« Ça, c’est mon chien. Je l’ai trouvé couché à côté du chalet et je l’ai gardé », s’amuse Jean-Marc Boyer, dit Jeannot, en montrant le petit caniche beige sautillant devant l’entrée de la maison recouverte par un bardage en pin et surmontée d’un panneau solaire. Jeannot habite ici avec son copain Daniel Fleuret. Deux petites chambres, un salon avec une kitchenette et une salle de bains… Ce chalet d’à peine 25 m2 dispose de tout le confort nécessaire. Juste à côté, Jeannot vient de construire une extension, sorte de paillote où trônent un vieux canapé et une table de jardin en plastique qu’il a récupérés. Il a également prévu un petit chauffe-eau et quelques ustensiles pour faire la cuisine durant les beaux jours. « C’est comme sous les cocotiers », explique ce natif de la Réunion, qui fait volontiers visiter le jardin potager à l’arrière de la maison. Il y cultive les salades, tomates, radis et autres fraises pour ses repas, mais aussi pour faire à manger à ceux qui sont devenus désormais ses voisins.
L’an dernier, Jeannot vivait dans la rue. A 60 ans, ce gaillard jovial à la barbe blanche ne supporte pas de voir son horizon bouché par quatre murs. Il a longtemps fait la route au gré des petits boulots qu’on lui proposait çà et là, dormant sur les chantiers ou dans les abris de fortune qui se présentaient. Comme ses 15 « voisins » du Hameau (1), il a derrière lui plus de quinze années de rue et fait partie de ces grands marginaux qui ne mettaient jamais les pieds dans les structures d’accueil d’urgence, ces exclus dont les institutions ne savent le plus souvent pas quoi faire. « Grâce à notre participation à la veille sociale dans le département, nous connaissions les difficultés de ces personnes qui étaient en quelque sorte “enkystées” sur un bout de trottoir. Ce sont les plus éloignées de toutes les structures sociales existantes. Nous avons discuté avec les équipes de maraude avant de décider de créer un lieu d’accueil pour ces gens prétendument incurables, ces hommes et femmes que l’on dit condamnés à finir leur vie dans la rue », explique Samuel Coppens, directeur de l’Armée du salut à Marseille.
Pour mener à bien ce projet soutenu par l’Etat (2) et qui s’inscrit dans le sillage du rapport Pinte (3), Samuel Coppens et Anne-Marie Bontemps, sa directrice adjointe, étaient convaincus d’une chose : seul un accueil inconditionnel peut amener ces publics très réfractaires aux contraintes à lâcher leur coin de parking, leur hall d’immeuble ou leur banc pour venir s’installer dans une des dix maisonnettes en bois installées sur ce terrain du IIIearrondissement de Marseille. « On a voulu créer un lieu sur mesure ne les coupant pas systématiquement de ce qui faisait leur vie dans la rue, souligne Samuel Coppens. Et pour supprimer les obstacles, nous avons abaissé nos exigences partout où ils nous opposaient des refus. Certains disaient qu’ils ne pouvaient pas aller dans un endroit où il était interdit de boire de l’alcool, d’autres qu’ils devaient rester avec leurs animaux ou qu’ils refusaient d’être soumis à des horaires. A chaque fois, nous leur avons dit que ça ne posait pas de problème. »
Avant que les premiers habitants ne posent leurs maigres affaires dans ce village de chalets ouvert en août 2009, Fatima Jung, une des deux éducatrices du Hameau, et Sabine Fabiani, coordonnatrice de l’équipe mobile de l’association Accueil de jour, ont sillonné pendant six mois les rues de Marseille pour aller à la rencontre de ces grands exclus et tenter de mieux comprendre leur vie au quotidien et leurs besoins. Sur un bout de trottoir, dans la voiture de l’équipe mobile ou autour d’un sandwich, l’éducatrice et la responsable de l’équipe de maraude se sont livrées ainsi à un long et patient travail d’approche. « Nous rencontrions des personnes en bout de course qui n’avaient plus de rêves, ne formulaient aucune demande et se voyaient, à la limite, mourir dans la rue. Peu à peu, nous avons essayé de leur proposer quelque chose pour qu’à un moment émerge leur envie de venir », raconte Fatima Jung.
