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« Pour jouir de loisirs, il faut d’abord avoir une vie structurée »

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Existe-t-il une vie de loisirs dans les quartiers populaires ? Souvent montrés du doigt pour le chômage et la violence supposés y régner, ces quartiers abritent toutes sortes d’activités associatives, culturelles, sportives… C’est ce que montre l’enquête menée en Franche-Comté, depuis 2005, par le socio-anthropologue Gilles Vieille Marchiset.

Pourquoi enquêter sur les pratiques de loisirs dans les quartiers populaires ?

On dispose de nombreuses études sur les loisirs des jeunes dans ces quartiers, en particulier des garçons, mais très peu sur l’occupation du temps libre des plus de 18 ans, hommes et femmes. Sachant que vivent dans ces quartiers des personnes intégrées et structurées, et pas seulement, comme le soulignent certains, des populations marginalisées et précarisées. C’est d’ailleurs aussi cette diversité que je voulais mettre en avant via le filtre du temps libre. Pour cela, nous avons enquêté à partir de 2005, par questionnaire et entretiens individuels, dans sept quartiers-tests situés en Franche-Comté.

Et quels sont, au final, les loisirs des habitants de ces quartiers ?

Dans la littérature scientifique, on décrit souvent les milieux populaires comme ayant peu de pratiques de loisirs. Or nous avons au contraire observé une grande variété, beaucoup de gens ayant plusieurs activités. Ces quartiers sont pris, eux aussi, dans l’influence de la société du loisir et de la culture de masse. La hiérarchie de ces loisirs reste néanmoins assez classique – en précisant que notre enquête englobe toutes les activités passives ou actives, d’intérieur ou d’extérieur, menées dans une perspective de détente et d’agrément. Cela commence par les loisirs passifs, comme la télévision qui arrive en tête. L’écran allumé toute la journée correspond bien à une réalité. On trouve ensuite les activités collectives du type « sorties », que ce soit pour aller voir des amis, se promener ou faire du shopping. Tout ce qui relève des loisirs numériques est, bien sûr, très présent au sein des jeunes générations. Nous avons aussi observé l’existence d’activités artistiques, en particulier le hip-hop, pratiqué aussi bien par les garçons que par les filles. Chez les plus anciens, la musique populaire persiste, notamment au travers des harmonies. Quant aux activités sportives, elles sont nombreuses et variées. Plutôt de type football et sports de combat en compétition chez les jeunes hommes, et avant tout détente dans une perspective de bien-être chez les femmes. Enfin, on voit apparaître de nouvelles activités parmi les plus âgés, comme la marche d’agrément et le jogging.

Votre enquête révèle plusieurs types de consommateurs de loisirs dans ces quartiers. Quels sont-ils ?

Le premier profil correspond à des hommes jeunes et polyconsommateurs de loisirs. Proches de la classe moyenne, diplômés et ayant un emploi, ils zappent d’une activité à l’autre. On trouve ensuite l’archétype du jeune de banlieue qui pratique des activités au caractère viril marqué, comme les sports de combat ou le football. Minoritaires en nombre, ils sont souvent à la limite de la marginalité, sans emploi et dépourvus de diplôme. Le troisième profil correspond aux personnes âgées de plus de 50 ans qui ont conservé une pratique de loisir tout au long de leur vie. Elles sont un peu hors du temps et ont une conception utilitaire des loisirs, par exemple le jardinage, ou favorisant la sociabilité à travers un engagement associatif. Il y a aussi tous ceux qui ont le sentiment d’être exclus des loisirs, surtout les femmes issues de l’immigration. Pourtant, sans en avoir conscience, elles ont quand même des activités dans le cadre familial – des promenades, des discussions… Enfin, nous avons rencontré beaucoup de femmes d’origine africaine qui sacrifient leur vie de loisirs pour leurs enfants. Mais une fois l’éducation des enfants terminée, il n’est pas rare que, dans un processus de transmission inversé, elles soient initiées à leur tour aux loisirs, parfois avec leur conjoint, par leurs propres filles devenues adultes.

Existe-t-il une corrélation entre insertion professionnelle et sociale et accès aux loisirs ?

Oui, c’est très net. Dans les quartiers populaires, un nombre important de gens se trouvent au chômage, avec un temps libre subi important. Pour autant, ils n’ont pas davantage d’activités de loisirs. Lorsque quelqu’un se retrouve au chômage, s’il pratique un sport, il commence par s’y raccrocher. Puis, progressivement, il abandonne car sa situation de désaffiliation finit par toucher même sa vie de loisirs. La perte d’emploi s’accompagne clairement d’une perte des autres activités. Ce n’est pas lié à une difficulté financière, mais au fait que ces gens n’ont plus de stabilité dans leur vie. Quant à ceux qui sont en situation de précarité, les travailleurs pauvres, ils sont tellement sur le qui-vive pour trouver et garder du travail, avec souvent des problèmes de transports et d’horaires, qu’ils n’ont pas le temps d’avoir une vie de loisirs. Et quand ils ont un peu de temps libre, ils l’accordent à la famille et aux enfants. Tout se passe comme si, pour jouir véritablement de loisirs, il fallait d’abord avoir une vie structurée et une stabilité des temps sociaux autour de la famille et du travail.

