On associe au sport de nombreuses valeurs positives : solidarité, goût de l’effort, respect des règles, fair-play… Le sport est-il donc un outil éducatif idéal ?
Il existe deux registres de valeurs dans le sport. Le premier concerne tout ce qui relève du discours officiel des fédérations, des pouvoirs publics, des sportifs, des médias… Puis, comme dans toute pratique sociale, il y a les valeurs organisatrices réelles véhiculées par la pratique elle-même. Ainsi, on dit que le sport, c’est le respect de soi et de l’adversaire. C’est le registre discursif. Mais quand on impose aux jeunes sportifs dans les centres de formation des sacrifices à la limite de l’acceptable, les respecte-t-on ? Autre exemple : on dit souvent que l’important est de participer. On voit bien que, en réalité, l’important, c’est de gagner. L’ensemble de l’institution sportive est organisée pour produire des résultats. Peut-on dire alors que le sport est éducatif ? Bien sûr, dans la mesure où sa pratique contribue à la transmission de valeurs et à l’intériorisation de normes par les pratiquants. Quant à savoir si ces valeurs et ces normes sont bonnes pour les jeunes, c’est une autre question.
On affirme souvent que la pratique sportive favorise l’intégration des limites éducatives. Est-ce le cas ?
Le sport n’est pas éducatif en soi. C’est la manière dont il est pratiqué qui va, peut-être, avoir un impact éducatif. En 1942, dans l’un des premiers ouvrages théorisant l’apport éducatif de la pratique du sport – Education sportive, initiation et entraînement –, Maurice Baquet expliquait que, pour que le sport soit éducatif, il fallait commencer par éduquer les éducateurs. Autrement dit, ceux-ci doivent être les premiers à prôner des valeurs et à faire en sorte qu’elles soient effectivement mises en œuvre. Si l’on est éducateur, il faut savoir quelles valeurs on défend et comment celles-ci vont infléchir les pratiques.
Mais ne dit-on pas que le sport est bénéfique pour les jeunes en difficulté ?
Dire que le sport facilite l’intégration est du même ordre que dire qu’il est porteur de valeurs. C’est vrai, mais seulement à certaines conditions. En réalité, pour réussir dans le sport, il faut déjà être respectueux d’un certain nombre de règles. Un jeune qui réagit comme Anelka avec l’entraîneur de son club se fera exclure. Il pourra faire plusieurs clubs et être renvoyé à chaque fois sans jamais comprendre d’où vient le problème et en étant même convaincu d’être victime de discrimination. Au plus haut niveau, ceux qui réussissent bénéficient le plus souvent déjà d’un encadrement relativement stable, notamment sur le plan familial. Le sociologue Loïc Waquant, dans une recherche sur les jeunes boxeurs noirs de Chicago, a montré que seuls s’en sortent ceux qui peuvent supporter l’entraînement et la discipline qu’il suppose. Et puis il ne faut pas oublier que si des jeunes des quartiers défavorisés peuvent arriver au plus haut niveau, beaucoup restent sur le carreau. C’est une illusion de laisser croire aux jeunes que le sport va leur permettre de réussir dans la vie. Malheureusement, cette croyance fait que ceux qui ont certaines qualités sportives laissent parfois tomber leur scolarité. Ils vont se retrouver dans une logique de concurrence extrême pour, souvent, n’aboutir à rien.
Mais en mettant de côté le haut niveau, la pratique d’un sport de loisirs ne peut-elle aider des jeunes à se structurer ?
C’est possible mais, encore une fois, cela dépend des conditions. Ce n’est pas parce que l’on joue au football que l’on va automatiquement en tirer des bénéfices éducatifs ou sociaux. Déjà, bien souvent, on joue dans l’équipe de son quartier et pas dans celle du quartier voisin. Les études sociologiques montrent qu’il n’existe pas de réelle mixité sociale dans les clubs sportifs. Ce n’est pas seulement une question d’argent mais aussi de rapport culturel. Un éducateur peut faire pratiquer le tennis aux gamins d’une cité, mais ils ne fréquenteront jamais les clubs des beaux quartiers. C’est un autre monde. Ils resteront dans leur quartier et n’auront pas accès, ou très difficilement, à des clubs qui leur permettraient de se créer un véritable réseau social. Le sport peut même renforcer les oppositions. On voit ça dans le football tous les dimanches. Les équipes de quartiers s’affrontent souvent physiquement sur fond de repli identitaire. C’est l’équipe du quartier contre les autres. Pour modifier cette situation, il faudrait que les clubs ne mettent plus le seul résultat au centre de leurs préoccupations. Malheureusement, l’organisation sportive institutionnelle a tendance à privilégier le résultat, quel que soit le niveau.
