Dans votre recherche, vous analysez l’évolution de l’usage du mot « peuple » au cours du XVIIIe siècle et au travers de différents textes administratifs, littéraires ou économiques. Qu’en ressort-il ?
Au début du XVIIIe siècle, on ne parle pas encore du peuple. Ce n’est pas un sujet car le peuple n’a pas d’existence en lui-même. Il ne se conçoit qu’en référence aux groupes constitués que sont la noblesse, le clergé ou la bourgeoisie et par opposition à ceux qui sont riches, nobles ou éclairés. A cette époque, on ne représente le peuple que négativement, à travers les figures des marginaux : les vagabonds, les mendiants, les voleurs, les gueux… Cette vision de la société, appuyée sur la puissance de la religion, est naturalisante et essentialisante. On appartient au peuple par nature, et non en raison d’une histoire ou d’une situation sociale donnée. La pauvreté est conçue comme ayant une base naturelle, et non une cause sociale. Quant aux catégories aisées, elles n’ont que très peu de liens avec le peuple, en dehors du contact avec leurs domestiques, qu’elles considèrent quasiment comme des instruments.
Pourtant, au fil du siècle, le peuple prend progressivement forme dans l’imaginaire social…
Divers groupes commencent en effet à s’intéresser au peuple. D’abord, le discours administratif et policier va peu à peu prendre en compte le fait que les vagabonds peuvent aussi être autre chose, par exemple des paysans attachés à un village ou des migrants venus d’autres pays. Puis, autour de 1750, apparaît un discours davantage littéraire qui s’inscrit dans une esthétique sentimentale et interroge la perte de contact de la noblesse avec la réalité. Il développe la nostalgie d’un peuple rêvé au travers de figures positives et stéréotypées présentées comme des exceptions. Le peuple n’est plus seulement une masse indifférenciée opposée aux élites. On prend conscience qu’il peut comporter des individus valables. Ce qui n’invalide d’ailleurs pas le jugement négatif porté sur le peuple dans son ensemble. Enfin, à partir de 1770, on voit émerger le discours des économistes et des philosophes. Avec la libéralisation du commerce, notamment celui des grains, le lien traditionnel de protection alimentaire existant entre le roi et le peuple est mis en question. Se pose alors la question de ce que l’on doit au peuple et de la manière de le considérer. D’autant qu’il se fait entendre à cette époque par des émeutes très importantes. Un certain nombre de philosophes, dont Denis Diderot, en viennent ainsi à s’intéresser au peuple dans le cadre d’une démarche empiriste qui préfigure les futures sciences sociales.
Peut-on dire que le peuple devient, dès lors, une catégorie politique ?
On tend vers cela mais, jusqu’à la Révolution, on ne peut pas affirmer que le peuple soit une catégorie politique à part entière. Il devient un objet d’observations, alors qu’il n’avait précédemment aucune existence collective. Ce seront les combats de la Révolution qui donneront corps à l’idée même d’un peuple, telle qu’elle se développera tout au long des XIXe et XXe siècles.
Or, selon vous, nous serions en train de revenir à la vieille conception naturalisante du peuple. Pour quelles raisons ?
Ce retour à une vision naturalisante des catégories sociales me semble lié pour une grande part à un blocage conjoncturel de la société, notamment du point de vue économique. Bien sûr, il faut se garder de confondre le XVIIIe siècle et la période contemporaine, mais il existe entre ces deux époques un certain nombre d’éléments structurels communs. D’abord, elles paraissent toutes deux installées dans l’insécurité sociale, et les travailleurs y sont devenus comme inutiles. En outre, aujourd’hui comme il y a deux cent cinquante ans, on constate une absence de la figure du prolétaire, avec une faiblesse de la mobilité sociale et une grande dispersion des catégories populaires. Il n’y a pas, ou plus, de classe populaire unique revendiquant une expérience homogène. C’était la même chose au XVIIIe siècle, où il n’existait pas de classe ouvrière ni de conscience d’une classe populaire. Il se produit aujourd’hui une diversification des statuts, des conditions d’emploi et des propriétés culturelles. Du coup, le peuple n’a pas de parole unificatrice. Et, comme au XVIIIe siècle, il a tendance à être occulté par une focalisation effrénée des élites sur certains groupes concentrant négativement l’attention, comme les immigrés, les jeunes de banlieue ou encore les sans-abri. Quand on parle des exclus, il me semble que l’on retrouve cette définition négative du peuple, qui ne se concevait que par opposition à ceux qui sont riches, nobles ou éclairés.
