Qu’est-ce que la « cyberpsychologie » ?
C’est un terme très récent qui vient du monde anglo-saxon. Nous la définissons comme une discipline transverse aux disciplines psychologiques existantes, et qui porte sur l’investigation des processus mentaux d’un sujet humain en relation avec une interface numérique. Cette définition englobe aussi bien l’utilisation de l’ordinateur pour les remédiations des troubles de l’apprentissage et de la pensée que l’usage des jeux vidéo dans les psychothérapies analytiques et comportementales, ou encore la recherche sur les effets des réseaux sociaux.
Les jeux vidéo créent-ils réellement une forme d’addiction chez leurs utilisateurs ?
Nous sommes circonspects sur l’usage du terme « addiction » concernant les mondes numériques. Il est utilisé de façon trop extensive et masque des réalités très différentes. Ce qui est vrai, c’est que les jeux vidéo suscitent des expériences profondes dans lesquelles l’implication subjective est extrêmement importante. Ce qui amène certains sujets à vouloir vivre cette expérience de jeu jusqu’au bout, en modifiant parfois leurs rythmes de vie. Cela paraît, vu de l’extérieur, étrange et excessif. S’agit-il pour autant d’addiction ? Je n’en suis pas sûr. Je ne confonds pas cet engagement intensif avec la situation d’un petit pourcentage de joueurs qui présentent véritablement un comportement toxicomaniaque. Le jeu vidéo devient central dans leur vie et les conduit à une désocialisation inquiétante.
Il existe donc une gradation dans l’usage des jeux numériques ?
En effet. Nous avons détaillé cinq niveaux d’implication. Cette gradation se mesure surtout par rapport à l’impact du jeu sur le travail scolaire et sur les relations sociales. Cette typologie peut aider des parents à mieux se repérer et à se rassurer sur l’usage que fait leur enfant de ces jeux. Par exemple, lorsqu’un adolescent joue un week-end entier, ce n’est pas forcément le signe d’une toxicomanie. En revanche, un autre qui joue tous les jours jusque tard, puis rejoue dès son réveil et dont l’esprit est constamment occupé par son jeu jusqu’à réduire ses relations amicales, présente des signaux d’alerte très sérieux. On peut s’investir dans le virtuel. C’est légitime car le virtuel est une expérience de vie extraordinaire. Mais il faut aussi investir dans le social, dans le réel… A partir du moment où cet équilibre est respecté, il n’y a pas de raison de s’alarmer.
Les adultes s’inquiètent souvent du caractère violent des jeux vidéo. Fantasme ou réalité ?
Des travaux ont montré qu’il n’y a pas de relation évidente entre l’utilisation d’un jeu violent et le passage à l’acte. Le problème, c’est plutôt la désensibilisation des enfants et des adolescents aux images de violence. La saturation des scènes violentes dans les jeux, comme au cinéma et à la télévision, participe d’un phénomène global de notre société. Et pour sortir du lot, les créateurs de jeux vidéo ont tendance à aller de plus en plus loin dans une séduction perverse envers les jeunes joueurs. Etre constamment acteur de comportements violents dans ces jeux ne favorise sans doute pas l’intégration du respect d’autrui. Je ne suis donc pas certain que les éditeurs de ces jeux fassent acte de civilisation. Cela dit, les jeux vidéo ne cessent de se diversifier, et certains d’entre eux mettent désormais en avant des notions de solidarité et de respect du plus faible.
Certains jeunes ne risquent-ils pas de finir par confondre le réel et le virtuel ?
Chez nos patients qui utilisent ces jeux, nous n’observons aucune confusion de cet ordre. Bien au contraire, chez ceux qui présentent une altération du contact avec la réalité – je pense aux schizophrènes et aux psychotiques –, l’immersion dans le monde virtuel les aide à faire la distinction entre l’imaginaire et la réalité. Il y a pour ces patients, dans les jeux vidéo, une possibilité de réassurance par rapport à la conscience du monde. Ils vivent en effet dans un monde en fluctuation constante, imprévisible, ce qui est profondément angoissant. Dans le jeu, une fois qu’on en a intégré les règles, les choses sont prévisibles. Pour les psychothérapeutes, cette stabilité des mondes virtuels est très intéressante.
Justement, quelles sont les diverses utilisations thérapeutiques des outils numériques ?