Au cours de ces rencontres, toutes ces personnes sans abri expliquent leur rejet des structures existantes par les problèmes de sécurité, le manque d’hygiène, les contraintes liées aux animaux ou à la consommation d’alcool et, plus généralement, par un besoin de liberté incompatible avec un mode de fonctionnement jugé beaucoup trop rigide. Aujourd’hui, Jeannot, Daniel, Joël, Patrick, Franck, Marie, Solange (4) et les autres habitants élaborent eux-mêmes les règles de vie du Hameau lors du déjeuner et de la réunion communautaires du jeudi, unique obligation instaurée par l’équipe éducative. Pour le reste, le Hameau se veut un espace de liberté où seule la violence n’est pas acceptée. Un lieu privilégiant également le mouvement entre le dedans et le dehors, entre un chez-soi reposant, sécurisant, et une communauté qui évite de se sentir isolé ou enfermé dans une nouvelle vie à laquelle on n’est pas habitué. Tous les locataires ont la clé pour entrer dans le Hameau et celle de la maisonnette qu’ils partagent avec un compagnon de rue ou une copine de galère. Une clé qui, ici, rassure parce qu’elle ferme, sans être synonyme d’enfermement.
Ancien légionnaire, Joël Soubien a retrouvé un toit à 47 ans, après avoir passé quinze ans dans la rue. Des années qu’il ne veut pas oublier : « Moi, j’ai un pied dedans et un pied dehors. Je suis bien ici, mais je reste un marginal. J’aurai sûrement envie de repartir quelques jours, parce que j’ai un peu la nostalgie d’avant. Mais je reviendrai au Hameau, parce qu’ici je me sens mieux dans ma peau. » Joël est l’un des rares à disposer d’une grande chambre, qu’il partage avec son amie Solange. Rideaux colorés aux fenêtres, poster de chevaux au mur, peluche sur la télévision, gros chien ronronnant au pied du lit de Solange… Cet intérieur accueillant et propret a été aménagé de façon à rendre la vie quotidienne de Solange moins pénible. Souffrant de polynévrite, de problèmes hépatiques, de troubles de l’équilibre et de séquelles de graves brûlures, cette femme de 54 ans ne peut se passer de son lit médicalisé et d’une salle de bains adaptée à son handicap.
Plus généralement, au Hameau, les visages témoignent de la dureté de l’errance. Les corps semblent épuisés, usés par des années de rue que l’alcool a le plus souvent aidé à traverser. Des corps qui ont craqué, qui ont fini par lâcher au contact du confort et de la tranquillité de cette vie dans les chalets, explique Fatima Jung : « A leur arrivée ici, on a constaté que les personnes se posaient et que, rapidement, un véritable mal-être apparaissait. Un mal-être psychologique, d’abord, dans la mesure où il n’est pas aussi simple de laisser tout ce qui a fait son existence jusqu’ici et de se dire qu’il y a finalement peut-être encore un projet de vie. Un mal-être physique, ensuite, parce que progressivement tous les mécanismes de survie développés dans la rue “s’écaillent” et que les vieilles blessures réapparaissent. » Qu’il s’agisse de problèmes liés à l’alcoolisme, de troubles cardio-vasculaires et respiratoires ou de troubles psychiques, l’ampleur des difficultés sanitaires a surpris les responsables, qui ont dû revoir les réponses à apporter en urgence aux nouveaux habitants. Si l’absence de violence au sein du Hameau a rendu inutiles les postes de veilleurs de nuit initialement prévus, il a fallu en revanche renforcer l’accompagnement médical. Aujourd’hui, deux infirmiers libéraux et un médecin agissent régulièrement sur place, et une aide médico-psychologique pourrait bientôt compléter leur action. « Nous avons demandé aux partenaires qui interviennent auprès de ces publics de venir au Hameau, et non l’inverse. Il faut les considérer comme ils sont et accepter de faire à leur place certains efforts qui leur sont trop pénibles », précise Samuel Coppens. Cette implication des partenaires est une des clés de la réussite de ce projet. Le passage régulier des équipes de maraude, de Médecins du monde et des Restos du cœur qui connaissent ces personnes depuis de longues années permet de ne pas casser les rares liens qui avaient été créés avant leur arrivée au Hameau.
