député, un élu municipal ainsi que différents partenaires de la manifestation sont également venus. Car si chaque équipe participe à hauteur de 800 €, pour le reste, le Challenge est financé par les dons et les subventions des collectivités territoriales et des entreprises de la région. Budget du tournoi : environ 60 000 €.
Après la pause de midi, sur le terrain, les matchs ont repris de plus belle. L’équipe de L’Oustalet a fini par gagner le point du fair-play lors de sa troisième rencontre. « Dès qu’un joueur élevait la voix, un camarade lui disait de se taire », raconte, amusée, une éducatrice. Sur le terrain d’à côté, les Bleus de Bordeaux affrontent une équipe avec laquelle ils ont sympathisé au camping. Résultat : ils la laissent gagner, au grand dam des travailleurs sociaux, qui tentent de les réveiller. Ce sera le cas pour le match suivant, face à une équipe du Nord. La difficulté, cette fois, réside ailleurs : l’un des joueurs dépasse tout le monde de deux têtes et traverse le terrain avec une facilité déconcertante. Les Bleus ont peur de lui, personne n’ose lui barrer la route ni tenter de le plaquer. Alexandre reste timide. Kévin finit par tenter de lui attraper les jambes, mais trop tard, l’essai est marqué et la fin de la partie approche. La tension monte. Quelques minutes plus tard, les deux joueurs s’accrochent. Mais sans attendre la remarque de l’arbitre, spontanément, ils se donnent une tape amicale sur l’épaule, avant de reprendre leur place. L’habitude est prise. Le résultat n’en reste pas moins réglé d’avance, et les Bleus sont abattus. La fin du tournoi s’annonce. L’énervement commence à monter, la fatigue aussi.
La journée se clôt par la remise des prix. La pluie, qui s’était arrêtée toute la journée, tombe à nouveau, plus drue cette fois. Dans les gradins, les enfants dévorent leurs goûters. Les éducateurs soufflent un peu. Aucun accroc majeur à signaler. Pas plus que les années précédentes. « Ce qui frappe l’observateur, c’est l’attention des jeunes portée à leurs équipiers, aux adversaires, aux éducateurs et aux arbitres. Des centaines de jeunes réunis durant trois jours dans un même espace, et pas d’incident… », constate Serge Heuzé, directeur d’un établissement, qui était intervenu lors des 13es journées d’études de l’AIRe organisées en 2008 à Toulouse, sur le thème : « Les ITEP au cœur de la mêlée » (3). « Un deuxième élément surprenant pour l’observateur, poursuit-il, concerne les attitudes de respect à l’égard des règles, de l’arbitrage et de la personne de l’arbitre en particulier, mais aussi de l’ensemble des joueurs. L’autocontrôle de l’agressivité, même dans les phases de jeu en opposition toniques, constitue un troisième élément de surprise. » Pour Serge Heuzé, « ce serait la possibilité de toucher et d’être touché, dans un contexte identifié et réglé, qui permettrait aux jeunes d’ITEP de travailler constructivement l’autorégulation de leur agressivité. » Et c’est sur ce plan que le rugby apporte sans doute des éléments utiles à l’accompagnement personnalisé des jeunes. « L’acceptation d’une exposition mutuelle à une agressivité pacifiée, médiatisée, encadrée est favorisée par les éléments constitutifs du jeu de rugby. » Et puis devenir membre d’une équipe jouant à l’extérieur a une incidence sur les dynamiques individuelles et collectives. Les jeunes endossent, au moins le temps de la journée, le rôle de « rugbymen » et, dans ce cadre-là, ils se comportent conformément aux attentes de ce sport.