Les notions de « temps libre » et de « loisir » ont-elles réellement du sens dans ces quartiers ?

De fait, on entend souvent les habitants dire qu’ils n’ont pas de loisirs. C’est lié au fait que ce terme est associé historiquement au mode de vie des milieux favorisés. Il existe ainsi une sorte de dénégation des activités de détente, dont on pense qu’elles sont réservées aux oisifs et aux paresseux. L’idée du loisir vient se heurter à la valeur travail qui, même si elle est très effritée, reste présente dans les milieux populaires. Cependant, quand on creuse un peu, on voit que ces populations ont quand même des activités de loisirs. Sauf les personnes qui ont perdu leur emploi et qui ont d’autres priorités : survivre, retrouver un emploi, conserver sa dignité… Car, dans ces milieux, s’autoriser à avoir des loisirs alors qu’on ne travaille pas, cela n’est pas concevable.

Vous montrez pourtant que les loisirs sont valorisés par les familles…

Même s’il existe historiquement une mise à distance des loisirs dans les milieux populaires, les familles investissent dans ces activités. Dans l’esprit des parents, le processus d’intégration des enfants dans la société passe d’abord par l’école et le travail. Mais les loisirs ont aussi leur place car, aux yeux de ces familles, en particulier pour celles qui sont issues de l’immigration, pour être intégré à la société française, il faut combiner la réussite scolaire, l’insertion professionnelle et les loisirs. Même si c’est parfois un déchirement pour certains jeunes tiraillés entre leurs racines populaires et l’évolution sociale dont ils bénéficient. Je me souviens d’un jeune d’une famille très populaire issue de l’immigration, qui avait évolué positivement grâce à l’école et aux loisirs. Il est devenu conseiller en téléphonie et s’est mis à faire du tennis et de la voile, alors qu’au départ il faisait plutôt du basket de rue, activité emblématique des quartiers. Les filles aussi doivent trouver un arrangement entre tradition familiale et pratique de loisirs. Paradoxalement, ce sont souvent les sports de combat qui leur permettent de s’émanciper en ayant une activité corporelle.

Le modèle traditionnel des loisirs populaires collectifs ne s’efface-t-il pas au profit d’un modèle moderne plus individualiste ?

On assiste en effet à une individualisation des compor­tements de loisirs. Les pratiques deviennent plus personnelles. On se situe davantage dans une perspective d’épanouissement de soi. Quand ils ne sont pas dans une situation précaire, les jeunes hommes mènent une vie de loisirs proche de celle des jeunes de la classe moyenne. Il y a beaucoup moins de freins, même s’il leur est difficile d’être initiés à des pratiques sportives telles que le tennis ou le golf. Je pense néanmoins qu’il existe des restes des cultures populaires collectives – le football, les discussions entre amis, le shopping entre femmes, etc.

L’éducation populaire existe-t-elle encore de façon structurée dans ces quartiers ?

Elle est encore très présente en ce qui concerne l’offre, même s’il y a des disparités selon les quartiers. Il existe une grande tradition socioculturelle à travers les maisons de quartier, les MJC, avec des propositions comme des fêtes de quartier, des sorties culturelles, des activités sportives. Mais lorsqu’on observe le nombre de participants, on voit qu’il y a peu d’engagement de la part des habitants. L’éducation populaire ne fait pas le poids. L’attitude d’attente des animateurs est en décalage avec la demande. Il serait au contraire nécessaire d’essayer de séduire les usagers des milieux populaires car les propositions de loisirs de l’éducation populaire sont en concurrence avec d’autres offres récréatives, notamment la télévision, qui développent un marketing culturel très attractif.

REPÈRES

Gilles Vieille Marchiset est maître de conférence et membre du laboratoire de sociologie et d’anthropologie de l’université de Franche-Comté. Il préside le comité scientifique de l’Agence pour l’éducation par le sport. Il a dirigé l’ouvrage Des loisirs et des banlieues. Enquête sur l’occupation du temps libre dans les quartiers populaires (Ed. L’Harmattan, 2009). Il est également l’auteur, avec William Gasparini, de Le sport dans les quartiers (Ed. PUF, 2008).

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