En cette fin de matinée, quelques habitants ont pris place autour des deux tables en bois situées au centre du Hameau et profitent du soleil en buvant un café. Fatima Jung et Carine Ortega, les deux éducatrices, blaguent avec Patrick Bouleux, qui vient d’arriver avec un vieux lustre en bois sous le bras et semble décidé à le réparer pour l’installer dans son chalet. Jeannot apparaît à son tour avec le courrier. Il a été choisi pour être travailleur « pair » et accompagner les professionnels dans le fonctionnement quotidien du petit village. Tout le monde s’exclame à la vue d’une carte postale de Ricardo, un habitant parti se promener du côté de Monaco. Joël tend une lettre à Carine Ortega, parce qu’il ne comprend pas ce que la sécurité sociale lui demande. « Tu ne dois rien, il s’agit de tes remboursements de frais d’hôpital », le rassure l’éducatrice. La régularisation administrative a été la première demande formulée par les habitants à leur arrivée ici. Sécurité sociale, impôts, allocations… Il a fallu reconstruire des parcours très chaotiques pour aider ces naufragés de l’existence à retrouver des papiers. « Au début, on a été submergées par ces demandes. On se disait qu’ils devaient d’abord prendre le temps de se poser, mais on a vite réalisé qu’à travers les papiers, ils avaient tout simplement envie de retrouver la société et d’exister dans cette société », observe Fatima Jung.
Passée cette période de démarrage durant laquelle il a fallu résoudre les questions administratives et de santé, les professionnels avouent avoir connu une phase de flottement liée au fonctionnement inédit de ce projet. Il a fallu notamment apprendre à s’inscrire dans une temporalité différente et revoir les manières d’accompagner des personnes qui découvrent tout juste un chez-soi après de nombreuses années d’exclusion et d’errance. « On voulait apporter des réponses immédiates sans les laisser aller à leur rythme. On se fixait des objectifs complètement décalés et on ne comprenait pas que quelqu’un n’aille pas bien. On a dû se remettre en question », concède Carine Ortega.
Les échanges avec le psychiatre de Médecins du monde, présent sur le Hameau une fois par semaine, et les réunions mensuelles avec un superviseur ont aidé les éducatrices à aborder autrement ces questions difficiles. L’équipe s’est ainsi affranchie progressivement de la pression imposée par les rythmes et les échéances inhérents aux structures d’accueil traditionnelles, pour autoriser les habitants à prendre le temps de s’installer dans cette nouvelle vie. Les deux éducatrices ont également dû apprendre à adopter la bonne distance avec le groupe, à se méfier de leur attitude trop protectrice et de cette proximité épuisante et, finalement, un peu « contre-productive ». D’autant qu’un sentiment de culpabilité est venu compliquer encore cette question de distance entre les professionnels et les habitants. « Je me sentais redevable parce que nous étions allés les chercher alors qu’ils ne demandaient rien, et j’angoissais à l’idée que le projet échoue. Après en avoir parlé avec le psychiatre, j’ai compris que le lieu pouvait tourner sans que je sois toujours là et que je n’avais pas à porter toute cette responsabilité », confie Fatima Jung.
Il n’est pas non plus toujours simple de concilier le principe d’accueil inconditionnel - pourtant central dans le projet du Hameau – et les conceptions que les éducatrices ont de leur mission. Ce matin, après avoir fait la manche sur le Vieux Port, Franck Bearendt est rentré au Hameau avec trois litres de rouge. Compagnon fidèle durant les années de galère, l’alcool n’a pas disparu au Hameau, loin de là. « Ici, ils boivent tous, et certains sont parfois très enivrés. On travaille avec des médecins sur cette question, mais pour l’instant leur corps a besoin de l’alcool et cela ne servirait à rien de l’interdire ou de vouloir le réduire », note Samuel Coppens. Si les professionnels ne remettent pas en cause l’idée de tolérance absolue à l’égard de la consommation d’alcool, certains avouent se sentir parfois démunis face à ces conduites autodestructrices. « Au Hameau, nous ne pouvons pas nous appuyer sur les idées habituelles de contrat ou de règlement. On doit les aider différemment, sans le cadre ni le recul que l’on peut avoir dans une institution. Dans un lieu de vie comme celui-ci, voir des personnes se faire du mal nous touche encore plus », reconnaît Carine Ortega. Mais responsables et éducatrices le soulignent, ces tâtonnements sont inévitables dans un projet expérimental qui nécessite la plupart du temps de travailler « sans filet ». Ils sont surtout la contrepartie de ce que l’équipe décrit ici comme des « petits miracles au quotidien ».
