« Le gouvernement français considère-t-il que l’enfance mérite une politique à part entière ? On aurait pu le penser lorsque, en novembre dernier, Nicolas Sarkozy avait annoncé des “états généraux de l’enfance”, lancés officiellement en février par Nadine Morano, ministre de la Famille et de la Solidarité (2). Mais les représentants de la cause des enfants, et notamment les professionnels des secteurs de l’éducation, de la protection sociale, de la justice et du soin, ont vite déchanté.
Cinq ateliers ont été mis en place selon des intitulés pour le moins réducteurs, voire abscons, et, à première vue, sans cohérence d’ensemble : information préoccupante, positionnement du travail social, prévention et soutien à la parentalité, pauvreté des enfants, jeux dangereux. Sur ces bases parcellaires se sont mises au travail des personnes sélectionnées, alors que d’autres, tout aussi légitimes, ne le furent pas. Grands absents de cette vraie fausse concertation : les laboratoires de recherches en sciences politiques, en sociologie de l’enfance et de la famille. Seul le Centre d’analyse stratégique fut représenté. A-t-il pour autant été entendu ?
Le 16 juin dernier, lors de la restitution des ateliers des “états généraux” à la Sorbonne devant une petite assemblée (3), nous étions bien loin de ces époques où, dans les commissions interministérielles, hauts fonctionnaires, représentants associatifs, personnalités qualifiées et intellectuels s’efforçaient de penser l’enfance dans son ensemble, du berceau au jeune majeur en tenant compte de toutes les situations de vulnérabilité, délinquance incluse. Ces moments de confrontation ont pourtant existé en 1928, 1936, 1945, 1958-59 et 1970 (4) ; ils ont engendré des équilibres politiques et institutionnels durables parce qu’ils formulaient de véritables projets pour l’enfance en hiérarchisant les forces en présence.
En 2010, les “états généraux” ont brillé par leur défaut de questionnement. Quel avenir la société française prépare-t-elle aux enfants et donc à elle-même ? Comment rendre les politiques publiques actuelles plus cohérentes ? Comment expliquer que des enfants se trouvent de nos jours en danger ? Quels rôles la Justice et l’Etat doivent-ils encore tenir dans le contexte de la décentralisation ? En quoi la France a-t-elle, ou non, progressé dans ses engagements à l’égard de la Convention internationale des droits de l’enfant ? Ces questions fondamentales n’ont pas été évoquées, ou seulement de façon allusive. En réalité, tout s’est passé comme si aucun débat n’avait émergé des ateliers, comme si aucune tension, aucune contradiction ne devait apparaître lors de la restitution, comme si les réponses avaient été conçues à l’avance. L’annonce d’“états généraux” promettait une considération globale de l’enfance, le résultat est un petit carnet de 47 pages clairsemé de propositions, nommé “livret des état généraux de l’enfance fragilisée”. Ce changement d’intitulé en dit long sur l’incapacité du gouvernement à fixer les taquets d’une politique cohérente de l’enfance. Comment interpréter qu’un sujet aussi crucial soit ainsi tailladé, appauvri et préformaté ?
En réalité, la prédominance croissante des politiques sécuritaires altère inexorablement le paradigme de la protection sous tous ses aspects : sanitaire, social, judiciaire, éducatif. Les deux lois promulguées le 5 mars 2007, l’une sur la prévention de la délinquance et l’autre sur la protection de l’enfance, étaient annonciatrices du dérèglement de l’action publique : déplacement et durcissement de la justice des mineurs, montée des pouvoirs administratifs, extension de la prévention, responsabilisation parentale, contractualisation contrainte avec les familles. Par la suite, l’idée selon laquelle les désordres sociaux causés par les enfants et les familles à problèmes pourraient se régler par des sanctions, par des préventions répressives, par des formes de surveillance dissuasives et de proximité, voire par des prédictions comportementales, s’est infiltrée dans les raisonnements politiques.
Ce renversement de conceptions était prévisible. En plusieurs décennies, s’est d’abord opéré un éclatement dans la désignation des difficultés des enfants : violences scolaires, absentéisme et déscolarisation, pauvreté, malnutrition/obésité, mauvais traitements, délinquance, enfants errants, mineurs isolés étrangers, etc., soit une fragmentation par isolation des symptômes amenant des réponses séquentielles, sans efficacité, ni logique générale, sinon que la plupart de ces maux sont renvoyés aux responsabilités parentales. Ce faisant, le référentiel de l’éducabilité, qui implique que les pouvoirs publics assument les conditions de sa réalisation, dès le plus jeune âge de l’enfant et quelle que soit sa situation, se décompose. En même temps, les moyens qui y étaient alloués se tarissent.
L’épisode de la plainte portée, fin 2009, par plusieurs départements contre l’Etat pour ne pas avoir créé le fonds de financement de la protection de l’enfance a été une illustration du désintérêt du gouvernement en la matière. C’est dans ce cadre qu’ont été conçus sans controverse des axes d’action révélateurs des nouvelles formes de contrôle social.