Conformément à la tradition, une troisième mi-temps est prévue pour clore le Challenge. Un spectacle de jonglage burlesque est organisé au camping pour les jeunes et leurs 150 encadrants. Car tous logent sous tentes, au même endroit. Une disposition codifiée dans la charte de l’AIRe. « Nous avons tenu à garder une véritable unité de lieu et de temps, explique Gilles Gonnard, président de l’association. Un seul lieu pour héberger tout le monde, et un seul lieu pour la journée du tournoi. C’est une volonté de ne pas aller manger à la cantine d’un lycée proche, par exemple. Nous évitons tout déplacement inutile car ce sont des périodes de flottement, pas toujours faciles à gérer. Les enfants sont très vite réactifs dès que c’est difficile. Donc on évite. En outre, l’unité de lieu permet un grand moment collectif : toutes les équipes dorment au camping. Il n’est pas possible qu’une équipe loge à l’hôtel, par exemple. C’est important car l’une des difficultés des jeunes que nous prenons en charge, c’est justement de vivre dans un collectif. Tout le travail des ITEP consiste à les y confronter, à faire cohabiter des règles valables à la fois pour l’ensemble du groupe et pour les projets individualisés de chaque jeune. » Dimanche, les minibus repartiront. Les entraînements de rugby ne reprendront qu’à la rentrée dans les établissements. Le temps de se préparer au prochain Challenge.
Utiliser le rugby comme outil pédagogique, tel est le pari de l’association Rebonds ! (4). Sanoussi Diarra et Sébastien Bouche, deux anciens rugbymen professionnels devenus éducateurs sportifs, travaillaient dans les quartiers de la banlieue toulousaine. « Mais les jeunes ne venaient qu’une fois ou deux s’entraîner puis disparaissaient dans la nature, confie Sébastien Bouche. Nous avons eu envie de professionnaliser notre activité. » D’où la création de Rebonds ! en 2004, pour pouvoir intervenir dans les écoles de ZEP, les classes de SEGPA et les structures spécialisées (IME, ITEP). L’objectif de l’association : l’insertion sociale et l’éducation de jeunes issus de quartiers difficiles par le sport. « Le rugby est pour nous un formidable outil éducatif qui nous permet de transmettre des valeurs fortes telles que le respect, le don et le dépassement de soi, ou bien encore la solidarité et la fraternité », développent les fondateurs. Dans ces établissements, les dix ? salariés de l’association organisent donc des cycles d’entraînements hebdomadaires, durant six semaines. A cette occasion, pour les élèves qui le souhaitent et qui se trouvent en difficulté (ruptures sociale, familiale, scolaire, trouble du comportement…), l’association propose une pratique en club encadrée. Rebonds ! accompagne l’enfant aux entraînements et aux matchs, apprend à connaître son comportement, son cadre familial et scolaire. « Nous avons un mode d’entrée dans la famille qui n’est pas social mais sportif. C’est donc plus facile pour nous, explique Sébastien Bouche. En connaissant l’environnement familial, nous pouvons ensuite voir quel club conviendrait le mieux, s’il vaut mieux sortir le jeune du quartier ou pas… » Certains jeunes sont ainsi suivis depuis six ans.
Parallèlement, les salariés de Rebonds ! jouent les « arbitres éducatifs », comme lors du Challenge inter-ITEP. « Nous avons beaucoup réfléchi à notre manière d’intervenir, raconte Sébastien. Au départ, nous expliquons aux joueurs ce qui est valorisé et quel est l’intérêt pour eux de respecter la règle et de se respecter entre eux : ne pas se faire mal, ne pas blesser un autre joueur, ne pas se fatiguer… De même, quand nous expulsons un joueur, nous lui expliquons pourquoi. Avec les jeunes des ITEP, nous devons beaucoup cadrer, impossible de laisser de marge. Il faut signaler toute entorse aux règles du rugby car, à tout moment, une frustration peut mener à de la violence »
(1) AIRe : L’Orangerie – Chemin des Bosquets – 35410 Chateaugiron – Tél. 02 99 04 69 55 –
(2) Ensemble thérapeutique de Bellesagne – BP 33 – Allée Raymond-Fages – 48000 Mende – Tél. 04 66 49 11 00.
(3) Lire Les ITEP au cœur de la mêlée (Ed.Champ social, 2010).
(4)