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Le plaisir pour soin

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En juillet, le festival d’Avignon accueillera la compagnie L’Autre Scène, qui y jouera « L’atelier », de Jean-Claude Grumberg. Avec une particularité : cette troupe, issue de l’atelier théâtre de l’hôpital psychiatrique de Montfavet, réunit des malades, des soignants et des Avignonnais venus de l’extérieur.

Qui sont les malades ? Qui sont les valides ? Qui sont les soignants ? Impossible de les distinguer sur la scène. Le docteur René Pandelon, psychiatre et directeur artistique, entretient le mystère et reconnaît, sourire aux lèvres, que « dans 80 % des cas les spectateurs se méprennent ». Bientôt, à l’occasion du festival d’Avignon, la compagnie L’Autre Scène (1) installera le décor de L’atelier, de Jean-Claude Grumberg, à la Fabrik’Théâtre pour 21 représentations (2). En effet, depuis vingt et un ans, chaque été, l’atelier théâtre de l’hôpital psychiatrique de Montfavet, en bordure d’Avignon, investit le « off » avec sa troupe originale, composée de malades hospitalisés, de personnes qui l’ont été, de soignants, mais aussi d’Avignonnais qui n’ont aucun autre contact avec la psychiatrie.

Derrière le docteur René Pandelon, praticien barbu à l’accent chantant, se cache un amoureux des disciplines artistiques qui a monté des ateliers d’art-thérapie dans les différents établissements où il a exercé en tant que chef de service, en France comme au Canada. Dès 1989, à son arrivée à Montfavet, il crée et supervise le Forum intersectoriel des ateliers de psychothérapie à médiation créatrice (FIAPMC), soit sept ateliers dont la chorale, le dessin, la photographie ou la danse (3). Sa rencontre avec un jeune infirmier, Pierre Helly, acteur semi-professionnel, donne naissance à l’atelier théâtre. La Roseraie, une aile de l’établissement, sert d’espace de répétition. Une scène y est installée, des fauteuils offerts par le théâtre d’Avignon lui donnent l’allure d’un véritable lieu de spectacle, des costumes sont dénichés dans des friperies, des décors récupérés par-ci par-là ou fabriqués sur place. Ne reste qu’à trouver un nom à la troupe : ce sera L’Autre Scène – d’après Sigmund Freud, pour qui « l’inconscient, c’est l’autre scène ». Le thérapeutique n’est pas loin… Si les ateliers de création et d’expression artistique sont une longue tradition dans les établissements de psychiatrie, ceux de l’hôpital de Montfavet ont pour originalité d’être des lieux de confrontation avec le public. Autrement dit, chaque œuvre réalisée est pensée pour rencontrer le regard des autres. Ainsi, en 1990, le premier bébé de L’Autre Scène, Le sommeil de la raison, de Michel de Ghelderode, est monté pour cinq représentations au festival d’Avignon.

A mesure que l’activité, d’abord proposée aux patients psychotiques, se développe, elle s’ouvre à d’autres pathologies : troubles bipolaires, conduites addictives, etc. Aujourd’hui, elle compte quelque 80 participants. Quatre infirmiers à temps plein assurent, au titre de leurs fonctions soignantes, l’animation des répétitions de la pièce annuelle, tous les jeudis, mais aussi celle des activités d’initiation au théâtre et les sessions d’expression corporelle, les autres jours de la semaine. Surtout, recrutés pour leur goût du sixième art, ils rejoignent les participants sur scène pour jouer à leurs côtés. « Notre présence les rassure et les motive. Nous sommes ainsi accompagnants jusqu’au bout. Nous ne nous bornons pas à leur dire : “Allez-y, on vous regarde.” », explique Jeanne-Marie Verhaeghe, infirmière. Et Patricia Scarpellini, cadre de santé, responsable des ateliers, insiste : « Travailler à L’Autre Scène demande un important investissement personnel. Il faut être prêt à “mouiller la chemise”, c’est-à-dire à partager les émotions des patients. » Lors du festival, elle-même prend en charge l’accueil et la billetterie.