Ainsi, Marie vient d’émerger de son chalet et demande s’il reste du café. L’équipe sait peu de choses à son sujet, hors le fait qu’elle a subi il y a longtemps un grave traumatisme, à la suite d’une violente agression. Lorsqu’elle est arrivée au Hameau, après avoir passé près d’une vingtaine d’années sous un abribus de Marseille, elle était incapable de se faire un café. Aujourd’hui, cette femme qui cache ses cheveux sous un grand bonnet sourit, chantonne parfois et s’est remise à faire la cuisine. Joël, quant à lui, s’apprête à donner un coup de main comme bénévole à la banque alimentaire, sur la Canebière. Comme d’autres habitants du Hameau, grâce à Internet, il a renoué des contacts réguliers avec des membres de sa famille. « En maraude, on travaillait sur le lien, le soin, mais on n’obtenait pas beaucoup d’avancées. Ici, les personnes ont énormément évolué, et on voit que ça leur fait énormément de bien. Par exemple, elles sont fières de montrer le lieu où elles habitent, les plantations qu’elles ont faites, la volière qu’elles ont construite », constate Sabine Fabiani.
Plutôt que de réinsertion, on préfère parler ici de redynamisation, de resocialisation, pour ces anciens sans-abri qui ont vécu longtemps prostrés et englués dans un quotidien très sombre, et qui retrouvent progressivement des désirs, une envie de se projeter dans l’avenir. Ce sont les déjeuners que l’on prend de plus en plus en commun ou les parties de pétanque qui témoignent d’un lien qui se retisse peu à peu. C’est un corps dont on recommence à s’occuper, ou tout simplement des droits que l’on retrouve et qui redonnent une identité, un sentiment de singularité. C’est aussi, explique Samuel Coppens, une parole qui renaît : « On n’imagine pas ce que quinze ans de rue occasionnent. Ces années ont engendré une capacité de survie, sur laquelle on veut s’appuyer, mais elles ont aussi détruit beaucoup de choses. Ils se sont arrêtés pendant quinze ans, mais leur corps ne s’arrête pas. Il y a une souffrance énorme, et c’est très important de pouvoir en parler pour faire quelque chose. Chez ces personnes, il y a un phénomène de résilience. »
Au début des années 1990, Daniel a lâché prise, sa petite affaire de bâtiment a fermé et la vie a « dérapé ». Il s’est retrouvé à la rue, dormant dans un vieux camping-car. Après son installation au Hameau, des examens ont révélé un cancer, et cet homme de 61 ans a pu entreprendre des soins. Il raconte volontiers que le Hameau lui a sauvé la vie, et a désormais un projet : « Si ma santé me le permet, j’aimerais m’occuper de gens qui sont dans le besoin, faire quelque chose comme les Restos du cœur. Parce que les gens, ça peut leur arriver aussi d’être à la rue. »
(1) Le Hameau : 19, rue Charvet – 13003 Marseille – Tél. 04 91 02 60 21.
(2) L’Etat, pour une grande partie, mais aussi l’Armée du salut, le conseil général et la Fondation Abbé-Pierre financent les 300 000 € de budget annuel du Hameau.
(3) « L’hébergement d’urgence et l’accès au logement des personnes sans abri ou mal logées », rapport remis en janvier 2008 par Etienne Pinte, député (UMP) des Yvelines – Voir ASH n° 2543 du 1-02-08, p. 9 et 39.
(4) Les deux derniers prénoms ont été changés.