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« La mixité sociale n’évacue-t-elle pas le débat sur d’autres politiques possibles ? »

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Formalisée en 1991 dans le cadre de la loi d’orientation pour la ville, la mixité sociale visait à diminuer la « fracture » sociale et à défendre, à l’opposé du modèle communautariste anglo-saxon, le « vivre-ensemble » républicain. Mais cette idée ne sert-elle pas à présent d’alibi pour éviter une forte redistribution en faveur des quartiers populaires ? C’est ce que suggère Eric Charmes, maître de conférences à l’Institut français d’urbanisme.

La nécessité de favoriser la mixité sociale dans les quartiers populaires fait plutôt consensus. Pourquoi la remettre en question ?

Tout le monde, ou presque, est d’accord en France pour dire qu’il faut développer la mixité sociale. C’est une question de principe. Même si c’est une autre affaire quand il s’agit de la mettre en œuvre. Pour autant, la ségrégation spatiale n’est pas une réalité nouvelle. Les villes sont depuis longtemps divisées en quartiers populaires et aisés. Le Paris haussmannien était déjà divisé socialement. Plus tard, la capitale a été entourée par la banlieue rouge, où se concentrait une population ouvrière votant massivement pour le Parti communiste. A l’époque, cela arrangeait tout le monde. Les bourgeois pouvaient se tenir à l’écart des ouvriers et le Parti communiste disposait d’une base électorale solide. Mais progressivement cette situation est devenue problématique, pour deux raisons essentielles. La première, c’est la crise économique, avec son taux de chômage durablement élevé. Structurellement, au moins un quart de la population active est, d’une manière ou d’une autre, touché par la précarité et le non-emploi. Autrefois, les populations ouvrières avaient des revenus modestes mais étaient intégrées au système de production. Aujourd’hui, les quartiers populaires sont devenus des quartiers pauvres et assistés, et leurs habitants vivent massivement en marge du système économique. Le vrai problème est donc d’abord économique. La seconde explication tient au déficit de logements sociaux. Dans les années 1960, des maires cherchaient à développer leur ville en attirant des emplois sur leur territoire. Pour cela, il fallait être capable de loger les ouvriers à proximité. Aujourd’hui, toutes les communes ne souhaitent pas développer des activités économiques. Et même si c’est le cas, elles ne sont pas obligées de loger les travailleurs sur place, ceux-ci étant motorisés ou ayant souvent accès à des moyens de transport. Cette déconnexion fait que les élus sont beaucoup moins volontaires pour construire des logements sociaux. D’autant qu’ils subissent aussi la pression de leurs administrés. Les riches ont toujours cherché à se tenir à distance des pauvres. Et c’est d’autant plus vrai que les pauvres sont aujourd’hui en plus grande difficulté.

Mais interroger la mixité sociale, n’est-ce pas courir le risque d’être accusé de promouvoir une société clivée ?

Dès que l’on touche à la mixité sociale, l’accusation de communautarisme arrive très vite, car on remet en cause la conception française de l’intégration et de la citoyenneté. Mais il me semble que l’on peut adhérer aux principes de la mixité sociale tout en s’interrogeant sur les politiques visant à la mettre en œuvre. Je crois qu’il nous faut être plus pragmatiques et réfléchir aux objectifs que nous visons à travers la mixité sociale. Qu’est-ce qui fait que des populations s’estiment liées les unes aux autres ? Qu’est-ce qui favorise l’unité d’un groupe social ? Qu’est-ce qui permet d’améliorer la situation économique et sociale de ceux qui sont en difficulté ? La ségrégation spatiale a incontestablement des effets négatifs pour ceux qui la subissent, c’est-à-dire les plus pauvres. Notamment leurs enfants réussissent moins bien à l’école, et on imagine alors qu’en mélangeant les populations cela atténuera l’effet négatif de la concentration d’enfants en difficulté dans une même classe. C’est peut-être vrai, mais des études ont montré que, plus que la mixité sociale, une diminution de l’effectif par classe est efficace pour compenser le handicap social des élèves. C’est d’ailleurs ce principe de redistribution des moyens qui est mis en œuvre dans les zones d’éducation prioritaire, mais de façon insuffisante car cela coûte cher.

Pourtant, le mélange des populations ne favorise-t-il effectivement pas le lien social ?