Portés par la création

Mais à quoi rime de déployer tant d’énergie et de moyens pour faire jouer des personnes atteintes de troubles psychiques ? « Les malades psychiatriques, et notamment les psychotiques, ne parviennent pas à entrer en lien avec les autres. Ici, ce qui leur permet de faire le lien, c’est la création. Nos ateliers proposent une thérapie à médiation créatrice. C’est parce que les malades n’ont pas la possibilité de parler – ou que la parole ne leur suffit pas – que la création va les porter. Ce qui est important, c’est la place que va prendre la création dans leur économie psychique. Elle peut leur permettre d’évoluer, d’aller mieux », analyse René Pandelon. Les soignants remarquent un changement de comportement des malades lors des ateliers. L’activité sert d’orthèse, elle les restructure. Le rôle des infirmiers est alors de pousser les patients à créer, de les soutenir dans leurs angoisses et, s’ils sont inhibés, de les motiver. « A L’Autre Scène, je me sens infirmière à 100 %, affirme Véronique Alla. Certes, je ne réalise pas de soins techniques, mais en travaillant sur les émotions et les sentiments, j’aide la personne à reprendre confiance en elle, ce qui est primordial en psychiatrie. » Souvent, les participants souffrent de carences relationnelles. Beaucoup vivent seuls, et le théâtre de troupe les aide à sortir de ce carcan. « Ils viennent ici et, pendant quelques heures, ils retrouvent le sourire. Le plaisir est un soin. Enfin, sur scène, ils ne jouent pas pour eux, mais avec et pour les autres : c’est généreux », commente Véronique Alla.

Dans L’atelier, l’infirmière interprète Gisou, l’une des employées d’un atelier de confection qui, entre rires et larmes, racontent leur vie. L’action se déroule entre 1945 et 1952 : jupes droites sous le genou, machines Singer et vieux poste Schneider. C’est la troisième mise en scène de Pascal Joumier, professionnel du spectacle, qui vient renforcer l’équipe deux demi-journées par semaine, depuis le départ de Pierre Helly, nommé surveillant dans un autre service. Les répétitions ont commencé à la fin septembre. Deux équipes de neuf comédiens présenteront en alternance la pièce à Avignon. Tous les membres de L’Autre Scène ne font pas partie de la distribution, car ils doivent d’abord avoir fait leurs preuves à l’atelier avant de participer à la création. La sélection se fait selon leur « état théâtral ». « Nous sommes un atelier thérapeutique, donc il n’y a pas de critères pour les patients qui souhaitent s’inscrire, mais comme nous ne voulons pas être considérés comme du patronage, Pascal Joumier choisit les comédiens pour que la pièce tienne la route », précise René Pandelon qui, quant à lui, se refuse encore à monter sur scène. Une fois dans la troupe, le psychiatre affirme qu’ils sont « capables de tout jouer », peu importe la longueur ou la complexité du texte. « Les participants qui suivent des traitements importants peuvent néanmoins rencontrer des difficultés de mémorisation ou d’apprentissage. Ceux-là s’y prennent très à l’avance pour apprendre leurs textes et les infirmiers leur font répéter, si nécessaire, durant les ateliers du vendredi. » Et la distribution des rôles est adaptée. Dolores (4) a du mal à se déplacer. Pour L’atelier, le metteur en scène lui a attribué un rôle assis. Yann ne sait pas lire, il a passé des années en services psychiatriques, et pourtant il a joué dans toutes les créations de L’Autre Scène. Jérémy est très limité, mais il a une excellente mémoire des déplacements…

Dans l’abstraction de la maladie

Quoi qu’il en soit, les soignants ignorent l’historique médical des malades. « On peut soigner les gens sans connaître toute leur histoire, à condition qu’ils soient pris en charge d’une manière globale, ailleurs », rappelle René Pandelon. Car en aucun cas les soignants de L’Autre Scène ne dispensent de traitements médicamenteux. Ce n’est pas leur rôle. « Pendant l’atelier théâtre, nous ne gérons que la création théâtrale. Bien sûr, si nous nous apercevons qu’un patient de l’hôpital va très mal, nous prévenons l’équipe qui s’occupe de lui. S’il est alcoolisé, nous ne le laisserons pas rentrer chez lui », explique Nicolas Barrière, infirmier. L’inscription à l’atelier théâtre peut être recommandée par un médecin, mais elle ne s’effectue pas sur prescription médicale. Et tous ceux qui sont intéressés peuvent poser leur candidature.