Dans le champ économique, le déterminisme des destins collectifs prendrait ainsi à nouveau le pas sur les parcours individuels ?
Dans une société bloquée comme la nôtre, lorsqu’on appartient à une catégorie populaire, on a objectivement moins de chances de s’en sortir. Le problème vient de ce que l’on traduit cette situation, liée à des événements conjoncturels, en une loi naturelle pesant sur les individus. On rapporte la cause du blocage non à la société et aux conditions socio-économiques mais à l’individu lui-même. Du coup, exactement comme au XVIIIe siècle, on tend à parler du peuple uniquement à travers quelques figures exceptionnelles sortant du lot. C’est l’immigré devenu chef d’entreprise ou le jeune des banlieues admis à Sciences-Po. Pour ma part, j’y vois le signe d’un malaise, les élites cherchant le moyen de faire croire que le système méritocratique fonctionne encore. Mais cela ne concerne que quelques dizaines de personnes, exactement comme, au milieu du XVIIIe siècle, les « exempla » faisaient le récit de belles actions d’un petit nombre de gens du peuple. Ce qui permettait de stigmatiser encore plus les autres. En réalité, les traitements singularisants s’inscrivent dans un modèle naturalisant. Il y a les élus et il y a les autres.
De même, expliquez-vous, les justiciables risqueraient d’être moins jugés en fonction des faits que selon une supposée dangerosité liée à leur appartenance sociale…
Là non plus, il ne faut pas généraliser, mais la loi du 25 février 2008 relative à la rétention de sûreté, qui permet de conserver en prison une personne après la fin de sa peine au vu de sa dangerosité, me fait penser à la manière dont la police de l’Ancien Régime traitait les individus non sur des faits mais sur des atteintes possibles à la sûreté publique. On pouvait alors, sans que cela ne choque personne, enfermer quelqu’un qui n’avait commis aucun délit mais qui paraissait suspect, notamment en fonction de ses origines sociales. Il est inquiétant de voir aujourd’hui apparaître un texte de loi permettant de garder quelqu’un en prison sous prétexte d’un risque de récidive. C’est un recul de l’empirisme tel qu’il est apparu à la fin du XVIIIe siècle. Le sujet n’a plus d’histoire possible. Il est enfermé dans son statut. Et, à l’inverse, cela met à l’abri des personnalités, notamment politiques, comme si leur statut supposait une forme d’honnêteté permanente. Un habitant des cités serait forcément un voyou et un ministre forcément honnête ! Cette naturalisation de la position sociale empêche d’observer la réalité des faits.
Peut-on, notamment lorsqu’on est travailleur social, échapper à ce retour d’une définition naturalisante du social ?
Je prêche sans doute pour ma paroisse, mais je crois qu’il faut revenir à l’histoire pour ne pas être prisonnier de ce que l’on voit sur le terrain et essayer de comprendre les processus à l’œuvre. Un travailleur social sait qu’il ne faut pas assigner les gens à ce qu’ils sont au moment où il les rencontre. Il doit comprendre que leur situation correspond à des chemins qu’ils ont pris, à d’autres qu’ils auraient pu prendre et à d’autres encore qu’ils pourront prendre dans l’avenir. Malheureusement, pour un certain nombre de responsables politiques, cela revient à vouloir trouver des excuses aux individus. Le libéralisme prétend coller au réel, alors que, en réalité, il passe directement du constat à la conclusion. Pour lui, si les individus échouent, c’est qu’ils sont responsables de leur propre destin. Il s’agit au contraire de replacer le présent dans ce mouvement entre un passé écrit et un futur qui peut toujours être différent. Il faut observer des processus dans la durée pour comprendre comment un individu est le produit d’une histoire. C’est ce vers quoi tendait l’empirisme du XVIIIe siècle, en cherchant à sortir les gens de cet enfermement dans des catégories naturelles.
L’historienne Déborah Cohen enseigne à l’université de Provence. Elle est également membre du laboratoire Telemme (Temps, espaces, langages, Europe méridionale-Méditerranée). Elle publie La nature du peuple. Les formes de l’imaginaire social (XVIIIe et XXIe siècles)(Ed. Champ Vallon, 2010).