Il y a d’abord les remédiations cognitives, qui utilisent des logiciels dédiés ou détournés de leur usage premier afin de mettre le sujet en situation dans un environnement virtuel. Il se produit alors une délégation de la perception, de l’intention et de l’action à l’avatar qui représente la personne, avec prise d’information, orientation, recherche de solutions… Il ne s’agit pas de faire des apprentissages mais d’aider le sujet à reprendre confiance dans sa capacité à manier sa pensée. Concrètement, le professionnel est assis au côté du sujet, face à un écran où tous deux pourront s’immerger. La seconde utilisation, ce sont les thérapies. Elles peuvent être comportementales, utilisées surtout pour les troubles anxieux et phobiques. Il s’agit de désensibiliser le sujet par la familiarisation virtuelle avec l’objet de sa peur. Ainsi, quelqu’un qui a une phobie de l’avion peut faire des séances dans un simulateur de vol. C’est assez efficace pour traiter le symptôme, mais cela soigne-t-il la phobie ? C’est une autre question… Les thérapies peuvent aussi être analytiques. La médiation des jeux vidéo est alors utilisée dans le cadre classique de la psychothérapie, avec pour objectif la compréhension par le patient de ses angoisses et la mise en œuvre d’un processus de changement. Le thérapeute est assis à côté du patient, devant l’écran. Ce dernier joue, mais il est accompagné par l’attention du professionnel. L’acte virtuel, dans le jeu, est le matériel sur lequel va se porter l’effort d’interprétation, sachant que chaque personne développe un style de jeu bien spécifique. Cela génère chez le thérapeute des associations de pensées et un modèle de compréhension de ce qui peut se passer pour son patient. Il peut alors commenter ou interpréter. Ce n’est pas l’immersion dans le jeu vidéo qui soigne, mais cette relation transférentielle qui s’installe entre le patient et le thérapeute, médiatisée par l’outil numérique. L’objectif est que, au bout d’un certain temps, le jeu soit désinvesti au profit d’une relation directe.
Quels types de jeux utilisez-vous ?
Je détourne des jeux existants car il faut une bonne jouabilité, c’est-à-dire une réponse suffisamment rapide et souple pour que la projection dans l’avatar puisse se faire. J’utilise notamment les didacticiels de Tomb Raider, et les Harry Potter. Je travaille avec une dizaine de jeux grâce auxquels je pourrai aider le patient à projeter une activité fantasmatique qui me sera intelligible. Mais je n’utilise cette technique que jusqu’aux jeunes adultes, pas au-delà.
Peut-on aussi se servir des réseaux sociaux dans une démarche thérapeutique ?
Pour moi, les réseaux sociaux posent plus de problèmes cliniques qu’ils n’apportent de solutions. Il y a en effet une violence que l’on imagine mal dans les réseaux sociaux adolescents, comme lorsqu’un groupe harcèle un jeune. Une autre problématique est l’émergence d’une construction de soi inauthentique, avec la possibilité de s’afficher de façon grandiose et d’exhiber son intimité. Mais l’écart entre ce soi réel et la représentation affichée est parfois tel que certains jeunes rencontrent de réels problèmes identitaires. Nous sommes dans une société travaillée par la question du narcissisme, et on ne peut pas comprendre ce qui pousse les jeunes à utiliser ces réseaux si on ne se réfère pas à ces problématiques. Et puis il faut tenir compte du caractère phatique de ces échanges, c’est-à-dire le fait que la connexion prime sur le message. Ce qui compte, c’est d’être en interconnexion, sans doute pour avoir le sentiment de ne pas être seul. Il me semble que cela fait partie des missions des professionnels de l’enfance et de l’adolescence d’être en dialogue avec les jeunes pour leur faire comprendre ce qui se passe dans ces réseaux. Les parents aussi devraient s’y intéresser. Malheureusement, beaucoup d’entre eux considèrent que le numérique n’est pas leur monde, et que leur rôle s’arrête à son seuil. Le numérique et le virtuel font à présent partie de notre espace d’expérience, et être parent, c’est l’être aussi dans le numérique. Il faut accepter l’idée que les réseaux constituent désormais une extension de la socialisation. Les valeurs que l’on attribue au contact humain, à l’échange verbal et au toucher continuent d’exister mais se complètent par les échanges numériques de textes, d’images et de sons. La réalité virtuelle constitue en fait un espace nouveau de déploiement des potentialités humaines.
Psychologue clinicien, Benoît Virole est docteur en psychopathologie et en sciences du langage. Il intervient au sein du premier secteur de psychiatrie infanto-juvénile de Paris. Avec son collègue Adrian Radillo, il publie Cyberpsychologie(Ed. Dunod, 2010). Il est également l’auteur de Shell (Ed. Hachette, 2007), un roman à suspense traitant des mondes virtuels.