Pourquoi une telle survalorisation du sport, au moins dans les mots, en tant qu’outil éducatif ?
Cela renvoie au discours élaboré sous l’égide de Pierre de Coubertin, le fondateur de l’olympisme. C’est lui qui a formalisé le discours sur les valeurs du sport et sur sa pertinence éducative. Au point que lorsqu’un problème surgit, on dit que ça n’est pas du sport. On laisse croire que le sport était originellement bon, pur et désintéressé, alors qu’il a toujours généré des conflits et des tensions. Dès le début des rencontres internationales, il y a eu des oppositions politiques, des problèmes de non-respect de l’arbitre, des disputes entre nations. Les responsables politiques sont, eux aussi, pris dans cette double croyance. D’abord, la croyance dans les valeurs idéales du sport, soutenue par le discours historique que j’évoquais à l’instant. La croyance, ensuite, qu’il suffirait que des jeunes en difficulté jouent au foot pour que, d’un coup, ils intègrent les règles du jeu social. Mais, je me répète, ceux qui ne respectent pas les règles sont en général rapidement exclus de la pratique sportive institutionnelle. Ce qui ne les empêche d’ailleurs pas de jouer au foot ou au basket avec leurs copains dans la rue.
Alors à quelles conditions la pratique sportive peut-elle être éducative ?
Comme pour toute autre activité éducative, il faut intégrer la règle et la comprendre. De ce point de vue, intéresser les jeunes à la question de l’arbitrage me paraît central. L’arbitre est une tierce personne qui permet que l’on puisse mieux jouer ensemble, et non un personnage arbitraire qui impose ses vues pour empêcher que l’on joue. Comprendre cela change complètement les choses. C’est toute la question de la fin et des moyens. Si mon objectif est de travailler avec des jeunes sur la règle, je peux m’organiser pour qu’ils jouent ensemble et se régulent. A l’inverse, si mon souci est qu’ils soient compétitifs, je m’arrange pour qu’ils exploitent les règles dans un but de performances, sans réellement les comprendre sur le fond. Mais passer de l’un à l’autre n’est pas facile. Il y a deux ans, j’ai été contacté par un groupe qui organisait un tournoi international de jeunes dans le Gard avec pour thème la violence dans le football. Un travail a été fait en amont avec des psychologues et des éducateurs dans le but que les jeunes fassent des propositions. C’était vraiment intéressant, et nous avons proposé de mixer les équipes pour que tous jouent ensemble sans se confronter. Cette idée a été complètement rejetée par les clubs, qui se sont montrés dans l’incapacité de remettre en question leur représentation du sport fondée sur le résultat. Pour mettre en exergue des valeurs comme la sociabilité et la solidarité, il faudrait accepter de remettre en cause ce cadre.
Cette vision du sport ne s’aligne-t-elle pas, au fond, sur notre modèle économique, avec ses exigences de performance, de rentabilité et le recul du collectif ?
Tout à fait. Le football, pour ne parler que de lui, est organisé professionnellement pour permettre aux plus forts d’être encore plus forts et à ceux qui ont beaucoup d’argent d’en gagner encore plus. De ce point de vue, le sport s’inscrit bien dans une lutte semblable à celle du monde économique. Le collectif n’est cependant pas refusé, dans la mesure où il est vu comme un moyen de dominer l’adversaire. Il se conçoit dans une logique concurrentielle. Quand on parle de valeurs de solidarité dans le sport, la plupart du temps il ne s’agit que d’une solidarité fonctionnelle. Il faut être solidaire pour s’imposer. Dans le rugby ou le handball, c’est la solidarité de l’équipe qui va faire sa force dans une perspective de réussite. Mais il existe d’autres types de solidarité qui privilégient, par exemple, le fait de jouer ensemble et de permettre à tous de participer. Le collectif sportif, comme l’entreprise, est mis au service d’un projet de victoire, et non d’une solidarité désintéressée entre les individus.
Philippe Liotard est sociologue, maître de conférence à l’université Lyon-1 et membre du Centre de recherche et d’innovation sur le sport (CRIS). Il a collaboré à l’ouvrage collectif Le sport et ses valeurs (Ed. La Dispute, 2004). Il a publié en 2008 Sport et homosexualités(Ed. Quasimodo).