C’est ainsi que des personnes valides, telle Corine Parrier, éducatrice spécialisée en centre d’hébergement et de réinsertion sociale (CHRS) à Avignon, ont poussé la porte de L’Autre Scène. La jeune femme a rejoint l’atelier il y a un an et demi. « Je fais du théâtre ici plutôt qu’ailleurs pour des raisons essentiellement pratiques, d’horaires », affirme-t-elle. « Cela ne me gêne pas de jouer avec des malades psychiatriques. Je ne perçois aucune différence, même si je sais qu’il s’effectue un travail thérapeutique sous-jacent. Je viens avant tout pour prendre du plaisir, et je fais abstraction de la maladie. Je me doute quels sont ceux de mes partenaires qui ont des pathologies, mais je n’ai pas envie, ni besoin, d’en savoir plus. » L’éducatrice spécialisée insiste sur le professionnalisme de la troupe, établi par la présence de Pascal Joumier. « La seule chose qui rappelle la maladie, finalement, c’est que l’atelier se tient dans l’enceinte d’un hôpital. » Ouvrir les ateliers à tous les Vauclusiens, « c’est de la prévention », estime René Pandelon, qui enchaîne : « Ils sont accueillis de la même manière que les patients (entretien d’accueil à la rentrée de septembre, contrat…). Leur présence permet une mixité, bénéfique pour tous. Par exemple, le talentueux Gérard B., patient de l’hôpital, est le “maître en théâtre” de personnes qui ne souffrent d’aucune pathologie. Cela modifie le statut du malade et son évolution. Des liens se créent même parfois, qui peuvent se poursuivre à l’extérieur. Il y a un “après-L’Autre Scène”. »

Pour Christiane Bertrand, cet après reste encore loin. Orientée vers l’atelier par sa psychanalyste « pour rompre [son] isolement », elle montera pour la première fois sur les planches cette année. « Mais pour le festival, les soignants viendront me chercher chez moi, car j’ai peur de la ville », admet l’interprète de Mme Hélène dans la pièce de Jean-Claude Grumberg. « Ici, je vois du monde, je ne reste pas à la maison à ne rien faire, à ruminer mes problèmes. Sur scène, je pense à autre chose. Malgré cela, je n’ai pas noué d’amitiés, et cela n’a pas résolu mes problèmes. Quand je repars, je me retrouve seule. » Tout comme elle, Pierre Chalaron vit à son propre domicile, même s’il a été hospitalisé à Montfavet il y a plusieurs années. Il interprète l’époux de MmeHélène, le patron de l’atelier – le quinzième rôle de sa longue carrière à L’Autre Scène. « Je suis particulièrement introverti, et jouer la comédie me permet de m’exprimer, de me faire plaisir, d’être fier d’accomplir quelque chose de bien. Et j’arrive à dissocier mes problèmes personnels de mon rôle. Je n’aime pas la foule. Pour autant, cela ne me dérange pas de monter sur scène car on s’y sent dans un petit monde clos, une vie à part – même si je perçois quand même la présence des festivaliers. »

Pour se familiariser à la confrontation à un public (la Fabrik’Théâtre d’Avignon reçoit jusqu’à 100 spectateurs), la pièce est jouée en avant-première dans la salle de spectacle de l’hôpital. Mais les symptômes des pathologies peuvent se révéler au moment le plus inopportun. Si bien que les soignants sont toujours sur le qui-vive. « Il nous est arrivé de devoir gérer une angoisse massive, qui s’est traduite par une surconsommation d’alcool, la veille d’un spectacle, se souvient Véronique Alla. On a aussi vu un comédien, qui nous assurait connaître son rôle sur le bout des doigts, monter sur scène en lisant son texte lors de la première de Six personnages en quête d’auteur, de Luigi Pirandello. Le lendemain, le metteur en scène l’a remplacé. Comme il voulait à tout prix récupérer sa place, deux jours plus tard, il savait ses répliques. Il a quand même exigé un souffleur ! »

En vingt ans, de rares dérapages

D’autres anecdotes font aujourd’hui presque sourire les soignants : cette patiente atteinte d’une psychose infantile giflant son partenaire de théâtre coupable d’avoir modifié le texte des insultes qu’il lui adressait dans L’opéra des gueux, de John Gay ; cette comédienne faisant une crise d’épilepsie peu avant la première du spectacle et la troupe décidant de jouer malgré tout ; ou encore ce participant ayant pris la grosse tête et refusant un rôle qu’il jugeait trop mince. Toute la difficulté pour les infirmiers, qui eux-mêmes sont en situation de comédie, est de trouver un équilibre entre le lâcher-prise et le regard soignant. « Quand nous jouons, nous sommes dans notre personnage, mais nous restons vigilants », précise Véronique Alla, qui admet que les infirmiers ont doublement le trac – « pour les patients et pour nous-mêmes ». Elle ajoute que les véritables dérapages ont finalement été assez rares en vingt ans. « Les espaces délimités permettent de faire la différence : la scène, les coulisses, le public… tout cela nous plonge tous dans la réalité du théâtre. Le travail prend le dessus. »