Le mélange a des vertus incontestables. Ainsi une ville où se côtoient des valeurs et des cultures diverses a plus de chances d’être dynamique. Mais le mélange n’a pas toutes les vertus qu’on lui prête. Les études sur le sujet tendent à montrer que l’expérience de l’altérité n’est pas forcément productrice d’un lien positif. Je suis bien conscient de marcher en terrain miné en disant cela, mais lorsqu’on fait voisiner les familles ayant des modes de vie très différents, cela peut engendrer des conflits plus destructeurs qu’autre chose en matière de lien social. Un raciste habitant dans un immeuble où il n’y a que des familles d’origine étrangère ne deviendra pas moins raciste. Ce serait même plutôt le contraire, surtout s’il est dans l’impossibilité de déménager. A l’inverse, lorsque des gens venant d’une zone culturelle particulière sont regroupés dans un immeuble, ils ont plus de facilité à cohabiter et à gérer les espaces collectifs que s’ils étaient de cultures totalement différentes. Bien sûr, les fameux « bourgeois bohèmes » qui emménagent dans les quartiers populaires des grandes villes vivent, eux, de façon très positive la confrontation avec des cultures différentes. Mais c’est un choix, et ils disposent de ressources culturelles et économiques importantes. Pour les populations étrangères qui voient leurs quartiers s’embourgeoiser, l’intérêt de l’expérience est sans doute plus discutable dans la mesure où, à terme, ils sont chassés vers d’autres quartiers, souvent en banlieue. Même dans l’image d’Epinal du boulevard haussmannien où toutes les classes sociales se croisaient, la proximité spatiale était compensée par une distance sociale infranchissable. Aujourd’hui, nous sommes dans une société beaucoup plus égalitaire. La distance sociale étant moins assurée, les gens compensent par de la distance spatiale.

Faut-il alors cesser ces opérations destinées à encourager la mixité sociale ?

Mon propos n’est pas de dire que la mixité sociale, c’est tout bien ou tout mal, mais simplement qu’il faut ouvrir le débat. Or, dans le milieu politique et parmi les professionnels du social, il est encore très difficile de sortir des discussions idéologiques. De ce point de vue, on peut se demander si la mixité sociale ne fait pas souvent office de formule-écran permettant d’évacuer le débat sur l’opportunité d’un certain nombre d’autres politiques possibles. Ainsi, l’idée de mettre en place une redistribution très forte en faveur des quartiers populaires se heurte au discours sur la mixité sociale. On ne peut pas investir dans ces quartiers si l’on pense qu’il faut les supprimer. D’une certaine manière, cela serait reconnaître la légitimité de leur existence. On arrive là au cœur du problème en termes politiques.

On pourrait, selon vous, promouvoir un développement communautaire de ces quartiers. Pour quelle raison ?

Il faut bien distinguer le développement local des quartiers du développement communautaire. Dans le premier cas, l’initiative vient généralement d’en haut alors que, dans le second, il s’agit de susciter des initiatives venant des gens eux-mêmes. L’un des problèmes auxquels sont confrontés aujourd’hui les quartiers populaires est que personne ne parle en leur nom. Il n’y a plus d’équivalent fonctionnel de ce qu’était le Parti communiste dans les années 1960. Aujourd’hui, qui les représente ? Il y a un réel problème d’absence de ces populations dans le débat politique et, en termes philosophiques, une absence de reconnaissance. C’est encore amplifié par les programmes de démolition reconstruction censés améliorer la mixité sociale, mais qui véhiculent, au fond, l’idée que ces quartiers sont des anomalies à éliminer. C’est d’ailleurs ce qui me gêne dans l’utilisation en ce qui les concerne du terme « ghetto ». Je suis aussi gêné par le discours très stigmatisant sur les grands ensembles. Il faut relativiser, ce n’est pas l’architecture qui fait le mal-être, même si elle peut y contribuer. Il existe des grands ensembles bourgeoisement habités où tout se passe bien. L’image que la société renvoie aux habitants des cités est d’une grande violence symbolique. Je ne suis pas choqué par les démolitions en elles-mêmes. Il faut bien que la ville se renouvelle. Mais lorsqu’on détruit une barre pour reconstruire des logements en accession à la propriété, il faut que ces logements soient ouverts en priorité aux personnes qui habitaient déjà là. Autrement, les plus dynamiques partiront vivre ailleurs alors que, si elles restaient sur place, elles pourraient développer de l’activité et servir de modèles. En outre, il faut bien constater que l’on détruit plutôt des barres dans les banlieues pauvres que des immeubles haussmanniens dans les quartiers chics. Et, à chaque fois, c’est une part de l’identité et de l’histoire des habitants que l’on détruit. Ils sont obligés de déménager et de reconstruire ailleurs les réseaux sociaux locaux qui sont leur principal capital.

REPÈRES

Eric Charmes est maître de conférences à l’Institut français d’urbanisme (université Paris-Est Marne-la-Vallée). Il a publié en 2006 La rue, village ou décor ? Parcours dans deux rues de Belleville (Ed.Créaphis) et en 2005 La vie périurbaine face à la menace des gated communities (Ed. L’Harmattan).

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