« Le 28 septembre dernier, par arrêté ministériel et dans l’indifférence quasi générale, le mode de financement des établissements et services d’aide par le travail (ESAT) a été fondamentalement modifié, avec, notamment, la mise en place, à effet rétroactif au 1er janvier 2009, du prix à la place associé à la notion de tarif plafond et l’introduction de financements différents en fonction du type de handicap accueilli(1).
Il est tout d’abord évidemment inadmissible qu’un changement de mode de financement puisse intervenir en cours d’exercice, qui plus est en toute fin d’année, puisque les établissements n’ont eu connaissance du budget qui leur était alloué qu’en novembre 2009 !
En outre, ce nouveau mode de financement à la place, qui vient dramatiquement accroître le déséquilibre financier de nombreux établissements, introduit dans le champ du médico-social une logique de moyens disponibles en faisant une totale abstraction des réels moyens nécessaires pour répondre aux besoins des personnes en situation de handicap. Il est honteux et dramatique que le financeur, dans le calcul de ce nouveau tarif – qui ne lui sera plus opposable –, se soit fondé sur des chiffres honteusement manipulés. En effet, dans l’étude préalable à la fixation des montants – largement diffusée afin de permettre à l’Etat de cautionner son action et au besoin de la faire paraître comme plus avantageuse aux yeux du non-initié –, les financeurs se sont exclusivement basés sur les budgets précédemment alloués en occultant volontairement les budgets réellement dépensés et nécessaires au bon fonctionnement de ces établissements. Les écarts entre les deux étaient jusqu’alors, lorsqu’ils étaient fondés et ne relevaient pas d’une mauvaise gestion, systématiquement financés deux ans plus tard – ce qui posait déjà un problème d’avance importante de trésorerie faite par les associations, qui devenaient malgré elles les banquiers de l’Etat en lui consentant un crédit gratuit à deux ans !
La reprise effective des déficits depuis de nombreuses années démontre bien, d’une part, que l’Etat admet la bonne gestion des établissements par les associations et reconnaît, d’autre part, la sous-dotation effective des établissements concernés. Pourquoi alors ne pas avoir intégré dans l’étude les véritables chiffres basés sur les besoins réels et fondés des établissements ? Il apparaît évident que, pour l’Etat, la seule logique comptable et budgétaire valable est celle qui permet de générer des économies… Celle qui fait abstraction des besoins des personnes handicapées accueillies et des réels moyens à mettre en œuvre afin, d’une part, de satisfaire ces besoins et, d’autre part, de permettre aux établissements de remplir leurs obligations pourtant préalablement définies par ce même Etat comptable… Cet Etat qui oublie bien volontiers que, depuis des décennies, les associations gestionnaires ont dû pallier ses manquements en créant des établissements permettant de redonner aux personnes en situation de handicap l’accès à l’éducation, au travail et à la dignité… Cet Etat qui se satisfaisait d’interdire l’accès à l’école de la République, faute de moyens, et au travail aux personnes atteintes d’un handicap trop lourd pour pouvoir se mêler au monde “ordinaire”.
Les associations ont alors dû créer, innover, inventer, à partir de rien d’autre qu’une bonne volonté et un investissement sans faille, et ont mis en place un monde parallèle que l’on nomme volontiers, en opposition au “milieu ordinaire” : “milieu extraordinaire”. Aujourd’hui, ce monde s’écroule, rattrapé par la loi du marché, la loi du “mieux-disant” financièrement parlant, la loi de l’économique, la loi du “voici ce qu’on vous donne et faites avec” ou du “dites-moi de quoi vous avez besoin et je vous expliquerai comment vous en passer”. Car les ESAT, ne nous leurrons pas, ne sont qu’une première étape, et le médico-social, après le sanitaire, est entré dans l’ère de la convergence tarifaire, du lissage, de la moyenne, du tarif médian, de la prise en charge standardisée, du résultat opérationnel mesurable, observable et quantifiable…
Dans le panel d’outils mis en place – dans le cadre de la loi “hôpital, patients, santé et territoires” –, il existe également ce que l’on nomme les “appels à projets”, c’est-à-dire que l’Etat formulera une demande selon un modèle qui apparaît, malgré ce qui peut être dit, comparable aux appels d’offres et les structures intéressées pourront y répondre : associations ou secteur privé lucratif. C’est donc une porte d’entrée évidente dans le médico-social pour le secteur marchand, qui, c’est une évidence, saura être le “mieux-disant” d’un point de vue purement économique. Nous sommes donc en train de reproduire, quelque vingt années plus tard, le modèle mis en place, avec les dérives que l’on connaît pourtant aujourd’hui (personnel sous-qualifié, cadences imposées aux équipes, absence d’approche clinique au profit d’une approche procédurale), dans les ex-“maisons de retraite”, que l’on dénomme plus volontiers EHPA ou EHPAD (établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes) aujourd’hui. S’il est vrai que l’histoire a parfois tendance à se répéter, il semblait qu’il fallait tout faire, lorsque nous en avions conscience, afin de ne pas reproduire les mêmes erreurs car elles conduisent inexorablement au même résultat… Mais sans doute que la logique prospective comptable est un élément “amnésiant” qui empêche nos décideurs de se retourner et de constater ce qui a déjà été fait…
Pour en revenir à la problématique actuelle des ESAT, ces nouvelles mesures, mises en place en fin d’année, plongent nos établissements dans une difficulté que nous ne pourrons résoudre sans attenter à la prise en charge des personnes accueillies, ce que nous ne pouvons accepter ! Elles posent également la question de la pérennisation des missions jusqu’ici reconnues à nos établissements et de la volonté d’en préserver le caractère médico-social.