Les représentations publiques ont également pour objectif de déstigmatiser la maladie psychique. Néanmoins, si les professionnels de l’atelier théâtre reprochent aux médias de s’intéresser trop souvent « aux handicapés qui font du théâtre » au lieu de mettre en avant la qualité des spectacles présentés à Avignon, ils n’ont pas hésité, l’an dernier, à jouer sur leur particularité en produisant Vol au-dessus d’un nid de coucou, de Ken Kesey. « Nous avons joué onze fois à guichets fermés, ce qui est exceptionnel dans le cadre du “off” », se remémore Pascal Joumier. « “Les fous” qui jouent les fous, cela a piqué la curiosité. Mais pour l’occasion, nous avons inversé les rôles : les malades étaient interprétés par des valides et des soignants, et la psychiatre par une patiente – que j’ai fini par appeler “chère consœur” ! », s’amuse René Pandelon. « Cette pièce, je l’avais dans un tiroir depuis vingt ans et je ne l’avais jamais montée, j’attendais le bon moment, continue Pascal Joumier. Quand je suis arrivé à L’Autre Scène et que j’ai vu ces “personnages”, j’avais la pièce devant moi et j’ai proposé ce projet fou. » Les malades risquent-ils d’avoir du mal à sortir de la peau de leurs personnages une fois le rideau retombé ? « Certains patients délirants se prennent parfois pour quelqu’un d’autre. Pourtant, il n’y a jamais eu de confusion au cours de l’atelier. C’est la fonction thérapeutique du théâtre. Au contraire, on peut même dire que leur rôle les structure », poursuit le metteur en scène.

S’il considère chaque membre de la troupe comme un vrai comédien, Pascal Joumier prend en compte les difficultés de chacun et adapte son comportement. « Certains sont fragiles, il faut faire attention. Ici, j’évite de crier sur les acteurs ! » En revanche, il ne sombre pas dans l’excès qui consisterait à les féliciter systématiquement, même pour une prestation médiocre. Travailler avec ce public lui apporte beaucoup : « L’acteur professionnel est dans des problèmes d’ego et de réflexion sur le jeu. A L’Autre Scène, on se pose moins de questions. Les participants foncent, et le résultat est souvent surprenant, intéressant. Parfois, je change même ma direction d’acteurs en fonction de ce qu’ils me proposent. Un des patients qui jouent dans la pièce est un ancien de la Comédie-Française. Quant à Pierre Chalaron, il joue dans toutes les pièces depuis quinze ans. Où s’arrête alors le mot “professionnel” ? Parfois au simple fait qu’ils ne sont pas rémunérés puisqu’il s’agit d’une prise en charge. »

Certains participants ne restent qu’un an dans les ateliers, tandis que les plus anciens sont inscrits depuis vingt ans. « N’oublions pas que la singularité des troubles psychiatriques est qu’ils nécessitent une prise en charge au long cours, commente le docteur Pandelon. Certes, le théâtre peut faire des miracles sur leur condition. Mais même s’ils se sortent de leur addiction ou de leur dépression grâce à L’Autre Scène, cela n’empêche pas qu’ils prolongent leur engagement dans la troupe. Le miracle alors, c’est qu’ils continuent à jouer. »

Notes

(1) L’Autre Scène : hôpital de Montfavet – 2, rue de la Pinède – 84140 Montfavet – Tél. 04 90 03 90 00 – theatreautrescene@ch-montfavet.fr.

(2) Du 8 au 31 juillet, à 14h 15 – La Fabrik’Théâtre – 1, rue du Théâtre – 84000 Avignon – Relâche les lundis – Tél. 04 90 86 47 81.

(3) Le Dr Pandelon travaille trois demi-journées dans ce service. Le reste du temps, il dirige l’unité des malades difficiles (UMD).

(4) Les prénoms ont été changés.

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