Celles-ci passent par “l’information préoccupante”, qui est annoncée comme le fondement d’une culture commune entre tous les acteurs de la protection, du soin et de l’éducation des enfants. L’information préoccupante, c’est le fait de signaler aux cellules spécialisées des départements les situations d’enfants en danger. Le danger désigné est celui de la maltraitance, comme si les autres situations problématiques (carences sociales, affectives, difficultés familiales de tous ordres) n’existaient pas. Les juristes, s’ils avaient été présents, auraient rappelé que l’aide sociale et la protection judiciaire sont avant tout un droit dont les responsables de l’enfant et l’enfant lui-même peuvent se saisir lorsqu’ils éprouvent des difficultés. Si les propositions des “états généraux” sont entérinées par le législateur, ce sont des protocoles entre les ministères concernés, les CAF et les villes qui imposeront la culture de l’information préoccupante. Ainsi, les proximités entre l’aide sociale et la prévention répressive s’accentueront par un renforcement de la surveillance. De telles préconisations incitent les maires à réguler les désordres familiaux ; elles détournent de leur fonction les CAF pour mieux les associer aux nouvelles modalités du contrôle. En outre, l’une des priorités sera, en cas de déménagement des familles, d’engager les départements à s’organiser pour mieux les repérer et à solliciter la justice lorsqu’elles ne laissent pas d’adresse. Dans ce contexte, la mise en œuvre des “feuilles de parcours”, expérimentées dans un département afin d’améliorer la cohérence des prises en charge éducatives des enfants, risque fort de ressembler à une opération de traçabilité.
Dès lors, il n’est pas étonnant que le travail social soit sommé de se repositionner, c’est-à-dire d’adhérer à cette nouvelle culture qui n’a plus rien à voir avec ses fondations humanistes et cliniques.
Cette distorsion explique sans doute que la question soit réglée en huit lignes et deux consignes sur le livret du ministère : fiches de bonnes pratiques et formations pluridisciplinaires.
Un réarmement des préventions précoces en direction des parents est annoncé : systématisation de l’entretien prénatal du quatrième mois, pour le dépistage des mères à risque ; signature des deux parents d’un livret de “coparentalité responsable”, comme avertissement aux pères négligents ; pilotage des coordinations des services de parentalité et partage des informations entre PMI et maternité, pour une surveillance plus performante ; site Internet dédié à la parentalité et plate-forme d’appel destinée aux parents, pour la diffusion des nouvelles normes. Comment les familles les plus démunies y auront-elles accès ? Ce problème évident n’est pas posé.
C’est au chapitre de la pauvreté des enfants que le contenu du programme s’étoffe quelque peu, dans les intentions du moins, car de précédents rapports européens et internationaux y obligeaient. On mise ici sur l’application du RSA conjuguée à une révision de la distribution des allocations familiales, sur une offre de logements spécifiques aux familles pauvres, sur les supports de soutien scolaire existants et sur les organismes d’aide alimentaire caritatifs.
La condescendance bourgeoise y préside, Nadine Morano estimant notamment que l’accès aux soins bucco-dentaires des enfants pauvres est une nécessité parce que les dents cariées, “ça se voit” !
Le dernier atelier réservé à la pratique des jeux dangereux n’avait pas été prévu initialement.
Des décès dramatiques suite aux effets pernicieux de certains logiciels ou aux dérives de jeux enfantins ont porté le sujet à l’ordre du jour. La charge émotionnelle à l’évocation de ces malheurs, certes bien compréhensible, n’a cependant pas permis qu’une intelligence globale de ces phénomènes se construise.
En définitive, les “états généraux de l’enfance” n’avaient pas pour ambition d’élaborer une politique globale et cohérente de l’enfance : qui l’eût cru ? Ils révèlent au contraire une pensée avare, voire contre-productive, jusque dans leur mise en scène. Y aura-t-il des alternatives ? Beaucoup le souhaitent et se préparent. En quelques semaines, plus de 80 organisations, syndicats, associations et collectifs dédiés à l’enfance ont organisé des “états généreux pour l’enfance”, formulant des analyses et les rassemblant dans un ouvrage d’environ 200 pages (5). C’est un pied-de-nez, certes, mais c’est surtout un appel dont l’objectif est de relancer le débat démocratique. La matière est donc là, elle circule depuis plusieurs semaines auprès des autorités, au sein des partis politiques intéressés, dans les champs associatifs et professionnels concernés.
Car qui se détournerait des questions relatives à l’enfance sinon les adeptes d’un individualisme libéral et décomplexé ? »
Contact :
(1) Ancienne éducatrice spécialisée, Michèle Becquemin est enseignant-chercheur à l’université Paris-Est Créteil et membre du laboratoire CIRCEFT-REV.
(4) Cf. La protection de l’enfance : un espace entre protéger et punir. L’émergence d’une idée, l’étape 1958-59, les recompositions contemporaines – Sous la direction de Jean-Jacques Yvorel – CNFE-PJJ, collection « Etudes et recherches », n° 7, 2004.
(5) Disp. sur