Le désengagement effectif de l’Etat, au travers de la mise en place d’un tarif plafond, du prix à la place et de la non-reprise annoncée des déficits, indique sa détermination à orienter nos établissements vers plus de productivité pour qu’ils puissent bénéficier des excédents générés par le travail des personnes en situation de handicap et ainsi autofinancer un coût de fonctionnement qu’il n’entend manifestement plus assumer.
Cette réalité risque de conduire nombre d’associations gestionnaires d’ESAT à pratiquer des admissions sélectives afin de garantir cette productivité et à “pousser” vers les foyers occupationnels les personnes les moins “performantes”, à ne développer que des activités dites “rentables” et ainsi devenir, dans très peu de temps, des centres de profits intéressants pour les groupes privés qui viendraient alors en accaparer la gestion.
Les associations qui se refuseront à procéder à cette sélection à l’admission, c’est-à-dire à favoriser l’accueil des personnes les plus productives, ou à procéder à des réorientations vers des foyers occupationnels des personnes les plus lourdement handicapées et donc les moins “performantes” et déjà accueillies au sein des structures, seront dans l’obligation de réduire leurs charges de fonctionnement. Compte tenu du fait que les frais de salaires représentent de 70 à 75 % des frais de fonctionnement de ces établissements, il est évident que c’est principalement sur ce poste budgétaire que les économies devront être réalisées. Il faudra donc, pour équilibrer les comptes, se séparer des personnels les mieux rémunérés, donc ceux disposant de la meilleure qualification et de la plus grande expérience, et recruter des personnes jeunes et peu qualifiées, voire, pour les établissements les plus touchés par cette mesure, ne pas remplacer ces personnes…
Si ces mesures ne sont pas remises en cause, les associations seront dans l’obligation de prendre des décisions, acceptant par là même de devenir de simples gestionnaires de moyens alloués, en tentant de faire le “mieux possible” et en acceptant de trahir la mission dévolue aux établissements et services d’aide par le travail : offrir aux personnes en situation de handicap, et tout particulièrement à celles qui sont le plus en difficulté, un vrai travail, gage d’une reconnaissance de leurs capacités, de leur utilité sociale et de leur dignité.
En conclusion, il est évident que la mise en place de cette mesure est inacceptable puisque qu’elle va à l’encontre des lois du 2 janvier 2002 et du 11 février 2005 en faisant supporter aux personnes déjà les plus en difficulté les choix budgétaires pris et en introduisant des mesures discriminantes. Elle s’oppose aussi à la qualité de la prise en charge à offrir aux personnes en situation de handicap et aux missions dévolues à nos établissements, de même qu’aux convictions et aux valeurs soutenues par les associations gestionnaires d’établissements.
Les ESAT, qui jouent depuis de longues années un rôle essentiel dans l’intégration et la reconnaissance des personnes en situation de handicap en leur proposant un emploi adapté à leurs possibilités, sont aujourd’hui asphyxiés par ces mesures et risquent de disparaître (en tout cas tels qu’ils existent aujourd’hui), plongeant par là même dans la marginalité de nombreuses personnes dans l’incapacité d’occuper un emploi au sein d’une entreprise “ordinaire”. Cette conception de la prise en charge fondée exclusivement sur une logique comptable est inadmissible et il est urgent et indispensable que l’Etat puisse revoir sa copie afin de ne pas faire subir une nouvelle injustice à des personnes dont le quotidien est déjà bien difficile. D’autant qu’il apparaît comme une évidence que les ESAT, qui seront les premières victimes, ne seront cependant qu’une étape avant que l’ensemble du secteur médico-social ne soit rapidement touché. »
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